Le Quotidien d'Oran, jeudi 19 janvier 2012
Akram Belkaïd, Paris
En temps habituels, c'est un instant rare, magique, à nul autre égal en cette période hivernale. C'est le moment qui, à la tombée du jour, précède l'illumination des réverbères. Le soleil se couche, la nuit s'annonce. Entre chien et loup, s'impose pour quelques secondes une luminosité inattendue, déconcertante. La ville est alors plongée dans un clair-obscur que ni les enseignes des commerces ni les faisceaux des phares d'automobiles n'arrivent à dissiper. Pour qui lève un peu la tête, la perspective est soudain différente, étonnamment claire, presque scintillante, surtout si l'on regarde vers l'ouest, là où les derniers rougeoiements annoncent, ou pas, le temps qu'il fera demain. Mais tout cela ne dure guère longtemps. Très vite, la lumière artificielle, mélange de jaune et de blanc plus ou moins agressifs, se charge d'effacer l'éclat du crépuscule.
Pourtant, en ce début de semaine, les choses se passent différemment. Dans la rue, ou plutôt dans le bloc rectangulaire quadrillé par quatre rues, l'heure est à l'inquiétude. On croise des regards soucieux, des corps en alerte, comme s'ils se préparaient à bondir ou à courir. Alors qu'ailleurs les réverbères se sont progressivement illuminés, ici ils restent éteints comme ce fut le cas la veille et l'avant-veille. Marcher devient aventureux car l'on ne sait pas vraiment où l'on met les pieds. Certes, quelques vitrines de magasins permettent d'y voir un peu et d'éviter, outre quelques déjections canines, les tranchées creusées par les ouvriers du gaz ou par les installateurs des bornes pour voitures en libre-service. Mais cela ne suffit pas. L'obscurité règne déjà en maîtresse. La chaussée et les trottoirs sont à elle. Les arbres, pourtant si familiers, deviennent des formes menaçantes, des hydres aux multiples tentacules. Un homme de sac et de corde pourrait s'y adosser, attendant tranquillement sa proie sans risque d'être vu ni reconnu.
Mais voilà que, justement, par hasard ou nécessité, quelques gens du quartier se retrouvent devant le tailleur du coin. Dans sa vitrine, un serpentin multicolore, vestige de fêtes de fin d'années déjà lointaines, ne cesse de clignoter. Cela permet de se reconnaître, de voir à quelques mètres, du moins par intermittence, un peu comme si l'on s'était réunis devant un feu au beau milieu d'une clairière. Oui, c'est bien de cela qu'il s'agit. Tout autour, se dresse une forêt de béton, lugubre et porteuse de périls. Venu aux nouvelles, le vendeur de motos, des américaines chantées jadis par Brigitte Bardot, fait connaître sa colère. Sans éclairage dans la rue, sa vitrine et ce qui s'y trouve derrière comme blousons, bottes et autres accessoires coûteux est une offrande pour les mauvais larrons. Il explique qu'il ne peut laisser son magasin allumé car, paradoxalement, cela attiserait les mauvaises tentations. On le comprend, on le plaint. Le restaurateur, concocteur de cuisine italienne, tente de rassurer les uns et les autres en assurant qu'il restera ouvert jusqu'à au moins minuit et que ses garçons sortiront régulièrement jeter un coup d'œil dans la rue.
Et après, lui demande-t-on ? Et demain matin, à l'heure où les enfants partent à l'école ? ajoute-t-on. Il ne dit rien. Un silence s'installe. Un gardien d'immeuble ronchonne. Pour lui, cette panne qui dure depuis plusieurs nuits est encore un coup des Roumains qui, fausse pétition à la main, chassent le portefeuille ou la carte bancaire. Il parle en chuchotant comme s'il voulait éviter de réveiller les mauvais esprits qui pourraient sortir de la pénombre. Son visage prend tour à tour les couleurs successives du serpentin et l'on se demande alors si c'est bien de lui qu'il s'agit ou si ce n'est pas quelqu'un d'autre qui aurait pris sa place. Mais on l'approuve. La liste, réelle, fantasmée ou exagérée des méfaits de ces bandes venues d'Europe de l'Est est longuement commentée. On parle de ces vieilles personnes agressées au distributeur automatique, de celles suivies jusqu'à chez elles et violentées à l'intérieur de leur domicile. Quelqu'un évoque d'autres méfaits, largement décrits par la presse. Il parle de portrait robot, d'un homme dangereux. Il hésite un peu, puis précise qu'il s'agirait d'un Africain. On l'écoute sans rien dire avec l'estomac qui se serre un peu.
