Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 24 septembre 2020

La chronique du blédard : Du journalisme, de M6 et du toutvabienisme (et du çasaméliorisme)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

 

Il fallait s’y attendre, le documentaire diffusé par la chaîne de télévision M6 et intitulé « L'Algérie, le pays de toutes les révoltes » a provoqué les habituelles tempêtes et criailleries. Ici, des gens qui ont été interviewés par Enquête exclusive jurent avoir été trompés et promettent de porter l’affaire en justice. Là, des internautes qui ne retiennent que l’extrait, ou le commentaire, qui leur a déplu et qui s’avèrent incapables de réfléchir au-delà de la sempiternelle complainte du « les médias français font n’importe quoi » (quand il s’agit de l’Algérie). Et, bien entendu, roulements de bendir et grincements de ghayta, il ne faut pas oublier le frémissement indigné et la réaction martiale de nos autorités toujours promptes à réagir pour dénoncer le complot-bla-bla-bla. (addenda post-publication : et en se couvrant de ridicule en attaquant M6 en justice…).

 

Commençons d’abord par relever le fait suivant. Les équipes travaillant pour M6 ont, semble-t-il, bénéficié d’autorisations de tournage au cours de ces dernières années. Il est fort probable que le motif invoqué était bidon et c’est sur cela que les autorités insistent. Or, nous savons tous que c’est la règle du jeu. N’importe quel journaliste étranger en reportage en Algérie est obligé de raconter des bobards s’il travaille sur un sujet susceptible d’inquiéter ou de déranger le pouvoir. Cela fait plusieurs décennies que cela dure. Quelqu’un qui aura envie d’enquêter, par exemple, sur le quotidien des familles victimes du terrorisme n’a aucune chance d’obtenir la moindre autorisation de tournage. Idem s’il venait à s’intéresser à la vie des proches de disparus.

 

L’Algérie fait partie de ces pays où l’envoyé spécial est obligé de ruser parce que le régime tient à garder la main sur l’information surtout si elle est destinée à être diffusée à l’étranger. D’autres pays font ou ont fait la même chose. Dans l’Irak de Saddam Hussein, le moindre tournage obligeait à des contorsions et à des inventions susceptibles de convenir à la censure. Certes, il y a tromperie. On promet qu’on va s’intéresser au dynamisme culturel d’Oran (on est prié de ne pas rire) et on interroge les futurs harragas sur leurs motivations et leur haine du pouvoir. Sur le plan éthique, on peut adopter la posture de l’indigné, estimant que cela n’est pas professionnel. En réalité, c’est la censure pesante qui oblige à faire le filou. Si l’information était vraiment libre en Algérie, de tels procédés seraient inutiles.

 

A cela s’ajoute le fait que les Algériens attendent depuis des décennies que des Algériens travaillant en Algérie pour des médias algériens (répétition voulue), leur parlent du pays et de ce qui s’y passe. Si dix, quinze, cent « vrais » documentaires étaient réalisés pour deux, trois, cinq, télévisions vraiment indépendantes, ce que M6, France5 ou TV5 viendraient à diffuser relèverait de l’anecdote voire d’une curiosité à l’égard de productions sans grande importance. 

 

Or, pour l’instant, les images manquent. Pourtant, il y a, dans le documentaire de M6, des choses qui méritent qu’on s’y arrête même si elles ont été traitées de manière caricaturale (sans oublier ce ton insupportable que l’on oblige les futurs reporters à adopter dès la première année d’école de journalisme…). Exemple : le harcèlement de rue. Qui peut jurer que ce n’est pas un problème majeur de la société algérienne ? Qui peut affirmer qu’une femme qui sort de chez elle, qu’elle soit voilée ou pas, ne subira pas de réflexions ou qu’elle n’entendra pas des propos graveleux ? J’ai lu ici et là, des gens s’indigner arguant que les femmes algériennes sont présentes dans la vie professionnelle, qu’elles sont loin devant les hommes en termes de diplômes de l’enseignement supérieur. Tout cela est vrai, mais le harcèlement, la misogynie et la loi patriarcale sont une réalité. Dans le livret de famille, il y a toujours quatre pages pour les quatre épouses autorisées par le tristement célèbre « code de l’infamie ». Cela oblige à se taire.

