Le Quotidien d’Oran, jeudi 30 octobre 2014
Akram Belkaïd, Paris
Il y a un an,
au sortir de l’été 2013, le pessimisme et le découragement enveloppaient la
Tunisie. Il faut dire que le panorama général n’était guère reluisant.
Terrorisme sporadique, insécurité montante avec la multiplication de faits
divers (ces derniers alimentant des informations alarmistes et sordides mais souvent
infondées), difficultés économiques et tensions sociales : tout cela aggravait
un climat d’autant plus délétère qu’un blocage politique paralysait l’Assemblée
constituante. Elue en octobre 2011, cette dernière s’avérait incapable
d’achever ses travaux et d’offrir au pays un nouveau texte fondamental
confirmant que le régime de Zine el Abidine Ben Ali avait été définitivement
relégué aux poubelles de l’histoire. A cela s’ajoutait un contexte régional des
plus déprimants avec une Libye sombrant dans le chaos et une Egypte engagée
dans un bras de fer sanglant entre la junte du maréchal Sissi et les Frères
musulmans chassés du pouvoir par la force.
Douze mois plus
tard, la donne a pourtant changé. D’abord, la Tunisie s’est dotée depuis
janvier 2014 d’une Constitution au terme d’un compromis historique entre les
islamistes d’Ennahda (vainqueurs du scrutin de 2011) et leurs adversaires.
Ensuite, ce pays vient de vivre un événement politique majeur. Après nombre
d’inquiétudes et d’atermoiements, des élections législatives viennent de s’y
dérouler avec pour résultat la défaite du parti Ennahdha au profit de son rival
direct Nidaa Tounes. Qu’on le veuille ou non, et quelles que soient les
réticences que l’on est en droit d’éprouver à l’égard d’un processus électoral
plus ou moins bien maîtrisé, ce qui vient de se passer relève, là aussi, du grand
fait historique. Ainsi, dans un pays arabo-musulman, des islamistes au pouvoir
ont été battus de manière pacifique par la voie des urnes et, tout aussi
important, ces derniers ont reconnu et accepté leur défaite.
Bien sûr,
personne ne sait encore dans quelles conditions va se dérouler cette
alternance. On ignore comment le futur gouvernement va être composé et si une
majorité stable se dessinera au sein de la nouvelle Assemblée. On peut aussi se
demander si, d’une certaine manière, Nidaa Tounes ne sera pas obligé de trouver
un accord de coalition avec Ennahdha ce qui démontrerait que les islamistes
demeurent, quoiqu’on dise, au centre du jeu politique tunisien. Il n’empêche.
Loin du détestable chemin pris par l’Egypte, la Tunisie continue d’avancer sur
la voie d’une transition pacifique. Ce pays, plutôt ce peuple, vient de faire
la preuve que mettre à terre un dictateur ne signifie pas pour autant
l’instauration d’une république islamique. En clair, et quelle que soit la
suite, la Tunisie vient de réussir ce qu’il n’a même pas été possible à
l’Algérie de tenter. Certains diront que c’est parce que les islamistes
tunisiens sont d’une autre trempe intellectuelle que leurs aînés algériens des
années 1990. Cela est vrai mais la rigueur commande de dire aussi que les
« éradicateurs » tunisiens, ceux-là mêmes qui ont failli perdre leur
sang-froid à plusieurs reprises au cours des derniers mois en rêvant d’un coup
de force à la Sissi, se sont finalement avérés plus intelligents, et
certainement plus patriotes, que leurs homologues algériens.
Pour autant, il
faut raison garder et, pour les Tunisiens qui – on peut le comprendre – se
parent de l’habit de la réussite dans un Maghreb et un monde arabe bien
déprimant, faire preuve d’un peu de modestie. Car la route est encore longue et
des choses doivent nécessairement être précisées. Contrairement au résumé
simpliste que l’on a pu entendre ici et là, ces élections législatives n’ont
pas vu la victoire d’un camp moderniste et laïc contre les islamistes. Car il
faut bien dire les choses telles qu’elles sont, Nidaa Tounes est en lui-même
une coalition hétéroclite bâtie pour faire barrage à Ennahdha. De nombreuses
tendances concurrentes y cohabitent – aucune d’ailleurs ne se définit comme
laïque - et ces dernières risquent fort de découvrir très vite qu’on ne peut
gouverner sous le seul objectif d’empêcher les « barbus » de mener à
bien leur projet de réislamisation des institutions et lois tunisiennes.
De même, et à y
regarder de près, ce n’est pas Ennahdha qui a perdu ces élections législatives
mais le camp progressiste (ne parlons même pas de camp de la gauche). En effet,
qui va s’opposer aux privatisations qu’exigent de manière plus ou moins
pressante les partenaires occidentaux de la Tunisie (privatisations et retrait
de l’Etat qu’Ennahdha ne rejette pas) ? Le courant de gauche, ou plutôt de
centre-gauche, présent (et plutôt minoritaire) au sein de Nidaa Tounes va-t-il
être capable d’empêcher que les politiques d’ouverture libérale initiées
cahin-caha sous Ben Ali ne reviennent à l’ordre du jour et cela alors que la
jeunesse tunisienne désespère toujours de trouver un emploi ? Il faut
aussi évoquer la bourgeoisie tunisienne, celle des grandes villes côtières et
que l’on peut aisément qualifier de conservatrice pour ne pas dire
réactionnaire. On a cru un peu trop vite qu’elle a été gagnée par les idées
révolutionnaires ou, à défaut, progressistes voire réellement séculaire. Quel
modèle économique va-t-elle souhaiter – exiger - sachant qu’elle estime
avoir suffisamment payé, au cours de ces trois dernières années, le prix de ses
compromissions passées avec la dictature de Ben Ali ?
Ces questions
démontrent que la politique et les idées vont tôt ou tard exiger leur dû. Ce
n’est pas forcément une mauvaise nouvelle car c’est ce qu’exige et permet la
démocratie. Le fait que l’affrontement traditionnel entre classes sociales est
brouillé par la présence d’une puissante formation islamiste (ne pas oublier
qu’Ennahdha est le deuxième parti en sièges) va certainement compliquer la
donne. Cela rend l’expérience tunisienne passionnante et, de toutes les façons,
cela nous oblige à contribuer à sa réussite. Pour le bien du monde arabe en général
et du Maghreb en particulier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire