Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 31 juillet 2011

A propos de la "Beurgeoisie"

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Vu hier sur la chaîne Public Sénat, un documentaire à propos de la "beurgeoisie" (je sais, il y meilleure manière de passer son samedi soir...). La réalisatrice Sonia Kichah a mené de nombreux entretiens avec des Beurs qui ont réussi leur vie professionnelle et dont on peut penser qu'ils constituent désormais une catégorie sociale bien à part. Il m'est déjà arrivé de traiter ce thème à travers plusieurs chroniques (lire ci-dessous) mais il est évident qu'il faut rester prudent face à la généralisation de l'emploi de ce terme de "beurgeoisie". En clair, il ne faut pas croire que quelques arbres (arabes) cachent la forêt des discriminations et autres inégalités dues à l'origine des gens.

Dans le documentaire, j'ai particulièrement été attentif aux propos tenus au sujet de l'éducation. Il s'agit, en effet, de réaliser une savante alchimie entre la nécessité d'élever ses enfants en faisant en sorte qu'ils se sentent à 100% Français et qu'ils n'aient aucun doute quant à leur appartenance au peuple de France. Dans cette affaire, le but est de ne pas répéter les erreurs d'une génération précédente dont l'éducation a reposé sur le mythe du retour au pays d'origine et donc, sur l'affirmation d'une altérité qui, au final, constitue un grand obstacle pour l'intégration.

Mais dans le même temps, comme l'a si bien mentionné un cardiologue interrogé dans le documentaire, il ne faut pas que ces enfants perdent la "niaque" qui a tant servi à leurs parents devenus "beurgeois". Cela signifie qu'il ne faut pas mentir à ces enfants, qu'il faut, petit à petit, les informer de la réalité du pays dans lequel ils vivent et de leur expliquer que, souvent, les choses seront plus difficiles pour eux que pour leurs petits camarades (sachant que les évènements se chargeront de leur faire prendre conscience de la réalité discriminatoire de leur pays). Et cela, encore une fois, sans jamais tomber dans la diabolisation ou le dénigrement de la France. Un vaste programme en ces temps troublés.


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La chronique du blédard : La solitude du beurgeois
Le Quotidien d'Oran, 5 mai 2005
Akram Belkaïd


Rami est un jeune beur qui a réussi. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est lui même qui le reconnaît. Il le fait du bout des lèvres… et passe rapidement à un autre sujet tandis qu’un léger sourire décrispe son visage. Célibataire à trente-cinq ans, il habite dans le très branché onzième arrondissement de Paris et sa situation professionnelle est effectivement très enviable puisqu’il est responsable export dans un grand groupe d’électronique. Il sillonne le monde en classe affaires et parle incidemment d’escales à Dubaï, de repas pantagruéliques à Shenzhen ou de films qu’il a vu au dessus de l’Atlantique.

Comme nombre d’enfants d’immigrés maghrébins, son parcours force l’admiration. Il est né à Nanterre dans ce qui fut un misérable et honteux bidonville. Mais, grâce, selon lui, à un « père sévère », une « mère opiniâtre » et deux sœurs et trois frères aînés « vigilants », il a pu aller jusqu’à « bac plus six ». Il est d’ailleurs le seul dans sa famille à avoir fait des études supérieures et à n’avoir jamais pointé au chômage.

Quand je demande à Rami ce que les siens pensent de sa bonne fortune, il réfléchit un instant avant de me répondre en toute logique qu’ils sont fiers. Très fiers. Je connais un peu ses proches et la fierté qu’ils ressentent à son égard est une évidence qui saute aux yeux. Mais il n’est nul besoin d’être sorcier pour deviner de temps à autre, au détour d’une réflexion ou d’un petit silence, un peu de tension. Ou du moins une certaine incompréhension engendrée par le fait que le regard de Rami embrasse désormais des horizons que les siens ignorent ou, c’est plus fréquent, dont ils ne voient pas l’utilité.