 

Mais le passage le plus terrible, à mon sens, est le visage défait de ce diplômé chômeur, attendant en vain aux portes d’une direction de la Sonatrach et espérant toujours se faire recruter. Le fait social est souvent une abstraction en Algérie. On sait que cela existe, on est entouré par les difficultés des uns et des autres à trouver un vrai emploi, mais tout cela est finalement peu abordé. La presse n’aime guère la couverture de l’actualité sociale. Il faut dire aussi que suivre une grève, relayer les déclarations des travailleurs et des syndicalistes, tout cela ne plaît guère aux tenants du touvabienisme ou du çasaméliorisme

 

Il n’y a pas qu’une seule manière de « raconter un pays ». C’est impossible à faire avec les images ou même à l’écrit. En France, on peut filmer un mariage dans un petit village et montrer la joie des gens. On peut aussi fixer ses caméras sur une distribution gratuite de nourriture où désormais même les familles des classes moyennes vont s’approvisionner. Des plus et des moins pour reprendre une vision arithmétique des choses. Le problème avec l’Algérie sortie de deux décennies de Bouteflika et entrée dans une restauration musclée qui ne masque pas ses intentions, c’est que l’on est bien en peine de trouver les plus. Alors, on invente un autre réel, on se gargarise de formules marketing à deux douros et on fustige tout discours contraire.

 

P.S. qui a beaucoup à voir avec ce qui précède : Nous sommes le 24 septembre et mon confrère Khaled Drareni est toujours en prison pour avoir fait son travail.

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vendredi 18 septembre 2020

La chronique du blédard : À Khaled Drareni (ceci n’est pas une chronique)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 17 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

 

Ce texte ne parlera pas de la normalisation honteuse qui vient d’intervenir entre, d’une part, deux « pays » du Golfe, les Emirats arabes unis (EAU) et Bahreïn, et, d’autre part, Israël,. Elle ne dira rien du silence gêné de nombre de capitales arabes, incapables aujourd’hui d’imposer leur voix face à des monarques qui, jadis, avaient peur de leur propres ombres et enfouissaient la tête dans leurs dishdashas immaculées quand les raïss’exprimaient. L’argent des émirs achète tout, y compris les tenants de la souveraineté nationale et tant pis pour le pauvre peuple palestinien. Elle n’abordera pas non plus la fascination que nombre d’Emiratis et Bahreïnis ont toujours éprouvé à l’égard des nuits festives de Tel Aviv, s’y rendant de manière plus ou moins clandestine depuis au moins deux décennies. Non, cette chronique ne parlera pas de ça parce que le cœur n’y est pas, parce que mon confrère Khaled Drareni vient d’être condamné à deux années de prison par une justice inique et aux ordres d’un système qui mène tranquillement l’Algérie vers une nouvelle catastrophe.

 

Ce texte ne parlera pas de la pandémie de Covid-19 et de ce qu’elle doit nous imposer comme réflexions personnelles. En mars dernier, l’auteur de ces lignes avait évoqué une guerre sachant que cela pouvait être d’autant plus mal compris que ce terme a été utilisé par de nombreux dirigeants politiques. Il me faudrait plus de temps, et plus de place, pour dire pourquoi cette épidémie nous oblige à accepter l’idée de l’incertitude. Dans les pays protégés, qui n’ont pas connu de graves crises depuis la fin de la seconde guerre mondiale, cette incertitude est insupportable pour beaucoup. Mais à quoi bon en parler quand des dizaines de détenus d’opinion sont enfermés en Algérie, dans des conditions sanitaires catastrophiques. Que savent-ils, eux, de l’avenir ? Khaled Drareni et tant d’autres, parmi lesquels je n’oublie pas Rachid Nekkaz qui, quoi qu’on en pense, a osé défier le système quand les rues du pays étaient encore bien calmes, doivent être libres.

