Le Quotidien d’Oran, jeudi 27 avril 2017
Akram Belkaïd, Paris
Should
I vote or Should I not ? Au soir du 21 avril 2002, à la grande
colère de quelques camarades, j’avais jugé qu’il fallait s’abstenir de voter au
second tour de l’élection présidentielle française qui allait opposer, deux
semaines plus tard, Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Pour moi, il ne faisait
nul doute que le président l’emporterait sans avoir à bénéficier des voix de
gauche. « Tu ne te rends pas compte,
c’est l’honneur de la France qui est en jeu ! » s’était alors emportée
une amie. Ma réponse fut que l’honneur de ce pays était déjà souillé avec la
présence d’un homme tel que Jean-Marie Le Pen au second tour et qu’il était
trop tard pour feindre de réagir à la lente dérive ultra-droitière de la
société française. J’expliquais aussi qu’un score fleuve réalisé par Jacques
Chirac lui donnerait toutes les cartes en main et lui permettrait d’effacer les
quelques avancées sociales enregistrées lors de sa cohabitation avec le premier
ministre « socialiste » Lionel Jospin.
Quinze ans plus tard, nous revoici au même point. En
pire. Le Front national vole de records électoraux en records d’audience. Ses
idées se sont banalisées et, contrairement à 2002, aucune émotion majeure n’est
palpable. Un parti antirépublicain, néofasciste, raciste, antisémite et
islamophobe est aux portes de l’Elysée mais cela n’indigne guère. Où sont les
manifestations de 2002 ? Où est l’émotion ? La colère ? Chirac
avait refusé le débat d’entre-deux tours. Cette fois, la confrontation télévisée
aura lieu (on peut craindre le pire…). Marine Le Pen est ainsi jugée
fréquentable et on entend même des experts expliquer d’un ton enjoué sur une
radio publique que le Front national n’est juste qu’un parti « ethnocentriste »
(*). Nous voilà rassurés…
Quinze ans après le tristement célèbre 21 avril 2002,
le FN a réussi son pari. Le voici dans la place et accepté. En face de Marine
Le Pen, on trouve donc Emmanuel Macron, un candidat qui, au nom de cette
satanée pensée unique ayant déjà fait tant de dégâts, ne fera qu’ajouter du mal
au mal s’il est élu. A l’Elysée, il poursuivra l’œuvre de démolition sociale
entamée depuis bientôt trois décennies. Mais malgré mon écœurement, malgré toute
la difficulté que j’éprouve à l’admettre, je pense qu’il est néanmoins
nécessaire de voter pour lui.
Ce n’est pas de gaité de cœur que j’écris ceci (et il
heureux que le choix ne doive pas porter entre Le Pen ou Fillon…). Emmanuel
Macron, ce bébé politique à moustache,
est l’incarnation d’un système qui doit nécessairement être combattu pour ce qu’il
représente comme régression sur le plan des droits sociaux. Il suffit de voir
qui le rejoint pour comprendre de quoi la suite va être faite. Chantre de l’Ebitda,
homme des marchés, homme des banques d’affaires, homme de la mondialisation
néolibérale et homme de l’Europe mercantile, financière et libre-échangiste :
son élection sera annonciatrice de combats à venir, de mobilisations indispensables.
Son élection sera aussi, en cas de défaite de ces mobilisations et d’incapacité
à bâtir des alternatives solides, la quasi-certitude que Le Pen sera élue en
2022. Et pourtant, il faut se résoudre à voter pour lui afin de faire barrage
au Front national.
Nombre de mes amis et camarades ont voté pour Jean-Luc
Mélenchon. La défaite de leur candidat les met dans une grande colère. Amers,
ils ont raison quand ils affirment que Macron et Le Pen vont de pair. L’un est « le »
système, l’une est ce qui le conforte (mais pas que). On agite l’épouvantail
brun et on fait passer privatisations et dérégulations. Sauf que, comme dans
les films de monstres, il arrive souvent que la créature échappe à tout
contrôle. Ces amis insoumis ne veulent pas aller voter le 7 mai. Je ne peux que
les comprendre. Entre la peste et le choléra, on a le droit de ne pas choisir.
Mais, chez certains d’entre eux, je ne peux m’empêcher de détecter une posture
plutôt désinvolte, facile. Une ingénuité née de leur propre confort face à une
situation qui pourrait déraper. Au fond d’eux-mêmes, tranquilles, ils ne
peuvent ignorer que Le Pen et ses affidés ne commenceront pas par « eux ».
Et quand ils me demandent pourquoi je vais tout de même me déplacer aux urnes
pour faire obstacle à Le Pen, je réponds qu’il est bien plus facile de finasser
et d’avoir des états d’âmes quand on s’appelle Jean-Luc, Clémentine, Charlotte
ou Alexis que lorsqu’on se prénomme Karim, Ousmane, Jacob, Latifa, Rachel ou Aminata.
Contrairement à celles et ceux qui relativisent la menace frontiste – et qui
estiment pouvoir se passer de voter -, ces derniers savent que le Front
national au pouvoir représente pour eux, via nombre de ses électeurs et
sympathisants, une menace physique immédiate. Et cela suffit comme raison pour
s’y opposer.
Ne pas voter au second tour mais résister ensuite en
cas de victoire de Le Pen ? Faut-il parier sur la mobilisation qui
surviendra si le FN l’emporte ? Certains le feront, sûrement. Mais pas
tous. Si ce cauchemar se concrétise, la désillusion risque d’être cruelle et
très révélatrice sur ce qu’est, comme ce que fut en d’autres temps, la société
française. Car le Front national au pouvoir, ce sera un gigantesque souffle d’air
provoqué par le retournement de vestes. Ils sont nombreux à se revendiquer des
républicains futurs résistants au cas-où mais à être, en réalité, prêts à
rejoindre ce parti comme jadis certains progressistes rejoignirent avec
enthousiasme les rangs de la révolution nationale. On le voit déjà au sein du
monde médiatique avec cette déférence dont usent certains journalistes ou
chroniqueurs de renom en s’adressant au FN. On l’entend aussi avec cette petite
musique jouée sur l’air du « mais, voyons, tous les électeurs du FN ne
sont pas des racistes… » Oui, c’est bien vrai, tous ne le sont pas mais
cela ne signifie absolument pas qu’aucun d’eux ne l’est. Dans les rangs des
supporters de Marine Le Pen, on ne se gêne pas pour parler de « bougnoules,
de youpins et de négros à virer ». Il est vrai que, quand on s’appelle
Jean-Luc, Alexis, Charlotte ou Clémentine, on n’encaisse pas ce genre de
promesse de la même manière que les principaux concernés. On ne ressent pas la
même inquiétude. On ne se pose pas la question de savoir s’il faut commencer à
réfléchir de manière sérieuse à quitter un pays qui risque de s’avérer inaccueillant,
que dis-je, dangereux.
Voter Macron n’est qu’un moyen technique pour empêcher
Le Pen d’accéder à l’Elysée. C’est simplement choisir son adversaire et s’offrir
un sursis qui peut être bénéfique. On peut lui donner sa voix tout en lui
signifiant qu’il ne s’agit pas d’une allégeance ou d’un chèque en blanc. On
peut même, ce qu’aurait dû faire la gauche en mai 2002, organiser dès le
lendemain du deuxième tour une manifestation destinée à lui faire comprendre qu’il
devra compter avec l’opposition de la gauche, la vraie (pas celle qui attend de
lui des postes et quelques rentes). Ce serait une manière de l’empêcher de
revendiquer un vote qui n’a servi qu’à empêcher Marine Le Pen d’accéder au
pouvoir. Mais les leaders de gauche, la vraie, sont-ils capables de s’entendre
pour organiser une telle manifestation qui permettrait de prendre date pour la
suite du quinquennat (et d’annoncer les couleurs pour les législatives) ?
Pas sûr…
Au-delà de l’arithmétique et des votes à nez-pincés,
il est tout de même possible que Marine Le Pen soit élue le 7 mai prochain. Si
cela doit arriver, alors Be it !
Les Français, tous les Français, mériteront alors ce qui leur arrive. Peut-être,
d’ailleurs, est-il trop tard pour ce pays dont la classe politique et les
élites ont préparé depuis des années cette catastrophe. Il faudra alors se
battre, peut-être même au vrai sens du terme. Et si jamais l’hypothèse d’une
victoire de Le Pen se concrétise, les Karim, Ousmane, Jacob, Latifa, Rachel ou Aminata
– qu’ils soient ou non français et qu’ils soient ou non tentés par l’abstention
ou par le vote blanc - risquent d’éprouver bien vite un immense sentiment de
solitude.
(*) Le Téléphone
Sonne, 24 avril 1017