Pour la famille de Rami, sa réussite est un succès collectif fait notamment de sacrifices financiers, d’encouragements permanents et même d’une ziara à un wali dans l’ouest algérien. Lui même se sent totalement redevables aux siens et participe bien sûr au financement des études de ses neveux et nièces. Mais, m’explique-t-il, ce qui le dérange c’est que parfois ses aînés dénigrent ou moquent sa manière de vivre ce qui l’oblige à mentir quand il s’agit par exemple de ses loisirs ou de ses projets de vacances. Il a mis ainsi plusieurs mois à se décider à quitter Courbevoie et aujourd’hui encore, malgré un emploi du temps démentiel, il se sent obligé, à l’image des grandes stars beurs, d’y refaire un tour de manière régulière pour voir les siens et ses anciens camarades de quartier.

« Quand j’ai annoncé que je m’installais dans Paris intra-muros, me raconte-t-il, l’une des mes sœurs m’a dit : ‘ça y est, tu es devenu un vrai beurgeois’. J’ai l’ai très mal pris. Ils n’arrivent pas à comprendre que ce mot me blesse ». Étrange irritation. En présence de non-maghrébins ou, tout simplement en dehors de sa famille, Rami se laisse aller parfois à insister sur son statut social. Peut-être pense-t-il qu’être cadre supérieur lui permet d’effacer son origine et la fréquente stigmatisation qui l’accompagne. En fait, je suis sûr qu’il préférerait que ses proches le traitent de bourgeois – ce qu’il revendique ou plutôt ce qu’il assume. A l’inverse, il considère le mot de beurgeois comme une insulte. Pour lui, c’est une manière ironique voire méchante de lui signifier qu’il n’est qu’un « sous-bourgeois » et que ses moyens financiers ne sauraient faire oublier son appartenance à la communauté et gommer son faciès.
Il était beur, le voici certes beurgeois mais il lui faudra peut-être attendre un peu avant de devenir un bourgeois…

Mais je comprends l’agacement de Rami. Je n’aime pas le terme de « beur » et je supporte encore moins celui de « beurgeois ». C’est pourtant un mot à la mode qui permet de désigner sans trop d’efforts ni de périphrases, le beur qui a réussi ou du moins celui qui s’est intégré et dont le quotidien est peu différent du reste de la population bleu-blanc-rouge (BBR). Toujours prompts à classifier, les médias de l’Hexagone ont souvent recours à ce terme par opposition aux « autres », à tous les beurs des cités, ceux qui sont engoncés dans leur galère ou qui menacent « l’ordre républicain » par leur comportement.

Ce qui me gêne aussi, c’est que ce terme est porteur, chez les beurs, d’une accusation implicite de rupture avec la communauté d’origine comme le montre la réflexion de la sœur de Rami. Le beurgeois, c’est une fierté mais c’est aussi celui qui s’en va, celui qui quitte la cité et dont on se demande ce qu’il fait pour les siens maintenant qu’il a réussi. Et s’il assure en faire, on se demande avec circonspection si c’est assez. Et de toutes les façons, ce n’est jamais assez… Certes, beurgeois ne signifie pas « m’tourni » ou traître aux siens mais on n’en est pas loin. En un mot, la réussite sociale est suspecte lorsqu’elle ouvre la voie à une plus grande intégration dans la société française.

Par la force des choses, devenir beurgeois, c’est changer en « vivant comme les autres », comprendre les BBR. Est-ce un tort ? On touche-là à la fréquente schizophrénie qui affecte la communauté maghrébine de France. On pleure parce que l’on n’arrive pas à s’échapper du ghetto mais lorsqu’un heureux élu se hisse un peu plus haut, les index se pointent en tremblant.
Mais la critique vaut aussi pour la perception qu’a la société française des beurs qui tentent de s’en sortir. Selon une règle non écrite mais que l’on retrouve dans nombre de discours, le beur ne peut réussir qu’en s’affranchissant – y compris de manière brutale - de son milieu d’origine. Les critiques dithyrambiques qui ont salué le livre de Razika Zitouni le prouvent (1).

Pour la majorité hexagonale, la marche vers la beurgeoisie est une succession de batailles non pas contre l’ordre établi – l’ordre ségrégationniste – mais contre l’entourage, la culture d’origine voire les parents. Voilà donc la double définition du beur qui a réussi. Pour les uns, il a changé – nécessairement en mal - parce qu’il est devenu un beurgeois et pour les autres il n’a pu devenir beurgeois que parce qu’il a rompu avec ce qui constituait ses racines.
En attendant, Rami se sent parfois seul. Dans sa vie, il y a des joies et des satisfactions qu’il ne peut partager avec personne. Je lui ai conseillé un jour de se marier, de façonner son propre univers et d’effacer ses peines et frustrations en élevant ses enfants de façon à ce que jamais personne ne puisse les traiter un jour de beurgeois. Il y pense mais hésite à présenter son amie bretonne aux siens. Mais ceci est déjà une autre histoire…


(1) Comment je suis devenue une beurgeoise. Hachette littératures.

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samedi 30 juillet 2011

Le métro d'Alger, symbole du gâchis algérien

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Youyous, l'ben bien frais pour tout le monde et champagne pour les autres ! Cette fois c'est (presque) sûr, le métro d'Alger entrera officiellement en service le 31 octobre prochain, veille de la célébration du 1er novembre (déclenchement de la révolution pour nous, évènements de la Toussaint en outre-Méditerranée). Jeudi 28 juillet, la station du jardin d'essai a ainsi été ouverte au public comme le rapporte le site Algérie 360°.

"Le fonctionnement du métro d’Alger est prévu sept jours sur sept de 5h00 du matin à 23h00", rapporte le site qui cite les propos de Pascal Garret, directeur général de la RATP El-Djazaïr. Selon lui, ce métro "sera utilisé au maximum de ses capacités durant les heures de pointe et transportera une moyenne jusqu’à 22.000 voyageurs par heure".

"D’une longueur initiale de 9,5 km, précise encore Algérie360°, le métro d’Alger devra desservir dans une première phase sur dix stations, les communes de Bachdjarah, El Magharia, Hussein Dey, Sidi M’hamed et Alger-centre." Merci la RATP !

Alhamdoullah ! Enfin ! Yes ! Atss-iwa-iwa-iwa ! A-t-on envie de crier. Trois décennies d'attente ! Plus de trente ans de travaux plus ou moins continus, de reports, d'arrêts, de mise en sommeil, de disparition médiatique, de réapparition à la faveur d'un volontarisme ministériel aussi soudain que bref. Le métro d'Alger, a été l'un des serpent de mer des grands travaux d'infrastructures algériens. Ce fut le cas aussi du nouvel aéroport international dont la carcasse inutile s'est longtemps dressée aux environs de Dar-el-Beïda (DEB pour les locaux). Mais cet aéroport fonctionne désormais (je n'oublie pas la fameuse usine Fiat de Saïda qui, elle, semble avoir définitivement été remisée dans les cartons du "velléitarisme" algérien).

Le métro, on l'a attendu. On l'a espéré. Sans voiture, taxi trop chers ou trop capricieux, bus bondés et brinquebalants. Que d'énergie perdue, marche obligatoire, qu'il pleuve ou qu'il cagne dur. Aller d'El-Harrach à la Place des Martyrs à pied. Je l'ai fait. Aller à pied de Bal-el-Oued à la place Audin, je l'ai fait aussi. Métro, où étais-tu ?

L'histoire du métro algérois résume à elle seule le gâchis algérien. Argent dépensé sans compter. Incapacité à achever les travaux lancés. Incapacité à se doter d'infrastructures modernes. Mépris du peuple aussi. "Le métro, une urgence ? Mais non, le peuple n'a qu'à marcher et se taire". Et ainsi est allée la vie. Le Caire, ville bordélique et sale a son métro depuis longtemps. Alger va enfin avoir le sien. Il était plus que temps...
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vendredi 29 juillet 2011

Tunis : l'air de la liberté

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On dira ce que l'on voudra des incertitudes concernant la Tunisie mais quel plaisir que d'entrer dans une librairie et de tomber sur une couverture barrée du titre suivant : "Ben Ali, le pourri". On peut effectivement s'inquiéter de la montée en puissance des islamistes d'Ennahda et des menaces proférées par divers groupuscules salafistes à l'encontre des femmes, mais quel plaisir que de voir des jeunes gens, filles et garçons, faire du porte-à-porte pour inciter les gens à s'inscrire sur les listes électorales et à prendre au sérieux les élections d'octobre prochain. On peut, bien sûr, s'angoisser en sachant que les sbires de l'ancien régime tiennent encore le pays, notamment la justice, mais la Tunisie vit et pulse comme elle ne l'a jamais fait depuis des décennies. L'étranger, le cousin, le frère de passage à Tunis a envie de dire aux Tunisiens, ne lâchez-rien, ne vous laissez pas envahir par le découragement. Be strong and Hang on !
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jeudi 28 juillet 2011

La chronique du blédard : L'augure norvégien

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 28 juillet 2011


Disons-le sans aucune autre forme de préalable: Anders Behring Breivik, auteur de la double tuerie d'Utøya et d'Oslo, est un abject terroriste. Contrairement à ce qui a été écrit ou répété à l'envi, dans nombre de médias occidentaux, ce n'est pas qu'un simple « extrémiste » et encore moins un « fondamentaliste chrétien », définition fallacieuse dont on peut se demander si elle n'a pas été sur-employée pour accréditer l'idée qu'une religion peut en remplacer une autre, en matière d'acte barbare commis en son nom. Je ne crois pas non plus qu'il soit dément comme le prétend son avocat qui n'a peut-être trouvé que cette stratégie pour le défendre. En réalité, Breivik est d'abord et tout à la fois un islamophobe, un ultranationaliste d'extrême droite, un antimarxiste, un contempteur du multiculturalisme, un misogyne et un partisan d'Israël.

Ce n'est pas à la légère ou par émotivité que je qualifie ainsi ce salopard. Dès dimanche, alors que l'on commençait à en savoir plus sur celui qui a voulu éradiquer la jeune génération du Parti travailliste norvégien, je me suis attelé à lire le document de près de 1.500 pages qu'il a signé du nom d'Andrew Berwick et dont il faut craindre qu'il ne devienne le livre de référence de tous ceux qui rêvent de semer la mort et la dévastation, à coup d'explosifs et de balles à fragmentation, au nom de la lutte contre une prétendue islamisation de l'Europe. Rédigé en très bon anglais et intitulé « 2083, déclaration européenne d'indépendance », cet écrit est tout sauf un délire comme l'ont trop vite décidé plusieurs médias internationaux dont le quotidien français Le Monde. Et c'est bien cela qui est inquiétant.

Structuré, truffé de nombreuses références bibliographiques, cohérent dans sa forme et sa progression, ce véritable manifeste est une parfaite synthèse des écrits islamophobes européens mais aussi étasuniens. Pour Breivik, l'ennemi, c'est donc l'Islam. Et pour le combattre, tous les moyens seraient bons y compris le recours à la « stratégie du choc » telle que l'a si bien décrite Naomi Klein. En le lisant, j'ai retrouvé tous les arguments et raisonnements que charrie habituellement la blogosphère de cette nouvelle extrême droite européenne pour qui le danger n'est plus comme hier le Juif mais bien l'immigré ou le citoyen musulman.

