Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 29 septembre 2012

La chronique du blédard : Un voyage en fraternité

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 27 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

Il y a des moments où l’histoire et son legs pesant s’effacent comme par enchantement devant l’humain et les émotions qu’il peut ressentir. Le présent chroniqueur a pu s’en rendre compte à maintes reprises lors d’un périple algérien de dix jours en compagnie d’une centaine de lecteurs de l’hebdomadaire français La Vie. Venus des quatre coins de l’Hexagone (mais aussi de Suisse), il s’agissait pour certains de revenir sur leur terre natale, oubliée depuis au moins cinq décennies et enfouie dans les coffres-forts de la mémoire avec leurs souvenirs, bons et mauvais. Pour d’autres, c’était l’occasion de revoir les lieux d’un service miliaire passé à « pacifier » ce qui était alors une partie intégrante du territoire français. Pour tous, ou presque, ce voyage a été une manière de mettre fin à un refoulement qui n’avait que trop duré. Une possibilité de chasser enfin les cauchemars du passé et de se confronter à un peuple dont nombre de Français ignorent encore qu’il a pardonné depuis bien longtemps même s’il n’a rien oublié.

Et puis, il y avait celles et ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Algérie mais qui s’y sont rendus pour comprendre. Un voyage pour découvrir comment cette terre a évolué depuis ces époques successives où elle faisait la une des médias. Car tel semble être le sort de l’Algérie. On parle de ses embrasements puis elle redevient anonyme le temps d’une accalmie plus ou moins longue. Il y a eu les années cinquante, celles de la Guerre d’indépendance ou d’Algérie, selon l’endroit d’où on en parle. Virent les années quatre-vingt dix, celles de la Guerre civile ou, comme on le dit souvent, de la « décennie noire ». Que d’articles, que d’écrits et de dits. Et, à chaque fois, est venu ensuite un silence peuplé de fantômes.

Il ne faut pas se le cacher, pour nombre de ces voyageurs, venir en Algérie a relevé de l’acte courageux. Les obstacles à franchir étaient nombreux : la mémoire tourmentée, la blessure cachée, la douleur personnelle ou transmise, sciemment ou non, par la mère pied-noire de Constantine ou le père d’Oran ; mais aussi l’image extérieure, calamiteuse et les mises en garde affolée des entourages contre un tel déplacement. Et pourtant… Hebdomadaire catholique, de sensibilité clairement à gauche, La Vie pensait réunir quelques dizaines de personnes. Au total, elles ont été deux cent (quatre cents autres n’ayant pu obtenir de place !). Voilà qui confirme qu’il y a encore un « besoin » d’Algérie en France. Qu’une histoire, certes non officielle, a continué de se faufiler entre les chicanes des reproches bilatéraux et des surenchères politiciennes. Il ne faut pas se tromper. Résumer ce voyage à de la nostalgie (à de la nost-Algérie), serait une erreur. C’est bien plus important que cela. C’est un lien physique qui se (re)noue.

Que dire de ces dix jours sans trahir les confidences et les sanglots des uns, les regrets et les espoirs des autres ? Et bien d’abord, que l’accueil chaleureux et tranquille des Algériens restera à jamais gravé dans la mémoire de ces visiteurs. Bras ouverts et mots simples pour souhaiter la bienvenue, pour dire à quel point la présence de l’Autre dans nos rues signifie que les temps de folies appartiennent au passé. A Oran, comme à Alger, dans les ruelles de la Casbah comme dans celles de Cherchell ou de Tlemcen, rue Didouche Mourad ou dans les allées du Jardin d’essai, partout, des gestes d’amitié, de partage et de fraternité. Pas d’hostilité, pas d’agressivité alors même que le monde musulman s’embrasait à cause d’un film minable et de caricatures imbéciles pour ne pas dire criminelles.

Ah, ces discussions improvisées avec des passants curieux de voir autant de « rwamas » déambuler dans leur ville. La politique française, Sarkozy, Hollande, la Guerre d’Algérie mais aussi les histoires algériennes, les 200 milliards de dollars de réserves de change, le système politique et ses secrets d’alcôves, la colère contre nos dirigeants quels qu’ils soient, le chômage et la désespérance des jeunes, l’insécurité dans les villes et leurs faubourgs lépreux où sévissent des gredins armés de sabres. Là aussi, grande surprise des visiteurs, notamment pour celles et ceux habitués au mutisme craintif des voisins maghrébins. Quand il rencontre des Français venus comprendre son pays, l’Algérien, jeune ou vieux, ne se prive pas de dire ce qu’il pense à voix haute et même le chroniqueur en a été parfois sidéré. Ces voyageurs venus à la rencontre du peuple algérien n’auront pas été promenés dans des villages Potemkine, loin de là…

Il y a eu aussi des moments de grande intensité comme celui de la visite du monastère de Tibhirine. Instants de recueillements mais aussi d’explications à propos d’une Eglise d’Algérie qui a décidé de rester aux côtés des Algériens durant les temps difficiles. Une Eglise qui refuse que ce qu’elle a subi soit différencié de ce que ces mêmes Algériens ont vécu et, encore moins, que cela soit instrumentalisé pour mettre en accusation l’islam.

Hasan al-‘Atar, érudit musulman du dix-neuvième siècle a écrit un jour que le voyage « est le miroir des merveilles et la balance des expériences ». C’est aussi le meilleur moyen de découvrir l’Autre et de balayer les préventions réciproques. Bien sûr, tout n’est pas rose dans un monde en vert et des divergences demeureront encore à propos, entre autre, de la période coloniale, de la position d’Albert Camus, du sort des harkis ou de la signification actuelle du port du hidjab. Il n’empêche : en septembre 2012, deux cent voyageurs français ont compris que les Algériens sont passés à autre chose et qu’ils n’ont pas attendu la signature d’un traité d’amitié pour le faire. Rentrés chez eux, ils témoigneront d’une réalité bien différente de celle décrite par les tenants du choc des civilisations. Et c’est là le plus important. Pour l’Algérie comme pour la France.

P.S : Cette chronique est dédiée à la mémoire d’Anne-Sylvie Dat, née en Algérie il y a près de cinquante ans et qui vient de quitter ce monde. Fin décembre 1981, lors de l’un de ses séjours algérois (elle vivait en France depuis l’âge de deux ans) nous avions arpenté ensemble les ruelles de la Casbah puis les sentiers ombragés du centre familial de Ben Aknoun. Nous avions parlé du chagrin que le départ d’Algérie peut engendrer - y compris à l’âge de la première enfance-, de la nécessité de tourner la page et d’aller de l’avant pour se bâtir une vie dans un autre pays, celui qui devient le votre sans jamais faire oublier la terre natale. C’était la première fois que je réalisais concrètement que l’indépendance, celle dont nous célébrons (hélas, avec timidité et un peu trop d’amertume) le cinquantième anniversaire, pouvait être, pour d’autres, synonyme de blessure, fut-elle cicatrisée.
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mardi 25 septembre 2012

La chronique du blédard : Le Raffinement de l'Or : un cheikh égyptien à Paris

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 20 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

Au printemps 1826, débarque à Marseille la première mission d’acquisition du savoir (aujourd’hui, on parlerait de mise à niveau) envoyée en France par Muhammad Ali, pacha d’Egypte et bâtisseur du premier Etat moderne égyptien. Parmi ses quarante-quatre membres, figure un jeune érudit, le cheikh Rifầ̀̀‘a at-Tahtâwî (1801-1873) qui deviendra l’une des figures du mouvement de Renaissance arabe, la Nahda, du dix-neuvième siècle. Formé à l’université d’al-Azhar, Tahtâwî va suivre à la lettre l’une des recommandations de son maître Hasan al-‘Attar (théologien et recteur d’al-Azhar qui fut lui aussi un grand voyageur et un pionnier de la Nahda) en mettant par écrit ses observations et enseignements engrangés durant cinq années à Paris.

Cela donnera un ouvrage précieux et devancier dans le dialogue et la perception mutuelle entre monde arabo-islamique et Occident. Il s’agit de « Takhlîs al-ibrîz fi talkhîs Bâriz » soit « Le raffinement de l’or : abrégé de Paris », que les éditions Actes Sud viennent de rééditer (1). L’or, car Tahtâwî, tel un orpailleur obstiné, y passe au tamis tout ce qu’il a appris, lu, entendu et traduit durant un séjour parisien où il a rencontré de grands savants et érudits français dont certains avaient participé à l’expédition de Bonaparte en Egypte.

Sachant d’où il vient et qui il est, ayant en tête le célèbre hadith qui incite à chercher la science « fut-ce en Chine », Tahtâwî n’a aucun complexe à se confronter à un monde différent du sien. Un monde ayant pris une grande avance scientifique, technologique, financière et même artistique, ce que constate et regrette le cheikh. Il note que « les pays islamiques ont excellé dans les sciences juridico-religieuses, dans leur application, et dans les sciences rationnelles, mais ont négligé la totalité des sciences profanes ; ils ont ainsi recours aux pays étrangers afin d’apprendre ce qu’ils ignorent et d’acquérir ce qu’ils ne savent pas fabriquer ». Et, évoquant sa relation de voyage, Tahtâwî explique qu’il la « chargée d’exhorter les foyers de l’Islam à rechercher les sciences étrangères, les arts et les métiers, car il est établi et notoire que tout cela existe à l’état de perfection chez les Francs. Or c’est la vérité seule qui doit être suivie. » Et de conclure : « Par Dieu, durant mon séjour dans ce pays-là, à le voir jouir de toutes ces choses tandis que les royaumes de l’Islam en sont dépourvus, j’éprouvais un regret perpétuel. » Un propos d’une étonnante actualité…

Le livre n’est pas à proprement parler un guide de voyage. Divisé en six essais, il esquisse le parcours de Tahtâwî : enseignement intensif, apprentissage de la langue française qu’il possèdera au point de traduire une douzaine de livres pendant son séjour sans compter les articles de presse et les brochures diverses. Astronomie, géographie, rhétorique, logique et grammaire, cet étudiant brillant va forcer l’admiration de ses interlocuteurs parisiens et pleinement satisfaire les attentes du « Maître des Faveurs » (Muhammad Ali) – qui lui confiera à son retour plusieurs projets de réforme ainsi que la direction d’écoles d’administration et de langue.

Avec rectitude, parfois avec ironie, mais toujours avec respect, Tahtâwî observe et « dissèque » les Parisiens qu’il assimile parfois trop vite aux Français mais qu’il trouve accueillants et aimables à l’égard de l’étranger ( !). Outre « la curiosité, la passion pour les nouveautés et l’amour du changement » et leur attrait pour la mode, il note leur « habilité et leur agilité » mais aussi leur tempérament marqué par « la frivolité et l’humeur versatile ». Il salue aussi leur « penchant naturel pour l’acquisition du savoir » quelle que soit leur condition et leur amour pour le « spectacle » (théâtre, danse) dont il saisit le caractère esthétique et artistique cela sans oublier l’importance que revêt pour eux l’hygiène et le bon entretien de leur ville, y compris en hiver. Concernant les femmes, l’auteur – qui ne cache pas avoir lu quelques auteurs libertins - est d’abord lapidaire et relève que « les Français ne conçoivent aucun soupçon à l’endroit de leurs femmes, bien qu’elles fautent souvent et les bernent ». Mais, quelques pages plus loin, il rend hommage à l’égalité qui prévaut entre les deux sexes en matière de savoir et de sciences. S’adressant au lecteur, il écrit « ainsi, tu vois que la maxime qui prétend que la ‘beauté de l’homme c’est sa raison ; la beauté de la femme c’est sa langue’ ne convient pas à ce pays, où l’on s’enquiert de la raison de la femme, de son esprit, de son intelligence et de son savoir. »

Même s’il évite soigneusement de passer pour un hérétique aux yeux de lecteurs qui seraient intransigeants en matière de dogme islamique (notamment en ce qui concerne certaines questions philosophiques et scientifiques qu’il évoque), Tahtâwî ne craint pas d’aborder les questions politiques en résumant les multiples crises vécues par la monarchie des Bourbons. Il note : « Tu vois donc clairement que le roi de France n’est pas un maître absolu, et que la politique française est une loi restrictive, de telle sorte que le gouverneur est le roi, à condition qu’il agisse selon la teneur des lois qu’agréent les membres des divans (ministres et députés, ndc) ».

C’est à propos de ces lois que Tahtâwî émet un avis que nombre de musulmans d’aujourd’hui devraient méditer (on pense notamment aux actuels rédacteurs de la nouvelle Constitution tunisienne). Il note ainsi que la plupart d’entre elles « ne se trouvent pas dans le Livre de Dieu le Très-Haut, ni dans la Tradition de son Prophète – sur lui soient la bénédiction et le salut ». Mais, estime-t-il, le fait de les présenter au lecteur a pour but qu’il sache comment les Français « ont jugé que la justice et l’équité constituent des facteurs de la civilisation des royaumes, du repos des hommes, et comment gouverneurs et sujets s’y sont conformés, à tel point que leur pays a prospéré, leurs connaissances se sont multipliées, leurs richesses accumulées et leurs cœurs apaisés ». Et de préciser : « Tu ne les entends jamais se plaindre d’injustice. La justice est le fondement de la prospérité. »

On s’amusera donc à comparer les observations de Tahtâwî avec ce qu’il en est aujourd’hui de la France, de Paris, de ses habitants et de son système politique. Mais la lecture de l’Or de Paris est aussi une plongée stimulante en érudition. Celle de Tahtâwi bien sûr qui multiplie les analogies savantes et les références à des auteurs, qu’ils soient théologiens ou poètes. Mais aussi celle du traducteur Anouar Louca (1927-2003), dont la présentation et les notes ouvrent des centaines de nouvelles portes et incitent à encore plus de lecture tout en restituant l’extraordinaire foisonnement intellectuel et créatif de cette époque. Loin du fracas marchand des rentrées littéraires, voici un ouvrage susceptible d’accompagner le lecteur dans une quête destinée non seulement à mieux connaître le legs de la Nahda mais aussi à regarder d’une autre manière les enjeux contemporains, notamment ceux liés à la maîtrise de la modernité par les Arabes.

(1) L’Or de Paris, relation de voyage (1826-1831), traduit de l’arabe et présenté par Anouar Louca, 342 pages, 29 euros.

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jeudi 13 septembre 2012

Libye: la boîte de Pandore est ouverte

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SlateAfrique, 13 septembre 2012

L'attentat de Benghazi donne quelque peu raison à tous ceux qui ont mis en garde les pays occidentaux contre leur intervention militaire en Libye. Ils avaient en effet jugé que cela ouvrirait une boîte de Pandore susceptible de déstabiliser toute la région.

