Le Quotidien d’Oran,
jeudi 27 novembre 2014
Akram Belkaïd,
Paris
Il fait encore
nuit. Les haut-parleurs annoncent le départ d’un train pour Lausanne et
l’arrivée d’un autre en provenance de Marseille. Le flot des voyageurs est
dense. Mines fermées, foulées rapides et journaux à la main. Les vacanciers,
ceux qui ont le droit au pas lent, ceux dont le visage et l’habillement
démontrent que la joie les habite, ne sont guère nombreux. Tôt le matin, le
hall Méditerranée de la gare de Lyon est d’abord un lieu de regroupement
d’itinérants urbains : des hommes d’affaires, des commerciaux, des
universitaires, des gens qui à peine installés à leur siège vont ressortir le
dossier consulté la veille.
Dans l’une de
ces grandes boutiques où s’entassent presse, livres, friandises, boissons,
en-cas et appareils électroniques, une file s’est formée devant l’unique caisse
ouverte. En face d’elle, le geste vif et la mine concentrée, une jeune femme
encaisse argents et soupirs de celles et ceux qui trouvent le temps long. Celui
qu’elle sert, un quinquagénaire habillé comme s’il régnait une température
sibérienne, a les bras chargés et ne
cesse de rajouter des barres chocolatées prises sur le présentoir. Un mars
par-ci, une double barre de twix et deux ou trois nuts par-là. Attendez, oui,
j’ai oublié de prendre une bouteille d’eau. Vous en avez des plus froides ?
L’employée lève
à peine la tête. Elle passe les produits devant le lecteur de code-barres. Elle
est dans cette boutique sans y être. Il est sept heures du matin et elle paraît
déjà épuisée. On lui demande avec irritation pourquoi elle est seule. Pourquoi
n’y a-t-il pas d’autres caisses ouvertes ? Elle ne répond pas. Que
pourrait-elle dire ? Que son collègue vit de l’autre côté de Paris dans
une banlieue lointaine et qu’il est presque toujours en retard ? Que les
effectifs ont diminué et que ses employeurs exigent qu’elle en fasse plus avec
moins ? Mais qui aurait envie d’entendre pareil propos à cette
heure ?
Une cliente, un
peu énervée, dépose ses achats en tas, certains glissent de l’autre côté du
comptoir. L’employée les rattrape et reprend les mêmes gestes accompagnés par
les mêmes bips. C’est le moment où un trentenaire, sacoche d’ordinateur en
bandoulière, costume au pantalon serré, chaussures pointues et lustrées, gel
dans les cheveux et sandwich dans la main lui demande à voix qui semble un peu
plus haute que nécessaire : « pardon, le sandwich au poulet, il est
halal ? ». Petit frémissement dans la file d’attente qui s’est encore
étirée. Il y a des sourires en coin mais aussi quelques lueurs d’inquiétude et
même un ou deux pas de côté. Toute à sa tâche, la jeune femme ne répond pas
d’autant que le lecteur de carte bancaire affiche que celle de la cliente est
muette.
« Heu, pardon ?
Je vous ai demandé si ce sandwich est halal ? ». La voix a gagné un
ou deux tons supplémentaires. L’inflexion polie a disparu, remplacée par de
l’agacement et un peu d’agressivité. Noyé dans la file, inquiet de rater son
train, le présent chroniqueur devine qu’un grand moment se profile. Il suffit
juste d’attendre et d’écouter. « Hé, je vous parle ! » poursuit
l’homme au sandwich. Cette fois, l’employée prend la peine de le regarder. Elle
semble hésiter puis lâche : « c’est quatre euros ». Interloqué,
le jeune homme continue de brandir le sandwich sous cellophane. Dans la file,
quelques rires ont fusé. « Mais qu’il le bouffe son sandwich et qu’il
arrête de l’emm… », soupire un voyageur au look d’adolescent attardé.
Mais l’autre ne
veut pas lâcher l’affaire. « Madame, je sais le prix. C’est écrit
dessus ! C’que j’veux savoir si c’est halal ou pas ? Vous pouvez
quand même me le dire ! ». Nouveau silence. Client suivant. Un paquet
de granolas, bip. Une bouteille de citronnade, bip, le dernier numéro de So
Foot, bip. Ça fera neuf euros cinquante-deux centimes. En espèce ou par
carte ? Vous voulez un sachet ? Puis, s’adressant enfin à l’enquiquineur :
non monsieur, je ne vois pas ce que vous voulez dire. C’est un sandwich comme
les autres. Il y a le prix dessus avec la date de péremption, c’est tout ce que
je peux vous dire.
Le jeune homme
est décontenancé. L’employée n’a été ni agressive ni hautaine. Juste cette même
fatigue dans la voix et le geste. « Vous ne savez pas ce que c’est
‘halal’ ? » demande-t-il avec quelques décibels en moins. L’autre acquiesce
et reprend ses bip-bip. Dans la file, un voyageur, la cinquantaine et lui aussi
en costard-cravate, décide d’intervenir. « Mon frère, ça se fait pas. T’es
pas à Franprix ou à Ed ici. Sois tu manges ce sandwich sans te poser de
question soit tu te fais ton casse-dalle à la maison. Bessah, faut pas ennuyer la dame. Si elle te dit qu’elle ne sait
pas si c’est halal c’est qu’elle ne le sait pas ». L’autre le jauge durant
une fraction de seconde puis répond en s’écartant de la file. « Non, c’est
pas qu’elle sait pas si c’est halal ou pas. Elle dit qu’elle ne sait pas ce que
halal veut dire. C’est bizarre, non ? ».
C’est le moment
que choisi l’employé retardataire pour faire son apparition en sortant de
l’arrière-boutique. L’œil rivé sur sa collègue, il a entendu une partie de la
conversation. « Mon frère, c’est pas ici que tu vas trouver du
‘halal’ », dit-il en souriant. « De toutes les façons, ce que tu
tiens dans la main ça ne pourra jamais être du halal ». L’autre, redevenu
agressif, lui demande pourquoi. « Parce que c’est un sandwich au jambon de
Paris, mon frère. Z’ont pas encore inventé le halal pour ça ». Dans la
file, on entend quelques rires et un sourire s’est même dessiné sur le visage
fatigué de l’employée.
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