Cela fait plusieurs années que l'émergence d'une extrême droite européenne, farouchement antimusulmane, m'inquiète car, le phénomène est tout sauf anecdotique. Année après année, son discours s'est diffusé dans toute la classe politique au point que certains partis de droite, comme de gauche, se sont sentis obligés de chasser sur ses terres nauséabondes cela sans oublier des intellectuels et des journalistes de renom. Certes, Anders Breivik n'est pas Marine Le Pen ni Geert Wilder, du moins dans les faits. Ces deux dirigeants politiques dont le fonds de commerce est la dénonciation du péril musulman en Europe ont condamné les deux attentats qu'ils ont attribués à un « déséquilibré solitaire ». Belle hypocrisie quand on sait que leurs propos sont à bien des égards identiques à ceux du tueur norvégien.

A force de pointer du doigt « l'islamisation rampante » de l'Occident, à force de dénoncer les « ravages du politiquement correct » (comprendre les législations antiracistes), à force de hurler contre « l'engourdissement suicidaire » de l'Europe face à l'Islam, « principale idéologie génocidaire » selon Breivik, l'extrême droite new-look a préparé et encouragé le passage à l'acte du terroriste. Et comment ne pas s'inquiéter quand on réalise, en lisant les réactions de la blogosphère identitaire, que nombreux sont ceux qui rêvent d'imiter le Norvégien mais cette fois en commettant un carnage dans une mosquée ou dans tout autre lieu à forte densité musulmane ? Comment ne pas s'indigner quand des cadres du Front national français estiment que l'immigration est la seule raison des drames d'Utøya et d'Oslo ?

Les Occidentaux ont souvent reproché aux élites des pays musulmans leurs positions ambiguës vis-à-vis du terrorisme. On se rend compte que le reproche vaut aussi pour toutes celles et tous ceux qui, au nom de la défense du peuple, prétendent comprendre les motivations diverses des islamophobes et des sympathisants et membres de l'extrême droite. Soudain, voilà que ces contempteurs du double discours des musulmans se mettent à revendiquer le droit à la nuance et la nécessité de comprendre les mécanismes ayant conduit aux deux tueries. Les voici donc qui nous disent que « comprendre n'est pas excuser » en oubliant allégrement que cette même phrase leur a permis de disqualifier nombre d'intellectuels musulmans ayant abordé la question du terrorisme islamiste…

dimanche 17 juillet 2011

La chronique du blédard : Boniface, BHL, les faussaires et les pérégrinations de Mqideche à Bahreïn

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 14 juillet 2011
Akram Belkaïd, Paris



Quatorze éditeurs français ont refusé le livre dont il est question dans cette chronique (1). Il n'y a rien d'étonnant à cela. Son auteur, Pascal Boniface, directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), s'y attaque avec un grand courage à des poids lourds de la vie médiatique et éditoriale française. Notez bien que je n'ai pas employé l'expression de « vie intellectuelle » car les personnes que ce chercheur met en cause sont tout sauf de véritables intellectuels.

Néanmoins, qu'il s'agisse de Bernard Henri-Levy, de Caroline Fourest ou de Philippe Val, toutes les personnes dont sont décrites les impostures ont une influence certaine dans le Paris qui compte. S'attaquer ouvertement à ces prépondérants, c'est prendre le risque de grosses représailles et de mise à l'index de la part de la majeure partie des médias qui font et défont les ventes d'ouvrages et les réputations d'auteur.

De quoi s'agit-il ? Comme il l'explique lui-même, Pascal Boniface ne s'attaque pas à des gens « qui se trompent » ou avec lesquels il ne serait pas d'accord mais bien à des experts, ou supposés tels, qui « trompent » leur auditoire de manière délibérée en ayant recours « à des arguments auxquels ils ne croient pas eux-mêmes pour mieux convaincre téléspectateurs, auditeurs ou lecteurs ». Et de préciser que ces « faussaires » peuvent croire à une cause mais emploient des méthodes malhonnêtes pour la défendre » et « fabriquent de la fausse monnaie intellectuelle pour assurer leur triomphe sur le marché de la conviction. »

A tout seigneur, tout honneur, commençons par BHL, qualifié par Boniface de « maître des 'faussaires' ». Il y a bien longtemps que l'on sait que ce philosophe « froufrouttant », pour reprendre l'expression de l'éditorialiste K. Selim est une imposture intellectuelle. On se souvient de ses papiers biaisés à propos de l'Algérie au milieu des années 1990 ou de ses prises de positions partiales à chaque fois qu'il s'agit d'Israël. Boniface, lui, rappelle que l'homme à la chemise blanche « a bâti sa carrière en maniant sans vergogne le mensonge » profitant en cela d'une exposition médiatique, mais aussi d'une grande fortune et d'une proximité avec les puissants « pour tenter, non pas de contredire, ce qui serait son droit, mais de faire taire, ce qui devient un abus, ceux dont les opinions ne lui plaisent pas. »

Ainsi, un nombre incroyable de mensonges jalonnent le parcours du « philosophe » de Saint-Germain des Près capable, par exemple, de confondre l'animateur Frédéric Taddeï avec le joueur de football italien Rodrigo Taddeï et de s'élever par écrit contre la prorogation de contrat du second en pensant qu'il s'agissait du premier… Rappelons aussi l'affaire « Botul » où, pour régler son compte à Kant (rien que ça !), BHL en appelle dans l'un de ses derniers livres aux « conférences aux néokantiens du Paraguay » ( !) d'un certain Jean-Baptiste Botul, ce dernier n'étant en réalité qu'un canular inventé par Frédéric Pagès, journaliste au Canard Enchaîné. Dans un pays normal, avec des contre-pouvoirs et une vraie éthique au sein des élites intellectuelles, une affaire comme celle de « Botul » aurait du discréditer à jamais BHL. Il n'en a rien été et l'homme continue de sévir, cherchant à faire taire tous ceux qui ne partagent pas son avis. « Dans la période récente, nul n'aura, à mon sens, autant desservi la vie intellectuelle et le débat démocratique que BHL, note Pascal Boniface. Et d'indiquer que, pour lui, BHL est « un peu le Ben Ali du monde médiatique. »

Comme indiqué au début de ce texte, d'autres personnalités très médiatiques sont éreintées par le livre. En Algérie, on comprendra aisément qu'il n'est nul besoin de trop s'attarder sur les pages consacrées à Mohamed Sifaoui, « pourfendeur utile de l'islamisme », et, peut-être, le seul Algérien au monde à avoir applaudi à l'intervention israélienne à Gaza en janvier 2009…

On lira avec attention les chapitres consacrés à Alexandre Adler et à Frédéric Encel, deux personnalités omniprésentes dans les médias (plus pour le premier que le second) et dont le propos pseudo-objectif (pour les deux) et sous couvert de références académiques un peu exagérées (pour le second) ne sert en réalité qu'à défendre les intérêts d'Israël.

Un autre chapitre concerne Caroline Fourest, qualifiée par l'auteur de « sérial-menteuse ». Concernant cette grande pourfendeuse de l'islamisme, le livre montre bien ce mécanisme utilisé par nombre de ses pairs qui consiste à se faire un nom et une réputation en surfant sur l'air du temps (islamophobie, peur de l'islam, etc…) et en s'attaquant à quelqu'un qui aura du mal à répondre et à se faire entendre. C'est fut le cas par exemple avec Tariq Ramadan.

« En s'attaquant à 'Frère Tariq', note Pascal Boniface, Caroline Fourest sait pertinemment qu'elle va s'attirer les bonnes grâces d'une partie des élites politico-médiatiques, et notamment celles de Bernard-Henri Levy, premier pourfendeur de Ramadan ». Et d'ajouter que « Tariq Ramadan possède l'avantage d'être extrêmement visible et de n'avoir pas beaucoup d'appuis et de soutiens dans les médias. L'accusation pesant sur lui d'antisémitisme lui ferme la plupart des portes. Il ne pourra pas rétorquer. Ou si peu. »

A ce niveau, et avant de terminer, le présent chroniqueur se doit de signaler qu'il ne connaît pas Pascal Boniface (ni Tariq Ramadan d'ailleurs) et que seule lui importe la nécessité de parler d'un ouvrage qu'il incite à lire pour ne plus se faire berner par des discours aussi omniprésents que malhonnêtes sur le plan intellectuel.

Terminons cette chronique par un autre sujet qui n'a pas grand-chose à voir (quoique...). J'ai lu avec consternation le « reportage » de Yasmina Khadra à Bahreïn (2) où ce dernier dédouane allégrement la monarchie absolue des al-Khalifa. Si des gens n'étaient pas morts Place de la Perle à Manama. Si d'autres n'étaient pas en prison. Si certains de mes amis bahreïnis, chiites de confession mais opposants laïcs au régime ne vivaient pas dans la hantise d'être arrêtés à tout instant-quand d'autres se sont déjà exilés à Dubaï -, j'aurais pu rire aux éclats devant ces pérégrinations digne d'un Mqidèche à Manama. Quand une telle inconsistance le dispute à autant de légèreté et d'obséquiosité, il n'y a rien d'autre à faire que plaindre l'intéressé, fut-il un écrivain au talent plus ou moins reconnu, et d'assurer à ses propres amis bahreïnis qui vivent dans la terreur depuis mars dernier, qu'il est des Algériennes et des Algériens solidaires de leur lutte contre une dictature qui tue, torture et persécute nombre de ses opposants qu'ils soient chiites ou non.

(1) Les intellectuels faussaires. Le triomphe médiatique des experts en mensonge, Pascal Boniface, Jean-Claude Gawsevitch, 247 pages, 19,90 euros.

(2) BAHREIN: Ce que le mirage doit à l'oasis, L'Expression, 12 juillet 2011.

dimanche 10 juillet 2011

Alger, La Motte-Piquet-instantané (L’Autre Journal, Janvier 1991)

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Un vieux texte qui remonte à janvier 1991.


Pas vu Paris depuis longtemps. A peine arrivé du soleil, déjà le froid, le stress et le métro. Toujours les mêmes odeurs, les petites boutiques, les musiciens, les mendiants. Chômeurs, handicapés, aveugles, cas sociaux. Assis par terre. « Un peu d’argent s’il vous plaît, j’ai faim. Un franc pour manger. » Du nouveau tout de même. Un autre style. Dans les rames. « Bonjour, je m’excuse de vous déranger. J’ai cinquante – trente ou vingt ans – Je suis gitan, fils de Gitan et de Française. Donnez-moi un sourire, un regard et modeste chèque-restaurant. » Un chèque-restaurant ! Ahuri, je regarde autour de moi. Personne ne bouge, ne lève la tête. Habitués, déjà blasés. La Motte-Piquet. Une tsigane. Un enfant dans ses bras. Biberon et guenilles. « Mèèè-ssieurs, dames ! Je ne vous demande pas beaucoup et si je fais la manche c’est pour lui. » Automatique, le gosse tend la main. Tragique ? Comique ? C’était donc vrai ? Le quart-monde à Paris. Calcutta, Le Caire, tout m’a précédé. Et si je me levais aussi, parlant fort comme on aime le faire chez nous. « Essalam Allaïkoum. Arabe, je suis entré en France sans visa et sans argent. Je vous demande un emploi, un piston, une carte de séjour ou une femme pour un mariage blanc. » Un autre se lèverait alors : « Je viens de Beyrouth ou bien de Bagdad, N’Djamena, Colombo… Plus rien à faire là-bas. S’il vous plaît, un peu d’argent pour les obus, une grenade, un pain de plastic ou une prise d’otages. » Tous les clandos, les fous, les chômeurs, mendiants et autres se lèveraient pour parler. Mais calmons-nous. Dieu merci, je repars pour là où la misère, qu’elle soit vraie ou factice, est normale, habituelle. Familière.

Propos volés par Akram Belkaïd
L'Autre Journal, janvier 1991
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