Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 octobre 2017
Akram Belkaïd, Paris
La diffusion, il y a quelques jours, d’images atroces par la
télévision nationale est d’abord une grave faute journalistique. Avant même d’aborder
l’implication politique de ce dérapage, il y a donc cet aspect éthique à évoquer.
Diffuser de telles séquences, c’est attenter à la mémoire des victimes. Cela va
à l’encontre d’un large consensus au sein de la profession. La règle est simple
et claire : on ne montre pas les images de cadavres et encore moins celles
d’enfants dépecés. On ne se l’interdit pas à cause de la censure ou parce qu’il
faut rendre service à des gouvernements qui cherchent à cacher l’ampleur des
violences (on pense notamment aux networks américains face à la guerre en
Irak). On le fait par respect de la personne humaine. Cette retenue est le
fruit d’une longue réflexion, et de débats récurrents, au sein de nombre de
médias. Et il y a quelque chose de désespérant à noter que les chaines arabes,
dont Al-Jazeera, sont les seules à faire (encore) exception.
Voilà pour l’éthique. Parlons maintenant politique car il ne
fait nul doute que ce « document » n’est rien d’autre qu’une œuvre de
propagande. Il est d’ailleurs intéressant de relever que personne n’a été dupe.
Ni les partis politiques ni les citoyens lambda qui ont donné libre-cours à
leur colère et à leur indignation sur internet et ses réseaux sociaux. Une
œuvre de propagande, donc, à la gloire du système mais aussi une mise en garde.
« Nous ou le chaos (de nouveau) », tel est le message quasi-explicite
qui a été délivré. Ce n’est pas une nouveauté. L’astuce est usée jusqu’à la
corde. Depuis les printemps arabes en 2011, le discours est le même. Les
situations en Syrie, en Libye et même au Yémen mettent en exergue la
« stabilité » de l’Algérie. Donc, la logique est claire : le
peuple ne doit pas bouger. S’il le fait. S’il conteste et revendique, c’est qu’il
introduit la fitna (discorde) et
devient le relais de la fameuse « main de l’étranger ». La
démocratie ? L’alternance ? La nécessité de rebâtir une cohésion
politique et sociale entre gouvernants et gouvernés ? Des produits de
luxe. Comme en 1962, en 1965, en 1979 ou en 1992, ce n’est pas encore le
moment. Récurrence de la force, du qallouze
(le gourdin) et au « vous n’êtes pas encore digne de la démocratie ».
Le constat est pourtant simple. L’Algérie est en situation
d’échec. Le bilan des deux dernières décennies est à l’image de l’autoroute qui
traverse le pays et dont on dénonce régulièrement les malfaçons et le surcoût.
Même si l’on cherche quelques thèmes de satisfaction, on est bien en peine d’en
trouver. Le bien-être artificiel procuré par le gaspillage de la rente
pétrolière – oui, les Algériens ont « mangé et bu » leurs
hydrocarbures – est en train de se dissiper. Que restera-il de cette
gabegie ? Rien, ou presque. Education, santé, diversification économique,
infrastructures de transport ferroviaire, gestion des ressources financières
extérieures. Où est l’avancée ? Le grand bond en avant ? Que
d’occasions et d’argent gâchés.
Comme toujours, de petits malins ont tiré leur épingle du
jeu. En public, ils défendent âprement le système, accusent ceux qui sont
partis de ne pas savoir de quoi ils parlent et mettent en garde ceux qui sont
restés contre leur ingratitude. En privé, ils confient leurs craintes et
commencent, on ne sait jamais, à endosser l’habit d’opposants de l’intérieur.
Ce n’est pas encore la débandade mais ça y ressemble. Le documentaire en
question est aussi un rappel à l’ordre qui leur est destiné. Il s’agit de
resserrer les rangs et de ne pas oublier la main qui a permis que l’on se
nourrisse (grassement).
Le retour à la paix civile fut le fruit d’un processus de négociations
entamées dès 1994. Et s’il est vrai que les violences ont cessé de manière
importante après la première élection d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, une telle
étape ne peut être mise au crédit d’un seul homme. De plus, et il faut insister
là-dessus, on est en droit de critiquer ce processus de concorde nationale qui a
balayé d’un revers toute idée de justice transitionnelle. Les peuples vivent
très mal avec les non-dits et les blessures mal-soignées. Recouvrir le puits
avec son couvercle est la pire des choses à faire. Partout dans le monde, nous
avons l’exemple de sociétés qui ont pu surmonter (en partie) de tels
traumatismes grâce à la recherche de la vérité d’abord puis du dialogue et du
pardon ensuite. Ce pardon, ne peut être décrété par le haut. On ne prive pas
les victimes - toutes les victimes à commencer par les parents de disparus que
l’on continue de bastonner - de la vérité. On n’évoque pas une « amnistie
générale » en sachant pertinemment que les braises rougeoient encore sous
les cendres. Ou bien alors, on décide de manière délibérée de préparer d’autres
peines à venir, d’autres souffrances et cassures.
Certains mauvais élèves encaissent sans broncher la
proclamation de leurs notes catastrophiques. D’autres, se cherchent des excuses
pour camoufler leur paresse ou leur incapacité. Et puis, il y a ceux qui optent
pour la mauvaise foi et qui accusent l’enseignant de leur en vouloir, de les
« saboter ». On pense à cela quand on prend la mesure du déni du réel
dans lequel vivent les dirigeants algériens et ceux qui relayent avec une
docilité empressée leurs discours autosatisfaits.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire