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dimanche 4 novembre 2012

Lettre aux modernistes tunisiens

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SlateAfrique, 1er novembre 2012
Lettre aux modernistes tunisiens

Près de deux ans après le départ de Ben Ali, le chroniqueur Akram Belkaïd appelle ses compatriotes à ne pas baisser les bras et à espérer un avenir meilleur.

Manifestation à Tunis le 23 octobre 2012. AFP/FETHI BELAID
Mise à jour du 2 novembre 2012: Un imam salafiste, Nasreddine Aloui, a appelé les jeunes tunisiens à préparer leurs "linceuls" pour lutter contre les islamistes au pouvoir lors d'une émission télévisée le 1er novembre face à deux ministres, deux jours après des violences meurtrières.
"J'ai préparé mon linceul après la mort de deux martyrs et j'appelle les jeunes du réveil islamique à faire de même car le mouvement (islamiste) Ennahda et d'autres partis politiques veulent des élections sur les ruines et les cadavres du mouvement salafiste", a-t-il lancé à l'antenne Ettounsiya, brandissant un drap blanc à la caméra.
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Chères sœurs, chers frères
Cet écrit s’adresse à celles et à ceux qui ont espéré une nouvelle ère après la chute du régime de Ben Ali. A celles et à ceux qui voient avec effroi s’installer un pouvoir religieux, à bien des égards rétrograde, et surtout décidé à ne guère transiger sur ses objectifs finaux.
Il s’adresse à celles et ceux que tentent le désespoir, le cynisme et, plus grave encore, le renoncement. Qu’ils semblent loin ces moments de liesse partagée, ceux où vous célébriez alors la Tunisie nouvelle tandis que le tyran s’enfuyait.
En vous lisant, en vous entendant, ce ne sont que longues plaintes et bruyants soupirs. Mais où est donc passé votre enthousiasme ? Ou est passée votre foi en l’avenir? Quel est cet étrange abandon ? En seriez-vous au point de regretter Ben Ali et sa dame?
Oui, je sais, la situation est loin d’être simple et je m’en voudrais de minimiser le fardeau qui pèse sur vous. La liste de vos tourments et inquiétudes est longue et personne ne peut s’étonner qu’elle obscurcisse votre regard. Il y a cette Assemblée constituante qui est loin de tenir les promesses du vote du 23 octobre 2011. Quand donc rendra-t-elle sa copie? Sera-t-elle satisfaisante? Les réponses à ces questions tardent trop à venir.
Il y a aussi ces groupuscules, salafistes et autres, qui par leurs actes de violence et leurs menaces, semblent décidés à faire passer la Tunisie dans un état d’insécurité et d’angoisse permanentes. Que dire aussi du jeu ambigu, pour ne pas dire malsain, du parti Ennahdha qui prétend accepter les règles de la démocratie mais qui, en catimini, œuvre à imposer ses vues et à empêcher toute future alternance ?

N’écoutez pas les philosophes à la petite semaine

Cela ne fait aucun doute. La période est difficile mais aussi incertaine. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner vos rêves. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras et se laisser gagner par la tentation d’une remise en cause de vos engagements passés. N’oubliez pas décembre 2010. N’oubliez pas janvier 2011. Vos rêves... Un Etat civil, la démocratie, le droit aux droits
La liberté est une guerre permanente faite d’avancées et de reculs. Elle est comme un horizon qui semble s’éloigner au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. On peut l’atteindre mais des vents contraires concourront toujours à vous en éloigner. Un vain combat ? Certainement pas car telle est l’essence de la vie d’une Nation. Ben Ali n’est plus là. Votre première transition a été, malgré tous ses défauts et manques, une réussite. N’abandonnez donc pas la partie.
N’écoutez pas ces prophètes de malheur qui vous incitent à vous jeter dans les bras des serviteurs et mafieux de l’ancien régime. N’écoutez pas ces charlatans, ces philosophes à la petite semaine qui souillent le souvenir de votre Révolution (et de vos martyrs !) en vous expliquant qu’en réalité, ce n’était qu’une immense manipulation orchestrée par quelques émirs en mal de reconnaissance internationale et autres loyaux serviteurs de la puissance yankee.
Eloignez-vous de ces pseudos clercs, jadis traîtres et serviles, aujourd’hui, souriants et revanchards. Pour eux, vos difficultés du moment sont une bénédiction, une occasion unique de se réhabiliter sans passer par le moindre mea-culpa. Les voilà qui disent qu’ils ont vu juste et qu’ils avaient prévu la fitna. En réalité, cela leur sert surtout à faire oublier leurs compromissions d’hier, leurs silences face aux manquements aux droits de la personne humaine et aux atteintes à la liberté.
Souvenez-vous du futur !
«En 2010, je me taisais. En 2011, j’étais révolutionnaire. En 2012, se suis devenu réactionnaire».
Tel est l’un des messages désenchantés d’un jeune tunisien que l’on peut lire sur internet. Quelle tristesse... Quelle victoire pour le dictateur déchu et ses sbires! C’est évident, on ne sait jamais sur quoi peut déboucher une Révolution. Mais on peut aussi décider de continuer à bâtir, à diffuser ses idées de tolérance et de modernité, qu’elles soient politiques, sociales, religieuses ou autres. Rien n’est inscrit dans le marbre. Rien ne dit que c’est le pire qui adviendra.
«Souviens-toi du futur», incite un commandement hébraïque. Cela signifie qu’il ne faut jamais perdre de vue l’espérance en un avenir meilleur. Qu’il faut encore se battre même si un tyran menace de prendre la place de l’ancien.
Où est passée votre créativité? Où sont passés vos textes? Ecrivez! Inventez! Diffusez! Transmettez! Formez! Personne, ni galonné, ni imam, ni sauveur de la patrie, ne le fera à votre place.
Donnez et diffusez de l’espoir même si vos cœurs sont rongés par l’anxiété. Nous attendons de vous autre chose que vos lamentations cendreuses. Nous attendons vos manifestes modernistes. Nous attendons que vous releviez la tête. Nous l’espérons car c’est tout le monde arabe qui vous regarde.

Akram Belkaïd
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