Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 3 novembre 2014

La nouvelle du samedi : La punition

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Akram Belkaïd, Paris

La rencontre dans les allées du jardin du Luxembourg était tout sauf impromptue mais, cela, elle ne le comprit que plus tard, une fois rentrée chez elle et le choc à peine encaissé. Gérard de Courtong avait certainement été averti du lieu où elle se trouvait par son propre chef de cabinet, un énarque sournois et insipide imposé par le Palais sans qu’elle soit consultée. Obtenir un strapontin de Secrétaire d’Etat était à ce prix… Ou plutôt, cela faisait partie de ces nombreuses concessions à avaler en échange du précieux maroquin. On vous nommait mais on vous corsetait. On vous offrait un titre mais l’on vous passait un anneau au pied. Le système fonctionnait ainsi. Personne, et surtout pas elle, ne pouvait prétendre en changer les règles.

Ce jour-là, elle avait donc décidé de s’échapper du ministère pour une petite heure. Des photographies de Sebastiao Salgado étaient exposées sur les grilles sombres du parc et elle tenait à les admirer avant qu’elles n’en soient retirées. Elle s’accordait parfois ce genre d’escapade. Une manière pour elle de croire qu’elle contrôlait encore un emploi du temps démentiel. C’était aussi l’occasion de tester sa notoriété naissante. Le passage, l’avant-veille, dans une émission télévisée de grande écoute produisait encore ses effets. Certes, elle avait été obligée de subir les digressions vulgaires d’un vieux chroniqueur sur le retour sans oublier la distance condescendante infligée par un animateur pourtant obséquieux avec les grands noms du parti. Mais, au final, le résultat fut positif, certaines de ses déclarations ayant été reprises en boucle par les radios et les chaînes d’information continue. Déjà, d’autres programmes la sollicitaient. Elle était jeune, encore peu connue, tout cela ne pouvait que répondre à l’insatiable besoin de nouveauté qui tenaillait les médias. Et que dire des réseaux sociaux… A peine l’émission terminée, son compte twitter enregistrait l’inscription de plusieurs milliers d’abonnés et presque autant de messages personnels. « Il va falloir apprendre à gérer tout ça » s’était exclamée sa conseillère en communication, une ancienne du Figaro.
Une fois les photographies passées en revue – deux minutes, pas une seconde de plus, pour chaque cliché, elle s’accorda un supplément de détente en flânant un peu à l’intérieur du jardin. Sa promenade commença par une petite halte devant le buste de Flaubert puis par une courte méditation face au monument de Fabrice Hyber célébrant la fin de l’esclavage. A dire vrai, elle ne savait quoi penser de ces anneaux fichés dans le sol, le plus élevé d’entre eux étant brisé pour signifier la fin de la servitude forcée et honteuse de millions d’hommes et de femmes. Alors qu’elle s’interrogeait sur la symbolique un peu trop évidente de l’œuvre, quelqu’un la prit en photo avec son téléphone portable. Elle eut la présence d’esprit de ne pas sourire, consciente de l’effet négatif qu’un tel cliché pourrait provoquer s’il venait à être partagé sur Instagram ou Facebook. Elle se dit qu’il lui faudrait peut-être rédiger un tweet à propos de ce monument. Mentalement, elle composa le message de cent-quarante caractères qu’elle diffuserait le week-end venu, pas avant. « Il faut être plus présente sur twitter » l’exhortait souvent sa conseillère.
Elle en était là dans ses réflexions quand elle vit Gérard de Courtong s’approcher d’elle en souriant avec ses grosses joues rouges qui semblaient pendouiller à chacun de ses petit pas. On l’avait mise en garde contre sa fausse bonhomie. Eminence grise au Palais, c’était un véritable tueur. Une machine intellectuelle redoutée par le tout-Paris politique.
« Tu vas ? l’interrogea-t-il pendant l’incontournable double-bise.