Alors on s'en prend aux travaux interminables qui ont sûrement dû couper quelques lignes ou fait disjoncter un transformateur qui n'est certainement plus aux normes. Gaz, chauffage urbain, lignes téléphoniques... On se croirait à Alger, ville où l'on a gardé l'habitude de creuser, boucher (mal), recreuser puis reboucher (encore plus mal). Justement, Alger L'habitué des coupures de courant et de l'inexistence d'éclairage public s'est rendu compte que ses vieux réflexes n'ont pas disparu. En sortant de chez lui, il a mis dans sa poche la lampe du même nom. Il conseille aux autres d'en faire autant, sans évoquer la ville blanche, bien sûr. La suggestion leur plaît. Ils n'y avaient pas pensé.
La nuit est désormais totale. Le petit groupe s'est épaissi. Certains se sont proposés pour raccompagner la vielle dame du soixante-dix. D'autres se demandent s'il ne va pas falloir organiser un guet. On évoque un courrier tranchant comme une lame électorale qui serait adressé au député, au maire de l'arrondissement et à celui de la ville. On n'arrive pas à admettre l'obscurité. Trois jours de panne, c'est trop long, c'est inadmissible pour qui paie des impôts locaux. On menacera de voter pour les autres, cela fera certainement son effet, du moins feint-on d'en être persuadé. Il commence à se faire tard. On se sépare. Au loin, les halos des réverbères qui fonctionnent semblent baliser la frontière d'un autre monde, privilégié et envié.
En marchant dans la rue obscure et sinistre, tête et cou rentrés dans les épaules, on réalise alors que l'éclairage public n'est rien d'autre qu'un ami mystificateur. Un stratagème certes bienfaisant mais destiné à faire oublier que l'homme et la nuit ne peuvent faire alliance, qu'elle sera toujours porteuse de dangers et de peurs. Un artifice qui fait perdre de vue, au fil des ans et des générations, qu'elle reste une ennemie et que celles et ceux qui la chantent et la vénèrent le font presque toujours à l'abri de leurs murs et d'une douce lumière, à la fois protectrice et rassurante.
Pourtant, en ce début de semaine, les choses se passent différemment. Dans la rue, ou plutôt dans le bloc rectangulaire quadrillé par quatre rues, l'heure est à l'inquiétude. On croise des regards soucieux, des corps en alerte, comme s'ils se préparaient à bondir ou à courir. Alors qu'ailleurs les réverbères se sont progressivement illuminés, ici ils restent éteints comme ce fut le cas la veille et l'avant-veille. Marcher devient aventureux car l'on ne sait pas vraiment où l'on met les pieds. Certes, quelques vitrines de magasins permettent d'y voir un peu et d'éviter, outre quelques déjections canines, les tranchées creusées par les ouvriers du gaz ou par les installateurs des bornes pour voitures en libre-service. Mais cela ne suffit pas. L'obscurité règne déjà en maîtresse. La chaussée et les trottoirs sont à elle. Les arbres, pourtant si familiers, deviennent des formes menaçantes, des hydres aux multiples tentacules. Un homme de sac et de corde pourrait s'y adosser, attendant tranquillement sa proie sans risque d'être vu ni reconnu.