Manifestation contre à l'attentat de Benghazi du 12 septembre 2012. REUTERS/Esam Al-Fetori
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Est-ce une nouvelle histoire afghane qui commence? L’attentat meurtrier, mardi 11 septembre, contre le consulat des Etats-Unis à Benghazi, et qui a coûté la vie à l’ambassadeur américain Christopher Stevens, sonne comme un terrible rappel au réel et présente, d’une certaine façon, un air de déjà-vu (le dernier assassinat d’un ambassadeur étatsunien remonte à 1979 en… Afghanistan).

Retourner leurs armes contre leurs «bienfaiteurs»

Alliés hier avec l’OTAN —dont l’intervention militaire a précipité la chute du régime (et la mort) de Mouammar Kadhafi— des factions de ceux que l’on appelait, il y a un an encore les rebelles, sont-elles en train de retourner leurs armes contre leurs «bienfaiteurs», comme jadis les moudjahidines afghans?
Bien sûr, il est trop tôt pour répondre à cette question. Mais ce qui vient de se passer à Benghazi provoque de nombreuses interrogations.
Le fait que cela se soit passé dans la ville qui fut le cœur de la rébellion libyenne est loin d’être anodin. Cela rend peu crédible la thèse d’une action menée par le camp résiduel des pro-Kadhafi.
On le sait, la Libye est encore secouée par des violences sporadiques que le nouveau pouvoir présente comme relevant de l’activisme des derniers soldats perdus de l’ancien dictateur.
Nul ne sait si c’est vraiment le cas ou s’il s’agit de règlements de comptes sur fond de rivalités régionales voire ethniques.
En tous les cas, on voit mal des kadhafistes arriver à perpétrer un tel attentat à Benghazi. Et si c’est vraiment le cas, cela signifierait que le nouveau pouvoir libyen —très pro-américain— est incapable de contrôler le pays y compris dans les zones où il est censé jouir du plus grand soutien.
La faction salafiste «Katibat Ansar al-Charia»

L’autre hypothèse concerne bien évidemment les factions islamistes dont certaines ont longtemps été jugées comme proches d’al-Qaida par Washington.
Des les premières heures ayant suivi l’attentat, de nombreux observateurs ont estimé que l’action avait été menée par des djihadistes ayant profité de la colère populaire à propos du «film» provocateur sur le prophète Mahomet.
Mis en cause, la faction salafiste «Katibat Ansar al-Charia» (brigade des partisans de la charia), très présente dans la région de Benghazi, et lourdement armée, a nié toute participation et dénoncé des accusations «sans preuve ni enquête».
Reste que les soupçons à l’égard de ce groupe radical restent élevés et témoignent de la difficulté que le nouveau régime de Tripoli éprouve à contrôler la composante islamiste de l’ex-rébellion.
De fait, nombreux sont les observateurs qui estiment que le pouvoir libyen devra tôt ou tard se colleter avec les milices salafistes qui refusent toute alliance avec les Etats-Unis et ses alliés. Ainsi, l’attentat contre le consulat constitue le révélateur de tensions internes bien plus importantes qu’on ne le pensait.
En envoyant deux navires de guerre en Méditerranée et en dépêchant deux cent marines en Libye, les Etats-Unis prennent à la fois le risque d’affaiblir le nouveau pouvoir libyen mais aussi celui d’une confrontation directe avec certains de leurs alliés d’hier.
Une évolution qui, aujourd’hui, donne quelque peu raison à tous ceux qui ont mis en garde les pays occidentaux contre leur intervention militaire en Libye, jugeant qu’elle ouvrirait une boîte de Pandore susceptible de déstabiliser toute la région.

Akram Belkaïd
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La Tunisie attend sa Constitution

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SlateAfrique, 12 septembre 2012

Les difficultés institutionnelles de la Tunisie démontrent que la période de transition post-Ben Ali est encore loin d’être achevée.


Manifestation de partisans Ennahda à Tunis le 31 août 2012. REUTERS/Zoubeir Souissi
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La question est simple: quand donc les Tunisiens pourront-ils se prononcer sur le projet de nouvelle Constitution?
Pour mémoire, et ce fut l’une des réussites de la période detransition post-Ben Ali, une Assemblée constituante avait été désignée par les électeurs le 23 octobre 2011, après un vote démocratique qui rompait avec des décennies de magouilles électorales et de fermeture du champ politique.
A l’époque, le contrait était clair. Les nouveaux députés disposaient d’un an maximum pour finaliser leurs travaux et pour permettre à leurs concitoyens d’aller de nouveau aux urnes (le type de scrutin —élections législatives ou présidentielle— dépendra de la nature du régime choisi par la Constituante).
Aujourd’hui, dans un contexte social et sécuritaire très tendu —des émeutes ont eu lieu à l’intérieur du pays tandis que l’activisme salafiste ne faiblit pas— la nouvelle Constitution se fait attendre.
Mardi 4 septembre, lors de la rentrée parlementaire, des dates contradictoires ont été annoncées pour l’adoption de ce texte fondamental qui doit régir la Tunisie nouvelle.
Alors que l’agence de presse officielle TAP a avancé la fin du moins d’octobre comme date butoir, le président de l’Assemblée nationale constituante (ANC) Mustapha Ben Jaafar a indiqué que la finalisation du texte aurait lieu le 15 décembre prochain avec de nouvelles élections en mars 2013.
D’autres sources plus ou moins proches du parti Ennahdha estiment que rien n’est encore fixé et qu’il existe une probabilité pour que le vote des Tunisiens intervienne au premier semestre de l’année prochaine.
Enfin, propos qui ont émus l’opinion publique, un député du Parti démocratique progressiste (PDP, opposition) Iyed Dahmani, membre de la commission de coordination et de rédaction de la Constitution, a estimé que le texte serait finalisé en mars 2013 avec des élections en septembre 2013, soit une prolongation de près d’un an du mandat de l’ANC.

Pris goût à leurs privilèges et à leurs salaires jugés mirobolants

Il faut dire que les débats de cette instance avancent à un rythme très méditerranéen… Certes, les députés se réunissent, mais c’est souvent pour examiner des textes secondaires comme la création d’un corps des huissiers du Trésor ou la modification du statut des agents de douane.
A l’inverse, le manque de visibilité est total concernant la mise en place pérenne d’une Commission indépendante d’organisation des élections ou encore la révision du système judiciaire ou, plus important encore, le contenu définitif de la Constitution.
Face à cette situation, nombre de Tunisiens accusent les nouveaux députés d’avoir pris goût à leurs privilèges et à leurs salaires jugés mirobolants.
La lenteur des travaux s’expliquerait ainsi par la volonté parlementaire de faire perdurer une situation professionnelle somme toute confortable au moment où les difficultés économiques s’accumulent.
Transition post-Ben Ali loin d'être achevée

D’autres observateurs n’hésitent pas à critiquer les compétences de certains députés, les jugeant incapables de prendre la mesure des enjeux.
Une attaque qui fait écho aux arguments des caciques de l’ancien régime qui expliquaient à l’époque de Ben Ali que la démocratie était impossible en Tunisie en raison de l’incompétence, à la fois politique mais aussi juridique, technique et administrative, de nombre de Tunisiens susceptibles d’être élus par leurs pairs.
Il faut dire que, déjà, l’ancien parlement aux ordres de l’ex-président ne brillait guère pour sa capacité à appréhender les enjeux auxquels était confrontés la Tunisie.
En somme, le Parlement serait passé de la chambre d’enregistrement à une chambre où règnent le désordre, l’improvisation et de sordides calculs politiques sachant que la volonté de se faire réélire n’est pas la moindre des motivations des principaux concernés.
Mais la date d’achèvement des travaux de l’ANC n’est pas le seul motif d’exaspération et d’inquiétude. Nombre de Tunisiens se demandent ce qui se passera si le texte n’est pas adopté aux deux tiers des députés (une perspective que personne aujourd’hui ne repousse).
Faudra-t-il alors en appeler aux électeurs via un référendum sachant qu’une telle démarche ne pourra que favoriser le parti Ennahdha, ce dernier ayant démontré sa capacité à mobiliser ses électeurs?
La question n’est pas encore tranchée mais elle démontre que la période de transition post-Ben Ali est encore loin d’être achevée.

