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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 4 novembre 2012

La chronique du blédard : Une lecture algérienne du Printemps arabe

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 1er novembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

Dans la multitude d’analyses formulées à propos de la situation du monde arabe, c’est peu dire que l’Algérie et les Algériens font exception. Qu’il s’agisse de la position officielle ou de l’avis de l’homme de la rue sans oublier bien sûr nombre de journalistes et d’intellectuels, le Printemps arabe génère bien plus de critiques voire de soupçons que de commentaires élogieux ou enthousiastes (et c’était déjà le cas avant les succès électoraux des islamistes tunisiens et égyptiens). Le fait est que l’idée d’un complot occidental destiné à diviser et à asservir définitivement les pays arabes est très répandue chez les Algériens qui en veulent pour preuve le désordre libyen et, surtout, le chaos syrien. Comme indiqué dans une précédente chronique (1), cette conviction est si forte qu’il doit bien se trouver quelques sceptiques persuadés que c’est la CIA (ou le Mossad) qui a poussé Mohamed Bouazizi à s’immoler par le feu…

Disons-le d’emblée, le livre du docteur en sciences politiques algérien Naoufel Brahimi El Mili – Le Printemps arabe, une manipulation ? (*) - n’appartient pas à cette catégorie d’écrits produits par les « complotistes » exaltés qui sévissent sur Internet. Au contraire, son analyse à propos de la manière dont l’élan démocratique arabe a été détourné et récupéré par des forces conservatrices tient la route. Il est d’ailleurs dommage que le titre de l’ouvrage induise le lecteur en erreur et il aurait été préférable de s’en tenir à celui prévu initialement par l’auteur à savoir : Il n’y aura pas de Printemps pour les Arabes. La différence est de taille mais le marketing en matière d’édition obéit, hélas, à ses propres règles…

L’auteur ne nie pas l’existence d’une impulsion démocratique initiale chez les peuples arabes en révolte mais il entend replacer les évènements dans leur contexte à l’image de cette tentative de coup d’Etat contre Ben Ali alors même que la Tunisie était en proie aux manifestations populaires. Mais, il s’interroge surtout à propos de l’avenir. « Est-ce qu’au Printemps arabe succédera un long hiver ? » se demande-t-il dans son avant-propos, jugeant que « la route vers le pluralisme et la démocratie reste semée d’embûches ». Pour lui, « la redistribution des cartes dans le monde arabe connaît de sérieuses déconvenues » ce qui l’amène à rappeler un constat négatif que nul ne peut nier : « La Syrie, pays central du Levant, s’enlise dans une guerre communautaire (…). La Libye est menacée par les guerres tribales. L’Egypte voit la rivalité entre l’armée et les Frères musulmans s’envenimer. (…) La Tunisie apprend difficilement les codes démocratiques. L’Algérie, enfin, poursuit sa glaciation. »

Pour Naoufel Brahimi, le processus démocratique né des révoltes de 2011 a été trop hâtivement salué car le risque majeur est que cette dynamique de changement « consolide un ancrage permanent du religieux dans le champ politique ». Un ancrage souhaité par l’Arabie saoudite et le Qatar, deux pays, voisins et rivaux, qui « ont en commun une exceptionnelle manne financière », soit l’équivalent d’une « arme d’islamisation massive ». C’est ainsi qu’on lira avec attention le chapitre consacré au Qatar, ce petit émirat du Golfe devenu l’acteur incontournable du Printemps arabe du fait, entre autre, de son implication dans les conflits en Libye et en Syrie mais aussi en raison du rôle joué par la télévision Al-Jazeera dans la couverture, et disons-le aussi, la scénarisation de certaines révoltes.

« Tour de contrôle des révoltes arabes », le Qatar, note l’auteur, n’en est pas à un paradoxe près. « Boussole des transitions démocratiques, l’émirat n’envisage pourtant aucune réelle ouverture pluraliste », rappelle-t-il. De même, « il est interdit à Doha, de créer un parti politique, un syndicat et même toute association à connotation citoyenne : qu’il s’agisse de consommateurs ou de protection de l’environnement… Dans l’émirat, même la grève est proscrite ». De toutes les façons, précise encore le livre, « les rares pannes de climatiseurs sont les seules occasions où les Qataris expriment leur colère »…

A ce jour, nombre de spécialistes et d’experts du monde arabe se posent la même question : Mais que veut le Qatar ? Se protéger des appétits de ses puissants voisins (Arabie Saoudite, Iran, Irak) en se conciliant les bonnes grâces de ses protecteurs occidentaux ? Compter sur la scène internationale au nom d’une respectabilité qui, juge Naoufel Brahimi, oscille « entre l’affichage d’une tolérance religieuse et le mimétisme de la culture ‘bobo’ française. » ?
En tout état de cause, la mise sous coupe réglée des révoltes arabes par le Qatar mais aussi l’Arabie Saoudite et la Turquie vise, estime l’auteur, à stabiliser au plus vite le monde arabe et à « sécuriser la circulation des hydrocarbures du Sud vers le Nord ». Ce scénario, qui a les faveurs des Etats-Unis, passerait par une sorte de retour à l’Empire ottoman, où la dynamique démocratique s’effacerait derrière une convergence d’intérêts entre la Turquie et des régimes islamistes installés dans les grandes capitales arabes. Cela exige une réécriture permanente des évènements de ces derniers temps avec, grâce à Al-Jazeera, une exagération du rôle des acteurs islamistes et une marginalisation des autres forces politiques dans un contexte où, finalement, les choses changent pour que rien ne change…

Il est évident qu’un certain halo romantique a entouré et entoure encore les révolutions arabes. Mais, il faut être conscient du malentendu. L’expression « Printemps arabe » ne se justifie que si elle s’inscrit dans le long terme. Et c’est là le point de divergence entre le présent chroniqueur et l’analyse de Naoufel Brahimi. Oui, les islamistes ont le vent en poupe et cela n’a rien d’exceptionnel dans des environnements marqués par la déshérence des autres forces politiques. Oui, Al-Jazeera nous fabrique jour après jour une réalité qui n’est pas (toujours) celle du terrain. Oui, l’Arabie Saoudite et le Qatar sont bien décidés à faire en sorte que le monde arabe se vassalise à leur profit. Oui, ce même monde arabe est l’objet d’un grand jeu diplomatique et de manipulations en cascades. Mais, dans le même temps, d’autres dynamiques sont en cours. Le désordre, si l’on peut résumer ainsi la situation actuelle, sert aussi d’autres acteurs plus modernistes. On ne peut ignorer la revendication démocratique voire laïque, du moins celle qui réclame un Etat civil. On ne peut ignorer les conséquences de l’usure du pouvoir à laquelle sont d’ores et déjà confrontés les partis islamistes. Enfin, on ne peut nier que les révoltes arabes ont semé les germes d’une espérance démocratique qui tiendra lieu de référentiel durant les mois et les années à venir.

Tout cela pour dire que le Printemps, le vrai, reste possible n’en déplaise aux roitelets du Golfe. Certainement pas aujourd’hui, peut-être pas demain. Mais la bataille pour la liberté des peuples arabes, enclenchée un certain 17 décembre 2010, ne fait que commencer.

(*) Préface de Percy Kemp, Max Milo, 220 pages, 18 euros.
(1) Du Printemps arabe et des intérêts de l’Occident, 9 août 2012.
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