Akram Belkaïd, Paris
La rencontre dans les allées du jardin du Luxembourg
était tout sauf impromptue mais, cela, elle ne le comprit que plus tard, une
fois rentrée chez elle et le choc à peine encaissé. Gérard de Courtong avait certainement
été averti du lieu où elle se trouvait par son propre chef de cabinet, un
énarque sournois et insipide imposé par le Palais sans qu’elle soit consultée.
Obtenir un strapontin de Secrétaire d’Etat était à ce prix… Ou plutôt, cela
faisait partie de ces nombreuses concessions à avaler en échange du précieux
maroquin. On vous nommait mais on vous corsetait. On vous offrait un titre mais
l’on vous passait un anneau au pied. Le système fonctionnait ainsi. Personne,
et surtout pas elle, ne pouvait prétendre en changer les règles.
Ce jour-là, elle avait donc décidé de s’échapper du ministère
pour une petite heure. Des photographies de Sebastiao Salgado étaient exposées sur
les grilles sombres du parc et elle tenait à les admirer avant qu’elles n’en
soient retirées. Elle s’accordait parfois ce genre d’escapade. Une manière pour
elle de croire qu’elle contrôlait encore un emploi du temps démentiel. C’était
aussi l’occasion de tester sa notoriété naissante. Le passage, l’avant-veille,
dans une émission télévisée de grande écoute produisait encore ses effets.
Certes, elle avait été obligée de subir les digressions vulgaires d’un vieux chroniqueur
sur le retour sans oublier la distance condescendante infligée par un animateur
pourtant obséquieux avec les grands noms du parti. Mais, au final, le résultat fut
positif, certaines de ses déclarations ayant été reprises en boucle par les
radios et les chaînes d’information continue. Déjà, d’autres programmes la
sollicitaient. Elle était jeune, encore peu connue, tout cela ne pouvait que
répondre à l’insatiable besoin de nouveauté qui tenaillait les médias. Et que
dire des réseaux sociaux… A peine l’émission terminée, son compte twitter enregistrait
l’inscription de plusieurs milliers d’abonnés et presque autant de messages
personnels. « Il va falloir apprendre à gérer tout ça » s’était
exclamée sa conseillère en communication, une ancienne du Figaro.
Une fois les photographies passées en revue – deux
minutes, pas une seconde de plus, pour chaque cliché, elle s’accorda un
supplément de détente en flânant un peu à l’intérieur du jardin. Sa promenade commença
par une petite halte devant le buste de Flaubert puis par une courte méditation
face au monument de Fabrice Hyber célébrant la fin de l’esclavage. A dire vrai,
elle ne savait quoi penser de ces anneaux fichés dans le sol, le plus élevé
d’entre eux étant brisé pour signifier la fin de la servitude forcée et
honteuse de millions d’hommes et de femmes. Alors qu’elle s’interrogeait sur la
symbolique un peu trop évidente de l’œuvre, quelqu’un la prit en photo avec son
téléphone portable. Elle eut la présence d’esprit de ne pas sourire, consciente
de l’effet négatif qu’un tel cliché pourrait provoquer s’il venait à être
partagé sur Instagram ou Facebook. Elle se dit qu’il lui faudrait peut-être
rédiger un tweet à propos de ce monument. Mentalement, elle composa le message de
cent-quarante caractères qu’elle diffuserait le week-end venu, pas avant.
« Il faut être plus présente sur twitter » l’exhortait souvent sa
conseillère.
Elle en était là dans ses réflexions quand elle vit Gérard
de Courtong s’approcher d’elle en souriant avec ses grosses joues rouges qui
semblaient pendouiller à chacun de ses petit pas. On l’avait mise en garde
contre sa fausse bonhomie. Eminence grise au Palais, c’était un véritable
tueur. Une machine intellectuelle redoutée par le tout-Paris politique.
« Tu vas ? l’interrogea-t-il pendant l’incontournable
double-bise.
- Et toi ? répondit-elle sur la défensive. Une brève
lueur de dureté dans le regard de Courtong l’avait alertée. De la jalousie,
peut-être, à cause de l’émission.
L’autre eut un geste fataliste :
« Quand rien ne va, rien ne va. Le chômage ne baisse
pas. Le reste n’a aucune importance.