- Et toi ? répondit-elle sur la défensive. Une brève lueur de dureté dans le regard de Courtong l’avait alertée. De la jalousie, peut-être, à cause de l’émission.
L’autre eut un geste fataliste :
« Quand rien ne va, rien ne va. Le chômage ne baisse pas. Le reste n’a aucune importance.
- On va s’en sortir, lança-t-elle avec un entrain qui sonna faux.
Il la fixa. Cette fois, le sourire avait disparu.
- Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, dit-il sans détourner les yeux. Il va y avoir un mini-remaniement. Tu n’en es plus.
Elle sentit une boule lui perforer le ventre. Sa surprise était totale. Les rumeurs de remaniement circulaient depuis plusieurs semaines mais elle se croyait à l’abri.
Elle eut du mal à articuler :
- Quoi ? Tu veux dire que je suis virée ?
Il regarda autour de lui avant de répondre d’une voix sèche.
- Disons que tu ne feras pas partie de la nouvelle équipe dite resserrée. On doit faire des économies, tu le sais.
Elle eût envie de le gifler. Tout cela était trop irréel.
- Mais… Pourquoi moi ? C’est injuste ! Je mouille ma chemise. Je me bats. J’ai trois projets de loi en préparation. Vous ne pouvez pas me faire ça !
Gérard de Courtong hocha la tête.
- Ecoute, tu sais bien que ce n’est pas moi qui décide. Le grand patron veut que tu dégages et tu dégageras. Fais profil bas. Evite les vagues et on te renverra l’ascenseur.
Elle se braqua, décidée à ne pas lâcher prise :
- Mais pourquoi moi ?
- Je peux te le dire mais si tu me cites je nierai avoir eu cette conversation avec toi. C’est ton passage à la télévision qui a tout déclenché.
Elle protesta, élevant la voix ce qui fit se retourner deux joggers.
- Tout le monde a dit que j’ai été brillante !
- C’est vrai, je le pense aussi. Tu as été brillante, comme à chaque fois qu’on te tend le micro. Brillante… Trop brillante, en fait. Le problème, c’est que tu n’as pas cité son nom une seule fois. Tu n’as pas eu le moindre mot positif pour lui.
- Et tu crois que c’était volontaire ? s’indigna-t-elle. On ne m’a posé que des questions débiles. Le type lisait des fiches que quelqu’un d’autre avait rédigées.
Gérard de Courtong commença à perdre patience.
- Tu connaissais les consignes. Quelle que soit l’occasion, on ramène tout aux directives du président et à l’action du gouvernement. Tu n’as utilisé aucun des éléments de langage qu’on t’a transmis. La vedette, ce n’est pas toi. Si on s’arrange pour que tu sois invitée à la télévision, c’est pour que tu dises du bien du patron. Crois-moi, ça l’a mis en rage et tu sais ce que ça veut dire. L’odeur du sang a excité beaucoup de monde. Cela fait plusieurs semaines que des gens lui conseillent de frapper fort pour faire un exemple. Désolé, c’est toi qui paie les pots cassés.
Elle ne trouva rien à dire. La colère lui nouait la gorge.
- Pourquoi moi ? finit-elle par demander. Pourquoi pas Chrimta ? C’est elle qui la joue complètement perso. Elle n’en fait qu’à sa tête depuis longtemps.
De Courtong eut un regard méprisant.
- Dieu merci pour toi, tu n’es pas Chrimta… Crois-moi, il t’estime bien plus qu’elle.
- Oui, mais c’est moi qu’il vire. C’est un sale mec ! Quand je pense que…
- Ça va, n’en dis pas plus, gronda l’autre. Je me suis arrangé pour que tu gardes la voiture et ton chauffeur pendant six mois. Ne bavasse pas trop. Si jamais Le Canard rapporte la moindre de tes pleurnicheries, on supprime la voiture et tu fais une croix sur ton investiture pour les régionales. Sois digne et loyale. Il finira par te pardonner et tu reviendras dans le jeu.
Gérard de Courtong avait déjà tourné les talons et s’en allait dans la direction du Panthéon quand, les jambes molles et la poitrine oppressée, elle lui lança une dernière question :
- Attends, dis-moi juste pourquoi ce n’est pas lui qui me l’a annoncé ? Il a mon numéro de portable, non ?
L’autre se retourna à peine, sans même s’arrêter de marcher.
- Te virer, dit-il, c’est de la simple routine pour lui. Ne pas t’appeler, c’est ça ta punition.
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