Le Quotidien d’Algérie, jeudi 28 septembre 2017
Akram Belkaïd, Paris
C’était il y a une dizaine d’années. Un déjeuner banal
et improvisé entre journalistes. Au menu, l’habituel passage en revue des
sujets du moment. Puis une discussion à propos de la situation au Proche-Orient
avec les violences sans fin en Irak et le drame insupportable des Palestiniens.
Ce fut, pour moi, une double occasion. D’abord une prise de bec, ensuite une
prise de conscience. Pour la première, le ton est vite monté avec un confrère
me servant l’habituelle discours sur Israël « seule démocratie bla-bla-bla… ».
Sentant que je n’abandonnerai aucun pouce de terrain et que le reste de la
tablée était hostile à ses idées, le concerné a quitté le repas, nous traitant
tous – accusation habituelle et ô combien facile – d’antisémites.
« Il
ne faut pas lui en vouloir, m’a-t-on dit pour excuser son geste et
son propos outrancier. Quand on vient
d’une famille comme la sienne, c’est le minimum qu’il puisse faire. »
J’ai appris que ce confrère avait pour proches aïeux des collaborateurs actifs pendant
la Seconde Guerre mondiale. A la libération, ils avaient été condamnés à des
peines de prison et à la déchéance de leurs droits. Pour gommer ce passé
honteux, son père avait changé de patronyme mais la tache n’avait pas pour
autant été effacée. Je réalisai alors que quelque chose me manquait dans la
compréhension de la société française.
En tant qu’Algérien, comme nombre de mes compatriotes,
je suis persuadé que l’Algérie, et notamment la Guerre d’indépendance, façonne
l’inconscient hexagonal. Je dis souvent que chaque Français ou presque a sa
propre « histoire algérienne » (parfois même contre son gré) et
qu’elle pèse certainement dans ses actes et ses opinions. On peut bien se dire
que ce conflit est terminé depuis longtemps et que l’histoire ne s’arrête pas en
chemin. Il n’empêche : le fait algérien demeure omniprésent comme en
témoigne, une fois encore, la production littéraire de cette rentrée (*). A
l’inverse, j’avoue être totalement passé à côté de ce que peut peser le passé
collaborationniste.
Bien sûr, ce n’est pas un sujet tabou. Nombre de
d’œuvres littéraires, de fictions cinématographiques ou télévisuelles et de
documentaires abordent cette question. La série « Un village
français » évoque bien cette période. Récemment, la rediffusion du
téléfilm « Au bon beurre » d’Edouard Molinaro (d’après un roman de
Jean Dutourd et avec un Roger Hanin excellent) a rappelé certains épisodes peu
glorieux comme le marché noir (thème que l’on retrouve dans « La Traversée
de Paris » de Claude Autant-Lara), l’adoration pour le Maréchal Pétain,
l’épuration (plus ou moins sélective) à la Libération et, surtout, la capacité
de nombre de collabos, on pense aux hauts fonctionnaires de Vichy, à passer à
travers les mailles du filets de la justice pour continuer à servir l’Etat
français (citons le cas de Maurice Papon).
Comme lecture, aisée et parfois hilarante malgré le
caractère délicat du sujet, je conseille « Mon journal pendant
l’Occupation » (Editions Libretto 2016) de Jean-Galtier-Boissière, ancien
combattant de la Grande guerre et fondateur du Crapouillot. Face aux
Allemands : collaboration des élites et des artistes, opportunisme,
lâcheté des uns, courages des autres (bien moins nombreux), versatilité du
peuple (qui, à Paris, acclame Pétain puis De Gaulle à quelques mois
d’intervalle) mais aussi résistance passive face à l’occupant. Tout y est dit
ou presque par cet auteur pacifiste et antinazi, qui ni ne cache son
anticommunisme ni ne revendique le moindre acte de résistance et dont on peut
lire aussi un jubilatoire et court essai à propos de « La Tradition de la
trahison chez les maréchaux » (Les Belles lettres, 1994). Enfin, on sait
aussi que les Français ont du mal à trancher sur la nature même du régime de
Vichy. Quoi qu’en disent les plus hautes autorités, l’idée que « le régime
de Vichy n’était pas l’Etat » continue à être âprement défendue et pas
simplement par l’extrême-droite.
Mais cela, c’est l’Histoire et ses controverses. Ce
qui m’est apparu évident après l’incident du déjeuner c’est qu’il y a des
non-dits qui sont imperceptibles. De manière naïve, je pourrais penser que les
Français, dans leurs rapports les uns avec les autres, ne se déterminent plus
en fonction de cette période. Mais est-ce si sûr ? J’ai interrogé des amis
et des relations. A la question, « quand tu as quelqu’un en face de toi,
te demandes-tu ce qu’ont fait ses grands-parents pendant la Guerre ? »,
certains sont partis d’un grand éclat de rire, parfois un peu forcé. D’autres
m’ont répondu que ça ne leur venait pas à l’esprit parce que, pour eux, la page
était tournée. J’ai insisté. Eprouve-t-on une supériorité morale face à un
descendant de collabo (fait injuste mais ô combien humain) ? On m’a
encore dit que la page était tournée. L’est-elle vraiment ? Pourquoi alors
toutes ces polémiques quand l’écrivain Alexandre Jardin a publié un pamphlet
contre son grand-père qui fut directeur de cabinet de Pierre Laval (fusillé en
octobre 1945) (**) ? Une consœur m’a raconté qu’elle a de plus en plus de
mal à supporter sa belle-famille depuis qu’elle sait que l’arrière-grand père
de son mari a fait fortune dans le marché noir entre 1940 et 1944. Un ami me
dit de son côté que c’est le genre de sujet qu’il est tacite, et conseillé,
d’éviter lors des dîners en ville.
Si la page est vraiment tournée, il faudrait alors se
pencher sur ce phénomène. Comment y arrive-t-on ? Comment installe-t-on le
calme des esprits ? Est-ce la conséquence de ce que l’on appelle la
diffusion d’un certain « roman national » (en témoigne les récentes
déclarations de Jean-Luc Mélenchon à propos de la « rue » qui aurait
vaincu les nazis…) ? Est-ce le traumatisme de la guerre d’Algérie (pardon
d’y revenir) qui a recouvert les anciennes blessures ? On imagine sans mal
que l’urbanisation et les grandes villes permettent d’occulter les
comportements de jadis contrairement aux villages où certaines haines recuites
puisent leurs racines dans les comportements honteux de cette époque. En tous
les cas, voilà un sujet dont on parle peu. Trop peu, peut-être.
(*) Lire « Les ‘innommables’ s’adressent aux
‘épargnés’ : L’Art de perdre d’Alice Zeniter », de Christiane Chaulet
Achour.
(**) « Des gens très bien », Grasset, 2011.
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