- On va s’en sortir, lança-t-elle avec un entrain qui sonna
faux.
Il la fixa. Cette fois, le sourire avait disparu.
- Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, dit-il
sans détourner les yeux. Il va y avoir un mini-remaniement. Tu n’en es plus.
Elle sentit une boule lui perforer le ventre. Sa surprise
était totale. Les rumeurs de remaniement circulaient depuis plusieurs semaines
mais elle se croyait à l’abri.
Elle eut du mal à articuler :
- Quoi ? Tu veux dire que je suis virée ?
Il regarda autour de lui avant de répondre d’une voix
sèche.
- Disons que tu ne feras pas partie de la nouvelle équipe
dite resserrée. On doit faire des économies, tu le sais.
Elle eût envie de le gifler. Tout cela était trop irréel.
- Mais… Pourquoi moi ? C’est injuste ! Je
mouille ma chemise. Je me bats. J’ai trois projets de loi en préparation. Vous
ne pouvez pas me faire ça !
Gérard de Courtong hocha la tête.
- Ecoute, tu sais bien que ce n’est pas moi qui décide.
Le grand patron veut que tu dégages et tu dégageras. Fais profil bas. Evite les
vagues et on te renverra l’ascenseur.
Elle se braqua, décidée à ne pas lâcher prise :
- Mais pourquoi moi ?
- Je peux te le dire mais si tu me cites je nierai avoir
eu cette conversation avec toi. C’est ton passage à la télévision qui a tout
déclenché.
Elle protesta, élevant la voix ce qui fit se retourner
deux joggers.
- Tout le monde a dit que j’ai été brillante !
- C’est vrai, je le pense aussi. Tu as été brillante,
comme à chaque fois qu’on te tend le micro. Brillante… Trop brillante, en fait.
Le problème, c’est que tu n’as pas cité son nom une seule fois. Tu n’as pas eu
le moindre mot positif pour lui.
- Et tu crois que c’était volontaire ? s’indigna-t-elle.
On ne m’a posé que des questions débiles. Le type lisait des fiches que
quelqu’un d’autre avait rédigées.
Gérard de Courtong commença à perdre patience.
- Tu connaissais les consignes. Quelle que soit
l’occasion, on ramène tout aux directives du président et à l’action du
gouvernement. Tu n’as utilisé aucun des éléments de langage qu’on t’a transmis.
La vedette, ce n’est pas toi. Si on s’arrange pour que tu sois invitée à la
télévision, c’est pour que tu dises du bien du patron. Crois-moi, ça l’a mis en
rage et tu sais ce que ça veut dire. L’odeur du sang a excité beaucoup de monde.
Cela fait plusieurs semaines que des gens lui conseillent de frapper fort pour
faire un exemple. Désolé, c’est toi qui paie les pots cassés.
Elle ne trouva rien à dire. La colère lui nouait la
gorge.
- Pourquoi moi ? finit-elle par demander. Pourquoi
pas Chrimta ? C’est elle qui la joue complètement perso. Elle n’en fait
qu’à sa tête depuis longtemps.
De Courtong eut un regard méprisant.
- Dieu merci pour toi, tu n’es pas Chrimta… Crois-moi, il
t’estime bien plus qu’elle.
- Oui, mais c’est moi qu’il vire. C’est un sale
mec ! Quand je pense que…
- Ça va, n’en dis pas plus, gronda l’autre. Je me suis
arrangé pour que tu gardes la voiture et ton chauffeur pendant six mois. Ne
bavasse pas trop. Si jamais Le Canard
rapporte la moindre de tes pleurnicheries, on supprime la voiture et tu fais
une croix sur ton investiture pour les régionales. Sois digne et loyale. Il
finira par te pardonner et tu reviendras dans le jeu.
Gérard de Courtong avait déjà tourné les talons et s’en
allait dans la direction du Panthéon quand, les jambes molles et la poitrine
oppressée, elle lui lança une dernière question :
- Attends, dis-moi juste pourquoi ce n’est pas lui qui me
l’a annoncé ? Il a mon numéro de portable, non ?
L’autre se retourna à peine, sans même s’arrêter de
marcher.
- Te virer, dit-il, c’est de la simple routine pour lui.
Ne pas t’appeler, c’est ça ta punition.
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