Akram Belkaïd
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La chronique du blédard : De la fiscalité et du bon citoyen

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 13 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

« La France, tu l’aimes ou tu la quittes… ». On connaît cette fameuse injonction, souvent maniée par la droite française à l’encontre de toute personne, issue de l’immigration et, peu satisfaite de son sort et de la manière dont elle est traitée – ou a été traitée – par la France, qu’elle soit officielle ou non. Ceux qui subissent le plus ce rappel à l’ordre sont les jeunes des cités qu’une certaine propagande présente comme étant une cinquième colonne antipatriotique au service d’intérêts étrangers (pays d’origine, réseaux islamistes, etc.…).

La question de la loyauté des Français d’origine étrangère, ou pour être plus précis, des Arabes, des Sub-Sahariens et de tous ceux qui ont un lien avec le Sud, est ainsi régulièrement posée et pas uniquement par le Front national de Marine Le Pen ou par quelques stupides éditeurs-écrivains en mal de célébrité. A droite comme à gauche (mais surtout à droite), ce thème est exploité sans vergogne comme on l’a vu lors du fameux débat sur l’identité nationale ou, plus récemment, lors des polémiques à propos de la double-nationalité de certains joueurs de football.

Et voilà que Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, vient de décider de demander la nationalité belge ce qui, curieusement, ne semble guère choquer les personnalités politiques françaises qui réclament l’interdiction de la double nationalité. Au dire de certains, cette naturalisation annoncée serait le prélude à un exil fiscal en réponse au projet de François Hollande de taxer les plus hauts revenus à 75%. Voilà qui rappelle la ridicule débandade des plus fortunés en 1981 (ils étaient persuadés que les « rouges » les saigneraient en place publique) et qui posera d’une autre manière la question de la loyauté à l’égard de la France.

Car qu’est-ce qu’un « bon Français » ou, pour éviter de s’engager de nauséabonds chemins, qu’est-ce qu’un bon citoyen sinon celui qui, entre autre, s’acquitte de ses impôts (d’ailleurs, on ne peut être naturalisé français sans être en règle avec l’administration fiscale) ? Or, que dire de ces Français qui s’expatrient, qui en Belgique, qui en Suisse, pour justement échapper au fisc de leur pays ? Un pays qui les a vu naître, qui leur a donné une éducation, qui les a soignés (souvent pour presque rien). Parmi cette catégorie d’égoïstes on trouve bien évidemment les sportifs de haut niveau. Il y a quelques mois, l’un d’eux, le footballeur Nicolas Anelka, a eu des mots durs à l’égard de son pays, l’accusant de ne pas aimer les riches et de ne chercher qu’à les taxer, oubliant au passage que sa formation – gratuite – de jeune sportif devait beaucoup à l’effort fiscal de ses concitoyens.

Mais il n’y a pas que les sportifs. Patrons d’entreprises, hommes d’affaires, écrivains, artistes, nombreux sont celles et ceux qui s’exilent sans pour autant rompre avec leur pays, ce dernier, brave bête, leur offrant toujours le moyen de rayonner et de développer leurs activités. Ils n’y paient pas l’impôt mais s’arrangent pour y être soignés (ce qui se fait sur le dos des contribuables qui, eux, paient leur écot) ou pour y être aidés par le pouvoir politique afin de développer leur business sur le plan international. 

De ces gens qui quittent la France parce qu’ils n’aiment pas son système fiscal, la droite ne dit rien ou presque. Elle leur trouve même des excuses et, ceci expliquant sûrement cela, les sollicite pour financer ses campagnes électorales avec la promesse d’une amnistie fiscale ou d’une baisse des prélèvements sur le revenu (la campagne présidentielle de 2007 en est le meilleur exemple). C’est ainsi qu’il est devenu plus grave de siffler la Marseillaise ou de porter une casquette en parlant le verlan que de refuser de participer à l’effort national en ces temps de crise…

L’existence d’expatriés fiscaux installés en Belgique ou en Suisse mais profitant encore de la France ainsi que les discours tendant à trouver cette situation normale démontrent le niveau de régression atteint en matière d’équité fiscale. Depuis les années 1980, l’impôt payé par les plus riches n’a fait que diminuer au nom de l’efficacité économique prônée par le libéralisme (s’il paie moins d’impôts, le riche serait plus enclin à créer des emplois). A cela s’ajoute le fait qu’une industrie de « l’optimisation fiscale » s’est développée pour exploiter tous les moyens plus ou moins légaux pour diminuer l’impôt (les banques suisses et les paradis fiscaux n’étant pas les derniers à pratiquer ce jeu…). Que cela fragilise des Etats confrontés à la baisse de leurs recettes budgétaires, que cela augmente les inégalités et les frustrations sociales, que cela mine la démocratie et conforte les courants populistes, tout cela ne semble guère gêner les principaux concernés ce qui en dit long sur leur tendance à se couper du reste de la société.

Dans son dernier livre à propos de la nécessité, très stimulante, de renouer avec l’espérance d’un monde meilleur (1), l’essayiste Jean-Claude Guillebaud rappelle cette phrase de l’écrivain Claude Roy au lendemain de la chute du mur de Berlin (et de la fin du communisme) : « C’est très bien. Mais qui va donc faire peur aux riches maintenant ? ». Après plusieurs décennies de réformes libérales et de remise en cause insidieuse des pactes sociaux, il est évident que les riches n’ont plus peur de rien puisqu’ils se permettent même de défier ouvertement les dirigeants issus des urnes. Ce qui se passe en France est donc un moment clé dans le bras de fer que se livrent le pouvoir politique et celui de l’argent. Et, dans l’affaire, tout nouveau recul du premier sera une nouvelle défaite pour la démocratie.

Cette problématique vaut aussi pour nombre de pays arabes, y compris en Algérie, où la question fiscale est rarement abordée sous l’angle des institutions. Or, comme l’ont compris les premiers réformateurs du dix-neuvième siècle en Egypte, en Tunisie, au Liban et même en Iran, il n’y a pas d’Etat digne de ce nom sans un système fiscal juste et cohérent obligeant chaque citoyen à participer à l’effort national et cela à la hauteur de ses revenus.

(1) Une autre vie est possible, L’Iconoclaste, 214 pages, 14 euros.
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mardi 11 septembre 2012

Libye: le temps des procès est arrivé

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SlateAfrique, 10 septembre 2012

Le refus d'externaliser les procès des dignitaires du régime Kadhafi arrange tout le monde ou presque.