Mais voilà que, justement, par hasard ou nécessité, quelques gens du quartier se retrouvent devant le tailleur du coin. Dans sa vitrine, un serpentin multicolore, vestige de fêtes de fin d'années déjà lointaines, ne cesse de clignoter. Cela permet de se reconnaître, de voir à quelques mètres, du moins par intermittence, un peu comme si l'on s'était réunis devant un feu au beau milieu d'une clairière. Oui, c'est bien de cela qu'il s'agit. Tout autour, se dresse une forêt de béton, lugubre et porteuse de périls. Venu aux nouvelles, le vendeur de motos, des américaines chantées jadis par Brigitte Bardot, fait connaître sa colère. Sans éclairage dans la rue, sa vitrine et ce qui s'y trouve derrière comme blousons, bottes et autres accessoires coûteux est une offrande pour les mauvais larrons. Il explique qu'il ne peut laisser son magasin allumé car, paradoxalement, cela attiserait les mauvaises tentations. On le comprend, on le plaint. Le restaurateur, concocteur de cuisine italienne, tente de rassurer les uns et les autres en assurant qu'il restera ouvert jusqu'à au moins minuit et que ses garçons sortiront régulièrement jeter un coup d'œil dans la rue.
Et après, lui demande-t-on ? Et demain matin, à l'heure où les enfants partent à l'école ? ajoute-t-on. Il ne dit rien. Un silence s'installe. Un gardien d'immeuble ronchonne. Pour lui, cette panne qui dure depuis plusieurs nuits est encore un coup des Roumains qui, fausse pétition à la main, chassent le portefeuille ou la carte bancaire. Il parle en chuchotant comme s'il voulait éviter de réveiller les mauvais esprits qui pourraient sortir de la pénombre. Son visage prend tour à tour les couleurs successives du serpentin et l'on se demande alors si c'est bien de lui qu'il s'agit ou si ce n'est pas quelqu'un d'autre qui aurait pris sa place. Mais on l'approuve. La liste, réelle, fantasmée ou exagérée des méfaits de ces bandes venues d'Europe de l'Est est longuement commentée. On parle de ces vieilles personnes agressées au distributeur automatique, de celles suivies jusqu'à chez elles et violentées à l'intérieur de leur domicile. Quelqu'un évoque d'autres méfaits, largement décrits par la presse. Il parle de portrait robot, d'un homme dangereux. Il hésite un peu, puis précise qu'il s'agirait d'un Africain. On l'écoute sans rien dire avec l'estomac qui se serre un peu.
Alors on s'en prend aux travaux interminables qui ont sûrement dû couper quelques lignes ou fait disjoncter un transformateur qui n'est certainement plus aux normes. Gaz, chauffage urbain, lignes téléphoniques... On se croirait à Alger, ville où l'on a gardé l'habitude de creuser, boucher (mal), recreuser puis reboucher (encore plus mal). Justement, Alger L'habitué des coupures de courant et de l'inexistence d'éclairage public s'est rendu compte que ses vieux réflexes n'ont pas disparu. En sortant de chez lui, il a mis dans sa poche la lampe du même nom. Il conseille aux autres d'en faire autant, sans évoquer la ville blanche, bien sûr. La suggestion leur plaît. Ils n'y avaient pas pensé.
La nuit est désormais totale. Le petit groupe s'est épaissi. Certains se sont proposés pour raccompagner la vielle dame du soixante-dix. D'autres se demandent s'il ne va pas falloir organiser un guet. On évoque un courrier tranchant comme une lame électorale qui serait adressé au député, au maire de l'arrondissement et à celui de la ville. On n'arrive pas à admettre l'obscurité. Trois jours de panne, c'est trop long, c'est inadmissible pour qui paie des impôts locaux. On menacera de voter pour les autres, cela fera certainement son effet, du moins feint-on d'en être persuadé. Il commence à se faire tard. On se sépare. Au loin, les halos des réverbères qui fonctionnent semblent baliser la frontière d'un autre monde, privilégié et envié.
En marchant dans la rue obscure et sinistre, tête et cou rentrés dans les épaules, on réalise alors que l'éclairage public n'est rien d'autre qu'un ami mystificateur. Un stratagème certes bienfaisant mais destiné à faire oublier que l'homme et la nuit ne peuvent faire alliance, qu'elle sera toujours porteuse de dangers et de peurs. Un artifice qui fait perdre de vue, au fil des ans et des générations, qu'elle reste une ennemie et que celles et ceux qui la chantent et la vénèrent le font presque toujours à l'abri de leurs murs et d'une douce lumière, à la fois protectrice et rassurante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire