Le Quotidien d’Oran,
jeudi 20 novembre 2014
Akram Belkaïd,
Paris
C’est la
chronique d’un pays, la France, où tout semble aller de travers. Un pays où les
inégalités explosent et où le sentiment général est que les choses vont de mal
en pis. Et s’il faut encore s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil
aux principaux éléments d’un sondage réalisé début octobre par la Sofres pour
le compte de la Fédération des pupilles de l’enseignement public (PEP). Bien
sûr, il faut toujours se méfier des sondages et de leurs conclusions surtout
quand on sait qu’ils ont été réalisés via internet auprès d’un « échantillon représentatif »
d’un millier de personnes… Mais, dans le même temps, il faut se garder de toute
indifférence et prendre le temps de réfléchir aux conséquences de la situation
telle qu’elle est décrite.
Le point
principal est qu’une grande majorité de Français estime que leur société est
inégalitaire surtout dans les domaines de l’emploi, du logement et de la santé.
De façon générale, ils sont ainsi 78% à penser que les droits et devoirs ne
sont pas les mêmes pour tous. Un chiffre impressionnant qui, à une autre
époque, aurait pu être qualifié de « pré-révolutionnaire » voire de « pré-insurrectionnelle ».
En clair, le deuxième pilier du triptyque républicain, l’Egalité, n’aurait plus
aucun rapport avec la réalité du pays. Cela suffit presque à expliquer la
montée en force du Front national et de la mouvance populiste et xénophobe qui
l’accompagne. Pour qui voyage régulièrement dans l’Hexagone et qui garde à l’esprit
que Paris, ses quartiers pour bobos et ses talk-shows débiles ne sont pas la
France, une telle réalité n’est guère étonnante. Il suffit de s’installer à la
table d’un café ou d’un buffet de gare et d’ouvrir les oreilles pour en prendre
la mesure.
Car,
contrairement à une idée reçue, l’essentiel de la discussion, celle où
s’expriment la colère et le ressentiment, n’a que peu à voir avec les étrangers
voire les musulmans. Du moins, pas de manière principale. Le vrai sujet, celui
qui revient en boucle, celui qui est évoqué partout, y compris dans les files
d’attentes dans les agences de l’Etat, c’est celui de l’inégalité. On parle de
celles et ceux qui tirent leurs épingles du jeu sans trop d’efforts. On tire à
vue sur les profiteurs mais, et c’est de plus en plus fréquent, on s’empresse
de préciser qu’il ne s’agit pas des petits fraudeurs aux prestations sociales.
En fait, ce sont « les gros » qui sont visés car identifiés comme
étant ceux qui exagèrent et qui n’ont aucun scrupule à profiter du système. Et,
chaque jour ou presque, l’actualité conforte cette certitude.
La liste est
longue. Des élus que la justice a déjà condamnés et qui continuent à multiplier
les prébendes en sachant utiliser à leur avantage les méandres compliqués du
système judiciaire. Un personnel politique, on le découvre au gré des affaires,
qui fonctionne en cercle fermé où époux, épouses, maîtresses, amants et autres
camarades de promotion se partagent les meilleurs postes, cumulant les mandats,
les salaires et autres compensations. Des malins qui fraudent le fisc et
refusent de payer leur écot à la collectivité. En somme, la chronique
habituelle du pouvoir, de l’argent, des copains et des coquins… Effectivement,
ce n’est guère nouveau. Mais dans le dix-neuvième siècle de Balzac ou dans les
affaires putrides qui ont secoué la Troisième République, internet et ses
réseaux sociaux n’existaient pas. Aujourd’hui, la moindre dépêche, le moindre
ragot est diffusé en temps réel, aggravant la certitude du « tous
pourris ».
Cela étant dit,
on se demande souvent pourquoi la France ne connaît pas une protestation
d’ampleur comparable à ce qui s’est par exemple passé avec les Indignés de
nombreux pays notamment en Espagne. La réponse la plus souvent avancée est que
les amortisseurs sociaux jouent encore leur rôle. En examinant le sondage cité
au début de ce texte, on se rend compte qu’un autre élément prime. De nombreux
Français sont convaincus qu’il est des inégalités « normales » car
fondées sur le mérite. Et c’est sur cette notion de mérite que les politiques
et, de façon plus générale, les élites, y compris économiques, ont longtemps
réussi à assoir leur position en haut de l’échelle. L’idée que l’on ne peut
arriver au sommet sans avoir le bagage intellectuel nécessaire et sans avoir
consenti d’importants sacrifices reste, malgré tout, très répandue et nombreux
sont celles et ceux qui en tirent profit.
A cela, et
concernant toujours la notion de mérite, s’ajoute une vision particulière de la
société française et de la place que chacun peut y occuper. Interrogé par le
quotidien Le Monde, Louis Morin,
directeur de l’Observatoire des inégalités, dresse un constat sévère. En France,
explique-t-il, « l’on est toujours ‘en-dessous’ de quelqu’un ; chacun
peut se sentir lésé par rapport à une frange supérieure de la population (…)
derrière les discours officiels, se cache une société très formaliste, très
segmentée. Très hypocrite, par exemple, dans le domaine de l’éducation, ou plus
généralement vis-à-vis des milieux populaires, peu diplômés » (*).
Donner le
sentiment aux autres, c’est-à-dire les possibles contestataires, que si l’on
est dans une position enviable c’est parce qu’on le mérite est une tactique de
communication bien connue. Elle est d’autant plus efficace qu’il s’agit de
donner le sentiment à tout un chacun que, lui aussi, mérite plus que d’autres
et qu’il lui faut donc veiller à ne pas trop remettre en cause l’ordre établi. Le
problème, c’est que les scandales et le marasme économique sont en train de
fragiliser ce genre de stratégie. Dans un contexte où (presque) personne ne
croit plus à l’ascenseur social et, encore moins, à la lutte des classes, on
est en droit de se demander sur quoi va déboucher cette situation.
(*) Le Monde,
18 novembre 2014.
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