Des Libyens célébrant la prise de Tripoli, le 22 août 2011. ©MAHMUD TURKIA / AFP
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Mise à jour du 10 septembre: Le procès de Seif al-Islam, fils du défunt dictateur libyen Mouammar Kadhafi, annoncé pour septembre, a été reporté sine die, ont indiqué aujoiurd'hui à l'AFP par les autorités judiciaires libyennes. La raison: l'enquête va se poursuivre depuis l'extradition d'Abdallah al-Senoussi (ex-chef des renseignements du régime de Mouammar Kadhafi). "Un procès pourrait se tenir au début de l'année prochaine", selon un responsable chargé du dossier de Seif al-Islam.
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C’est bien connu, chaque révolution a ses procès et la Libye post-Kadhafi ne va pas faillir à la règle.
Au cours des jours qui viennent, plusieurs hauts responsables de l’ancien régime vont se retrouver devant les juges, parmi lesquels Abdelati Al-Obeidi, ancien ministre des Affaires étrangères et Mohamed Belgassem Al-Zwai, ancien président du Congrès du peuple (parlement, tel que défini par feu le «Guide de la Jammahiriya»).
Mais, c’est surtout la perspective du procès de Seif al Islam, le fils de Kadhafi actuellement détenu à Zenten dans le sud-ouest de Tripoli, qui retient l’attention.
Selon plusieurs informations en provenance de la capitale libyenne, le passage devant la justice de l’ex-futur héritier de son dictateur de père, n’est plus qu’une question de jours. En revanche, il est encore trop tôt pour savoir quand seront jugés Abdallah Al-Senoussi et Baghdadi Al-Mahmoudi, deux personnalités emblématiques du pouvoir Kadhafi.
On le sait, les deux hommes ont pour point commun d’avoir fui la Libye avant d’être extradés par les pays où ils avaient cru trouver refuge.
Pour Al-Mahmoudi, ancien Premier ministre, c’est en Tunisie que s’est joué son sort en juin dernier.
Après plusieurs mois de tergiversation, le gouvernement tunisien a décidé de le remettre aux autorités tunisiennes, une décision qui, à l’époque, avait provoqué la colère du président Moncef Marzouki, ce dernier n’ayant pas été informé de cette extradition (à laquelle, d’ailleurs, il s’opposait au motif que Mahmoudi risque la condamnation à mort dans son pays).

Attentat contre le DC10 d'UTA

Plus intéressant est le cas d’Abdallah Al-Senoussi, ancien chef des renseignements libyens et beau-frère de Kadhafi.
Recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour crime contre l’humanité (notamment le massacre de 1.200 prisonniers dans le bagne d’Abou Salim, à Tripoli, en 1986), cet homme, qui a aussi été condamné par contumace en France pour son rôle dans l’attentat contre le DC10 d’UTA (19 septembre 1989), a suivi un curieux itinéraire avant d’être rattrapé par les siens.
Arrêté au Maroc et longtemps détenu dans ce pays —où il a vraisemblablement été débriefé par plusieurs services secrets occidentaux— il a été expulsé vers la Mauritanie qui a fini par l’extrader.
Dans les analyses sur cette affaire, il est souvent mis en exergue le fait que le nouveau régime libyen a su s’imposer face à la volonté de la CPI de juger les anciennes figures du régime de Kadhafi. C’est vrai pour Al-Senoussi mais c’est aussi vrai pour Saïf al-Islam.

L’axe Washington-Paris-Doha

La Libye a refusé de livrer ces deux hommes à La Haye mais aussi s'est montrée peu coopérative avec les missions d’information de cette même CPI en Libye (on se souvient qu’une de ses délégations a été emprisonnées durant un mois après sa visite à Seif al Islam).
Ainsi, Tripoli a fait acte de souveraineté dans un contexte où de nombreux Arabes, à commencer par les voisins algériens, estiment que le nouveau régime libyen n’est qu’une marionnette soumis au bon vouloir de l’axe Washington-Paris-Doha.
Les procès à venir devraient donc conforter l’idée que la Libye a un système judiciaire qui fonctionne et donc de véritables institutions.
Il faut tout de même relever que ce refus d’externaliser ces procès arrange tout le monde ou presque.
A La Haye, disposant d’un avocat et de tous ses droits de prévenu, Seif al Islam Kadhafi aurait pu transformer les audiences en shows bien embarrassants pour ses alliés d’hier à commencer par les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne sans oublier la France.
Même chose pour Al-Senoussi, l’homme des basses œuvres de Kadhafi qui a longtemps été l’interlocuteur incontournable des Occidentaux dans leur lutte contre le terrorisme. Cela sans oublier toutes ces rumeurs de financement de campagnes électorales en Europe comme aux Etats-Unis par Kadhafi.
Il appartient donc à la «nouvelle» justice libyenne de faire en sorte que les procès à venir ne débouchent pas sur des révélations compromettantes pour tout le monde…

Akram Belkaïd 
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Quel avenir pour la Syrie (TV) ?

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Participation à Maghreb Orient Express sur la Syrie (8 septembre 2012)

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vendredi 7 septembre 2012

La chronique du blédard : De l'information et du côté obscur de la rébellion syrienne

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 6 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

En règle générale, et en matière d'actualité, l'être humain aime les histoires simples, celles où les frontières entre le mal et le bien sont clairement délimitées et où l’ambiguïté et le clair-obscur sont réduits à la portion congrue. Mais l'une des règles majeures du (bon) journalisme est de se méfier des contes parfaits, des situations binaires où chaque partie (bonne et mauvaise) est bien identifiée. Malheureusement, c'est l'une des règles parmi les moins respectées en ces temps de course au clic et à l'audience, de story telling (l'art de raconter une belle histoire) et de simplification du message. Le cas de la guerre en Syrie et de la manière dont elle est couverte par une majeure partie de la presse occidentale, sans oublier les télévisions arabes Al-Jazeera et Al-Arabia, en sont une parfaite illustration. D'un côté, le mal absolu (le régime de Bachar al-Assad) et, de l'autre, le bien personnifié (la rébellion). 

Commençons par l'indispensable préalable. Le régime syrien est une dictature sanguinaire et indéfendable. A son modeste niveau, le présent chroniqueur peut témoigner de la brutalité d'un système basé sur la peur et la délation et que seul égalait en horreurs son équivalent irakien de l'époque de Saddam Hussein (à côté de ces deux dictatures, celle, pourtant paranoïaque, de Zine el Abidine Ben Ali faisait pâle figure). Il ne s'agit donc pas d'introduire le moindre doute. Assad et sa clique terrorisent et tuent leur propre peuple. Il leur faudra donc répondre de leurs actes et il n'est pas acceptable qu'ils puissent se maintenir au pouvoir. Ceci étant précisé, faut-il pour autant restreindre l'information quand celle-ci ne colle pas à la grille de lecture manichéenne chère à Bernard-Henry Levy et à tous ceux qui, comme lui (y compris en Algérie…), n'en finissent pas d'en appeler à une intervention militaire ? C'est d'autant plus important que personne ne sait à quoi ressemblera l'après-Assad, les « bons » d'aujourd'hui pouvant facilement devenir les « méchants » de demain comme en témoignent certains signaux précurseurs inquiétants.

Ce qui se passe en Syrie est une guerre civile, certes asymétrique (aviation, chars et artillerie d'un côté, armes légères de l'autre), mais c'est tout de même un conflit où les deux parties ne font aucun quartier. Si les horreurs commises par l'armée et les forces de sécurité syriennes – sans oublier les milices de supplétifs – sont largement évoquées par la presse internationale, les informations, et mises en causes, sont plus rares concernant les actions controversées de la rébellion (comme en témoignent les commentaires lapidaires à propos des explosions à la voiture piégée dans Damas lesquelles ne sont rien d'autre que du terrorisme). Dans un article récent, le grand reporter Robert Fisk a mis en exergue quelques éléments troublants dont il est rarement question dans les grandes publications et encore moins sur les ondes d'Al-Jazeera (1). Celui qui sillonne la région depuis plus de trente ans et, que l'on ne peut soupçonner de la moindre sympathie pour le régime d'Assad, rapporte ainsi que l'Armée syrienne libre (ASL) est parfois bien mieux équipée qu'on ne le croit et qu'elle est aussi composée de combattants étrangers ce qui conforte les informations selon lesquelles la Syrie est devenue le point de convergence de nombreux djihadistes.

Surtout, Fisk explique que les actions armées contre le régime obéissent parfois à des plans qui semblent soigneusement préparés. Tel fut le cas par exemple de l'attaque contre l'école d'artillerie d'Alep où sont stationnées des éléments chargés de la défense anti-aérienne du pays. Autre information fournie par le journaliste : les assassinats de pilotes de l'armée de l'air syrienne ont commencé bien avant que cette dernière n'intervienne contre les insurgés. Robert Fisk rappelle aussi que de nombreux scientifiques employés par le régime ont été assassinés depuis le début de la guerre civile. L'ASL est-elle infiltrée par des djihadistes ou, plus encore, ces derniers en constituent-ils l'ossature principale ? Cette armée a-t-elle reçu pour mission de préparer le terrain à une intervention aérienne étrangère en mettant hors de service l'aviation loyaliste ? Et quelles contreparties les pays du Golfe ont-ils exigé avant d'armer l'ASL ?

Ces questions sont légitimes. Les poser ne signifie pas que l'on défende le régime mais juste que l'on cherche à connaître la vérité sachant que cette dernière est, avec les populations civiles, l'une des premières victimes de la guerre. D'ailleurs, à propos de populations civiles, un autre article de Fisk a largement été passé sous silence par le rouleau compresseur médiatique anti-Assad. Il s'agit du massacre de Darraya où près de 300 personnes ont perdu la vie (2). Bien loin de la version communément admise (et qui met en cause l'armée syrienne), il semble que la tuerie ait résulté d'un échange de prisonniers qui aurait mal tourné et que les deux parties seraient impliquées. Dire cela, le rapporter au public est une manière de se prémunir vis-à-vis des lendemains qui déchantent. La Guerre d'Espagne a montré que le « camp du bien », en l'occurrence celui des républicains, pouvait être capable, lui aussi, des pires exactions. Est-ce que cela discrédite la cause défendue par ceux qui, au final, ont été vaincus par les franquistes ? Évidemment non mais connaître la vérité, ne serait-ce au moins qu'une partie, est nécessaire.

Le régime d'Assad finira par tomber. La question est de savoir quand et comment. Surtout, on a le droit de s'interroger à propos de ce qui va suivre. Que la lutte armée soit menée, en partie, par des djihadistes armés par des pays comme l'Arabie Saoudite et le Qatar n'est pas forcément une bonne nouvelle. Quelle tendance va triompher au sein de la rébellion ? Les démocrates et autres forces dites laïco-progressistes ? Ou bien alors les partisans d'une théocratie qui, une fois installés au pouvoir, s'empresseront d'oublier leurs promesses de tolérance et de respect du pluralisme politique. Nul ne le sait mais une chose est certaine : au pire peut toujours succéder l'« encore pire ».

(1) « The bloody truth about Syria's uncivil war », The Independent, 26 août 2012.
(2) « Inside Daraya - how a failed prisoner swap turned into a massacre », The Independent, 29 août 2012.

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S'il y avait des élections demain en Tunisie, Ennahdha serait battu

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SlateAfrique, 6 septembre 2012

La prégnance du religieux dans l’actualité politique et sociale tunisienne est peut-être le signe annonciateur d’une radicalisation à venir du parti au pouvoir Ennahdha.


Manifestation en faveur du parti Ennahdah à Tunis, le 31 août 2012. REUTERS/Zoubeir Souissi
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Loin du chaos syrien (guerre civile de plus en plus meurtrière) et de l’imbroglio égyptien (personne n’est en mesure de dire qui gouverne réellement ce pays), la Tunisiecontinue vaille que vaille de tracer sa route post-dictature. Mais pour aller où? C’est la question que se posent avec angoisse de nombreux Tunisiens.
Il faut dire que le pire comme le meilleur restent encore possible pour le pionnier du printemps arabe. Dans un entretien récent accordé au quotidien La Presse, l’intellectuel Yadh Ben Achour a ainsi mis en garde contre la possibilité d’une dérive vers «une dictature pire que celle de Ben Ali».
L’intéressé n’est pas le premier venu. Universitaire, il a été le président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et a largement contribué à la réussite de la période de transition qui a séparé la chute du pouvoir de Ben Ali de l’élection d’une Assemblée constituante le 23 octobre 2011.
Et ce qui inquiète ce juriste, c’est bel et bien l’omniprésence du religieux dans la vie des Tunisiens. Activisme radical de groupes salafistes (ou supposés tels), violences contre des intellectuels et des artistes, prêches incendiaires dans certaines mosquées, manifestations diverses d’intimidation à l’égard de ce que la Tunisie peut compter comme esprits ouverts et tolérants, manœuvres pour donner une connotation religieuse à la nouvelle Constitution: voilà autant de motifs d’inquiétude qui interpellent à propos de l’expérience démocratique tunisienne.

Tolérance pour les exactions commises par les groupes salafistes

«Depuis les premières réunions de l’Assemblée constituante, il ne se passe  plus un seul jour sans que l’on soit assailli par les évènements ou les thématiques religieuses, déplore ainsi Yadh Ben Achour. Un jour ce sont les propos de certains constituants revendiquant l’application des peines coraniques, comme l’amputation ou la crucifixion, un autre jour ce sont les munaqibat (femmes entièrement voilées) qui investissent La Manouba (université en banlieue de Tunis), un autre jour encore les agressions terroristes indûment appelées "salafistes" contre les artistes, les intellectuels, (…), le lendemain des proclamations fracassantes et des appels au meurtre de la part d’un certain nombre d’imams-voyous, le surlendemain des violences à l’égard d’un groupe chiite, la veille, un procès inique contre de jeunes caricaturistes, l’avant-veille, un procès moyenâgeux contre la diffusion de Persepolis, sans compter les débats incessants autour de la charia, de l’adoption, du Code du statut personnel, de la polygamie, du niqab (…)
Cette prégnance du religieux dans l’actualité politique et sociale tunisienne est peut-être le signe annonciateur d’une radicalisation à venir du parti au pouvoir Ennahdha.
Après avoir donné des gages de respect du jeu démocratique et du pluralisme des opinions (Ennahdha a accepté que la charia ne soit pas explicitement mentionnée dans la future Constitution), la formation de Rached Ghannouchi est peut-être en train de réaliser que le temps joue contre elle.
A force de tolérer les exactions commises par les groupes salafistes, à force aussi de se polariser sur les questions religieuses au détriment de l’économie et du social, Ennahdha a déçu de nombreux Tunisiens. Sans que l’on sache qui en est l’auteur et s’il a été vraiment réalisé, un sondage est sur toutes les lèvres à Tunis, puisqu’il indique que l’audience du parti religieux aurait baissé de 30%.
Des personnalités tunisiennes du monde des affaires affirment même, toujours sans élément matériel concret, qu’Ennahdha perdrait l’élection présidentielle si elle était organisée au cours des prochaines semaines.
De fait, de nombreux Tunisiens, et pas simplement les intellectuels, les artistes ou les classes aisées, en ont plus qu’assez de l’indigence du discours politique d’Ennadha. Ce dernier a  finalement montré ses limites

Bataille pour l’adoption d’une nouvelle Constitution

Incapable de s’attaquer de front aux questions fondamentales telles que le choix d’un nouveau modèle de développement économique ou la politique de lutte contre le chômage, le parti religieux n’a pas d’autre choix que de cadenasser les institutions dans la perspective de futures élections.
D’où, notamment, le recours à certaines lois et dispositions datant de Ben Ali comme le fameux «trouble à l’ordre public», qui permet de poursuivre n’importe quel démocrate, artiste ou intellectuel.
C’est en cela que la bataille pour l’adoption d’une nouvelle Constitution est fondamentale. De ce texte, dont on attend encore la version finale, dépendra la marge de manœuvre à venir des forces politiques non-islamistes.
Car, ce qui est désormais en jeu, c’est la possibilité d’une alternance. C’est à cette aune qu’il faut donc analyser les mouvements d’Ennahdha, et ses alliés islamistes, sur l’échiquier politique tunisien.
Et, là aussi, rien n’est encore joué et les Tunisiens ont encore (pour le moment, diront les pessimistes) la possibilité de crier «dégage!» au vainqueur (relatif) du scrutin du 23 octobre 2011.

Akram Belkaïd
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lundi 3 septembre 2012

La chronique du blédard : Armstrong, le cyclisme et le dopage

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 30 août 2012
Akram Belkaïd, Paris

Jusqu’à quel niveau de déchéance le cyclisme professionnel va-t-il s’enfoncer ? On savait ce sport bien malade, ou plus exactement bien corrompu par le dopage et diverses tricheries. Ce qui s’est passé sur le Tour de France à partir du milieu des années 1990 le prouve. Toutes les victoires depuis cette date, toutes sans exception, sont sujettes à caution et les ombres respectives de l’EPO (une hormone de synthèse) et des transfusions sanguines d’avant compétition (une manière d’augmenter sa puissance physique) planent sur elles. Cela sans oublier l’usage de corticoïdes et autres stimulants classiques.
Et voilà que l’agence américaine de lutte contre le dopage (Usada) annonce (peut-être un peu trop vite eut égard aux procédures) que Lance Armstrong sera déchu de ses victoires et radié à vie du cyclisme professionnel. 

On savait le septuple vainqueur du Tour de France (un record) dans la ligne de mire de cette administration mais nombreux sont ceux qui pensaient qu’il trouverait encore le moyen de s’en sortir à bon compte, moyennant, par exemple, un arrangement financier. Cela n’a pas été le cas car l’Usada avait bel et bien l’intention de le traîner devant les tribunaux. C’est cette perspective – et celle de devoir mentir sous serment - qui a poussé le cycliste étasunien aux ambitions politiques avérées (il pourrait briguer le poste de gouverneur du Texas) à renoncer à contester les graves accusations de dopage à son encontre.

Le palmarès du Tour de France va donc encore être modifié au point qu’il sera de plus en plus difficile de savoir qui l’a gagné et quand. Mieux, on peut se demander s’il ne vaut pas mieux terminer second de cette épreuve en attendant que les enquêtes sur le dopage (les échantillons sanguins sont conservés pendant huit ans) n’aboutissent. La plus grande épreuve cycliste du monde n’en sort pas grandie. Que l’on repense à toutes ces images, tous ces reportages et articles dithyrambiques consacrés aux victoires d’Armstrong… 

Tout cela est à jeter aux poubelles. Ce fut autant un leurre qu’une auto-intoxication. Voilà le cyclisme devenu comparable à un monde orwelien ou brejnévien, où les journaux du passé sont constamment retouchés…
Le dopage a toujours existé dans le cyclisme. Au début du vingtième siècle, les forçats de la route avalaient tout et n’importe quoi (caféine, absinthe, strychnine,…)  pour tenir sur selle et aller le plus vite possible. Plus récemment, de grands champions ont avoué – ou n’ont pas caché – s’être aidés de substances destinées à améliorer leurs performances. On pense notamment à feu Jacques Anquetil, quintuple vainqueur du Tour de France, qui fut à son époque un grand pourfendeur des premiers contrôles antidopage. La mort en 1967 du cycliste Tom Simpson sur les pentes du mont Ventoux a changé la donne. Les contrôles sont devenus systématiques et de nombreuses substances ont été déclarées illégales pour les coureurs. Depuis, c’est une course permanente entre le dopage (dont les techniques ne cessent de s’améliorer) et ses adversaires. Inutile de préciser que le premier a toujours plusieurs longueurs d’avance d’autant qu’il s’est médicalisé et qu’il bénéficie de « l’apport » de chercheurs et de médecins de peu de morale. Précisons aussi que les recherches militaires destinée à augmenter la capacité de résistance des troupes combattantes « profitent » elles aussi au dopage sportif.

Les années 1990 ont constitué une rupture majeure en matière de dopage. Jusque-là, dopé ou pas, un coureur moyen ne pouvait prétendre jouer les premiers rôles dans une épreuve telle que le Tour de France. Avec l’EPO, la donne a changé et des tocards sont soudain devenus des champions flamboyants. On a vu ainsi des coureurs grimper les cols à une allure de motocyclette, et des gregari(le gregario est un « porteur d’eau », c’est à dire un équipier au service d’un leader) porter le maillot jaune et prétendre à la victoire finale sur les Champs Elysées. L’affaire Festina en 1998 (dopage organisé de toute une équipe dont faisait partie notamment Richard Virenque « dopé à l’insu de son plein gré ») a constitué le premier épisode d’une grande bouffonnerie qui semble ne jamais vouloir se terminer. A chaque épisode, coureurs, organisateurs et annonceurs jurent que le temps du dopage est terminé. Et puis survient un nouveau scandale. De fait, pour qui a suivi le Tour de France 2012, il est évident qu’il y a « baleine sous le gravier », les rythmes d’escalade des cols ou les performances durant les contre-la-montre, n’étant guère différents de ceux des belles années de l’EPO. Qui sait, le palmarès 2012 sera peut-être modifié dans quelques années (et ne parlons pas des récents Jeux Olympiques avec les performances stupéfiantes des cyclistes britanniques…).

Avant de défendre (un peu) le cyclisme, revenons à Armstrong. L’homme a régné d’une main de fer sur le cyclisme mondial pendant près d’une décennie. Il a exercé des pressions – voire plus – contre les rares coureurs qui défendaient un cyclisme propre. Surtout, il a été l’emblème d’une période minée par les compromissions et le culte de la réussite à n’importe quel prix. Ce n’est pas un hasard si Nicolas Sarkozy a été l’un des plus fervents soutiens de Lance Armstrong et il se dit même que l’ancien président français (qu’il est bon d’écrire celandc) n’est pas étranger à l’impunité dont a jouit jusque-là le cycliste américain en France. 

Il faut aussi mentionner l’attitude pour le moins complaisante à son égard de l’Union cycliste internationale (UCI). Enfin, il faudra bien que les organisateurs du Tour de France s’expliquent sur cette affaire puisqu’il semble que le dopage d’Armstrong était avéré dès 1999.
Ceci étant dit, il faut tout de même rappeler deux choses. La première, c’est qu’avec ou sans dopage, le cyclisme reste l’un des sports les plus durs. Un sport de douleurs, de peines et d’épuisements. « Chargé » ou pas, il faut avoir des mollets, du mental et du souffle pour grimper l’Alpe d’Huez ou le Tourmalet. Le vélo a longtemps été un sport de prolétaire, une manière d’échapper à la mine, à l’usine ou aux travaux des champs. C’est moins le cas aujourd’hui mais cela reste une discipline terriblement exigeante.

Le second rappel concerne les autres sports. Qui peut croire que seul le cyclisme est concerné par le dopage ? On sait que l’EPO a été utilisée dans le milieu du foot de haut niveau (que dire de la natation sans oublier l’athlétisme ?). Mais le public et la presse préfèrent regarder ailleurs. Un jour, peut-être, on connaîtra le nom des joueurs ayant carburé à l’EPO pendant la Coupe du monde de football de 1998 (et durant celles qui ont suivi…). A ce moment-là, peut-être, le cyclisme cessera d’être le bouc-émissaire en matière de dopage.
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La chronique du blédard : Enième plaidoyer pour un Maghreb uni

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 23 août 2012
Akram Belkaïd, Paris 

Aura-t-il lieu ? Sera-t-il reporté ou tout simplement encore annulé ? Bien sûr, le sommet des chefs d’Etats maghrébins dont il est question ici n’est pas l’un de ces événements susceptibles de changer la face du monde ou de lancer un processus diplomatique qui bouleversera les rapports de force géostratégiques. Alors que tous les regards se tournent vers la Syrie et, hélas vers le Liban, se préoccuper de la tenue de cette rencontre « serpent de mer » peut paraître décalé voire futile. Il n’empêche. Dans un contexte aussi compliqué que celui du Printemps arabe cela sans oublier une mondialisation marquée par un retour des canonnières pour le contrôle des matières premières, il n’est nul besoin d’être expert pour comprendre que l’avenir des Maghrébins dépend de leur capacité à s’allier puis à s’unir. Et l’on attend depuis bientôt vingt ans une initiative qui prouverait que le processus de rapprochement est de nouveau sur les rails.

Avant d’aller plus loin, il faut rappeler ce triste constat : Qu’ils soient Algériens, Marocains ou Tunisiens, les dirigeants de la région sont persuadés que leur pays peut s’en sortir seul, sans l’aide de ses voisins. Pour dire les choses autrement et de manière plus triviale, chacun est persuadé qu’il n’a pas besoin des autres et qu’il est même plus malin. C’est une chose que les négociateurs de l’Union européenne n’ont guère eu de mal à comprendre et ils en ont amplement tiré profit lors des diverses négociations concernant les accords d’association et de libre-échange. Des accords, rappelons-le, qui ont été négociés séparément par Tunis, Rabat et Alger (on imagine la marge de manœuvre des diplomates européens face à une telle dispersion), chacun estimant être celui qui a le mieux tiré son épingle du jeu (et c’est bien cela qui leur a été dit par Bruxelles…).

L’Union du Maghreb, rêve caressé jadis par les premiers mouvements nationalistes, n’est plus qu’un slogan creux, un hochet que l’on agite pour bien montrer qu’il existe tout de même, en ces temps de grands effondrements moraux et politiques, un projet auquel les rêveurs mécontents de leur sort peuvent se raccrocher, un peu à l’image des promesses de démocratisation que formulent de temps à autre les dictateurs subsahariens. De fait, l’échec de la construction maghrébine fait partie de ces désillusions de bien après les indépendances. C’est peut-être une goutte d’eau dans un océan de déceptions mais l’échec est loin d’être anodin. Partout dans le monde, y compris en Amérique du Sud, qui était il y a peu encore une terre de conflits régionaux et de chauvinismes, des pays et des peuples se regroupent, parfois dans la difficulté, pour mieux affronter l’avenir. Le Maghreb, lui fait route inverse. De tous les ensembles régionaux, il serait le plus cohérent (même religion, mêmes langues arabe et amazigh) et c’est pourtant lui qui est le plus en retard.

Pour être honnête, les dirigeants ne sont pas les seuls coupables car tout le monde – à commencer par les élites – a sa part de responsabilité. Pour le comprendre, il suffit de parler de la Tunisie (et des Tunisiens) ou du Maroc (et des Marocains) aux Algériens. On peut aussi le faire dans l’autre sens. A Tunis ou à Rabat, on n’est guère plus tendre à l’égard des voisins du centre du Maghreb. Clichés, jugements lapidaires et méprisants, sentiment de supériorité, la palette est large et elle alimente, d’une façon ou d’une autre, les incompréhensions et les ressentiments de part et d’autre des frontières. Il suffit juste de jeter un rapide coup d’œil aux joutes hargneuses entre internautes algériens et marocains pour bien le comprendre (même absents, leurs cousins tunisiens ne sont guère épargnés et la révolution de janvier 2011 n’a pas changé les choses).

Et ce qui est saisissant, c’est la disparition progressive de ce trait commun qui semblait unir les intellectuels de chaque pays. Cela vaut aussi pour les jeunes qui ne savent que peu de choses sur leurs « cousins » et qui, pour beaucoup, ignorent même qu’il fut question un jour d’une Union du Maghreb. Ce n’est guère étonnant. L’idée maghrébine ne s’enseigne pas. Personne ou presque ne la défend sérieusement. Pire, on doute de sa pertinence. A titre d’exemple, on ne prête même pas attention aux travaux d’économistes comme Mouhoud El-Mouhoub qui rappelle régulièrement que les pays du Maghreb devraient cesser d’en demander toujours plus à l’Europe et que leur vrai potentiel réside dans la coopération régionale.

En Tunisie, on se moque beaucoup de Moncef Marzouki, notamment dans les milieux démocrates qui ne lui pardonnent pas son alliance avec les islamistes d’Ennahda. Mais l’homme a eu au moins le mérite d’essayer de remettre la question maghrébine en tête de l’agenda régional. Vaine utopie, ont dit les cyniques qui semblent avoir intégré l’idée que le Maghreb restera divisé ce qui, pour faire écho à une récente chronique, consolidera son statut de bazar néo-colonisé. Pour les sceptiques, les obstacles qui empêchent tout progrès sont trop nombreux. Il est vrai que la liste est décourageante : la montée de l’islamisme radical en Tunisie (ne comptons pas sur les salafistes pour faire renaître le projet maghrébin…), la question du Sahara occidental, le contentieux algéro-marocain sur ce même Sahara, sur la frontière et sur d’autres sujets moins connus tout cela ayant pour conséquence inquiétante le surarmement des deux parties,… Mais ces problèmes sont-ils pour autant insurmontables ?

Il ne s’agit pas de minimiser leur ampleur mais de rappeler qu’il existe toujours des solutions, fussent-elles imparfaites. Encore faut-il accepter l’idée de se retrousser les manches et de proclamer l’urgence du projet d’union régionale. Le Maghreb est devenu un intitulé, un terme vague à inclure dans tout discours, colloque ou ouvrage. Il serait temps qu’il devienne un projet politique à part entière. Et c’est bien l’affaire de tous.
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