 

Cette chronique ne parlera pas de l’ambiance fétide qui règne en France où les personnes de culture ou de confession musulmane sont toujours et encore dans le collimateur d’une partie des « élites » politiques et médiatiques. Symbole de ce déséquilibre, le cas de cette jeune fille qui a posté une vidéo d’une recette de cuisine. Comme elle portait le voile, de manière plutôt lâche pourtant, une journaliste du Figaro, habituelle diffuseuse de venin islamophobe, s’est crue autorisée à poster « 11 septembre » en commentaire. La mécanique habituelle a fait le reste. La cuisinière a subi un véritable harcèlement en ligne et la journaliste, ayant reçu quelques menaces de la part des inévitables imbéciles qui tombent dans le piège, est devenue lacause à défendre pour la caste politico-médiatique. Je pourrais m’étendre plus longuement sur cette affaire – ou d’autres, mais l’envie n’y est pas. S’il est une hogra qui vaille la peine d’être dénoncée, c’est bien celle que subissent les Algériens. Khaled Drareni, en prison pour avoir fait son métier de journaliste en couvrant le Hirak, ne mérite pas cet acharnement. Les anonymes convoqués par les services de sécurité pour quelques mots de colère ou de moqueries sur Facebook ou Twitter ne méritent pas d’être traités ainsi.

 

Cette chronique ne traitera pas de la campagne électorale américaine qui se déroule sur fond de chaos météorologique et de montée des tensions politiques mais aussi ethniques. En novembre prochain, les risques sont grands d’une grave crise, Donald Trump ayant décidé qu’il a déjà remporté le scrutin et que s’il venait à être déclaré perdant, ce serait la faute de la fraude, notamment pour ce qui concerne le vote par correspondance, important par ces temps d’épidémie. En 2000, déjà, l’Amérique avait donné une piteuse image d’elle-même avec le scandale du décompte des voix en Floride et la victoire très controversée de George W. Bush. Cette fois, on peut imaginer un scénario à l’africaine, avec deux présidents soutenus par deux camps n’hésitant pas à faire parler les armes. Mais on n’en est pas là. L’Amérique, quels que soient ses travers, a une Constitution respectée et âprement défendue. Par contre, dans le pays où Khaled Drareni, journaliste professionnel reconnu, vient d’être envoyé en prison, la Constitution est un jouet avec lequel se sont amusés tous les derniers locataires du Palais d’El-Mouradia sans que cela ne change la donne : l’Algérie demeure un pays sous-développé (qui coupe internet pour empêcher la fraude à l’examen du bac !) où l’Etat de droit n’existe pas.

 

Comme le disent si bien les mots de l’écrivain Philippe Djian, mis en musique pour le bon compte de Stephan Jakob Eicher, les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent. La condamnation en appel de Khaled Drareni en est une et elle occulte le reste. Contrairement à ce que j’ai pu lire ici et là, ce n’est pas qu’une simple défaite du Hirak ou de la liberté d’expression. C’est d’abord et surtout une défaite pour toute l’Algérie.  

 

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La chronique économique : L’Opep, une sexagénaire toujours influente

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 16 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

Le 14 septembre 1960 naissait à Bagdad, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). Les membres fondateurs étaient au nombre de cinq : Arabie Saoudite, Irak, Iran, Koweït et Venezuela. Par la suite, ils furent rejoints par de nombreux pays exportateurs dont l’Algérie dont l’adhésion intervient en 1969. Aujourd’hui, l’organisation compte 14 membres : Algérie, Angola, Arabie Saoudite, Congo, Émirats arabes unis, Équateur, Gabon, Guinée Équatoriale, Iran, Irak, Koweït, Libye, Nigéria et Venezuela. Après en avoir été membre, certains pays ont quitté l’Opep pour diverses raisons (baisse de la production empêchant les exportations ou mésentente politique avec d’autres membres). C’est le cas de l’Indonésie et du Qatar.

 

Régulation du marché

 

La naissance de l’Opep fut la conséquence d’un contexte politique marqué par la guerre froide, l’émergence de l’idée de non-alignement mais aussi de concurrence sauvage entre compagnies pétrolières occidentales désireuses de maximiser leurs gains (ventes à la pompe) et de minimiser leurs coûts (notamment les redevances payées aux pays dont elles exploitaient les ressources). L’Opep est ainsi une initiative qui s’inscrit dans une démarche plus globale de nationalisation progressive des richesses du sous-sol, l’Algérie étant le premier pays à nationaliser totalement ses hydrocarbures. On connaît la suite. En 1973, les pays arabes membres du Cartel (et non pas l’Opep elle-même) décident un embargo contre les pays soutenant Israël. On sait aujourd’hui que ce fut un embargo en trompe-l’œil, les Saoudiens livrant clandestinement du brut aux États-Unis, mais les conséquences furent tout de même un triplement des prix du baril.

 

Depuis cette date, on prête beaucoup d’influence à l’Opep, parfois plus que ce qui est réel. Certes, l’organisation est capable d’influer sur les cours, en jouant notamment sur sa production. Elle est un acteur indispensable pour la régulation du marché et pour l’assurance d’un approvisionnement continu. Elle peut aussi installer des tendances à long terme mais elle n’a plus la mainmise totale sur les prix. D’autres pays producteurs, dont les Etats-Unis, impriment eux-aussi leur influence et bénéficient de l’arrivée sur le marché de pétrole longtemps jugé non-exploitable. Pour se renforcer, l’organisation a compris la nécessité de nouer des alliances comme en témoigne l’émergence en 2016 du « Groupe de Vienne » constitué par les membres de l’Opep et les producteurs suivant : Azerbaïdjan, Bahreïn, Brunei, Kazakhstan, Malaisie, Mexique, Oman, Russie, Soudan et Soudan du Sud. Cet ensemble est aussi appelé Opep plus.

 

Le poids de l’Arabie saoudite

 

 Le grand atout de l’Opep est la présence dans ses rangs de l’Arabie saoudite. Deuxième exportateur mondial derrière les États-Unis, détenteur des premières réserves au monde (les deuxièmes si on prend en compte le pétrole lourd du Venezuela), le royaume est la station d’essence de la planète. Tout ce que Riyad décide a nécessairement une conséquence sur les cours. Le problème, c’est que l’Arabie est prise au jeu de ses rivalités régionales (avec l’Iran) et de sa forte dépendance à la protection militaire américaine. De temps à autres, Riyad tente de démontrer sa capacité d’autonomie mais cela n’a guère d’effets et cela influe sur les décisions de l’Opep. Cette dernière n’est plus maîtresse du jeu mais il serait faux d’en conclure qu’elle ne pèse plus rien.

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La chronique économique : Fin du cash, fin du centime ?

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 9 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

 

 

L’argent liquide va-t-il disparaître au profit de la monnaie électronique sous toutes ses déclinaisons ? La question n’est pas nouvelle. Elle se posa à la fin des années 1950 avec l’émergence en force des cartes de crédit et de débit. Mais le cash a résisté y compris dans les pays les plus développés comme ce fut le cas en Allemagne où les ménages restent attachés aux coupures, petites ou grosses. Pour autant, la récente pandémie de Covid-19 a dopé les transactions électroniques. Aux pièces de monnaies et aux billets, commerçants et consommateurs préfèrent désormais l’échange immatériel qui minimise, ou supprime, le contact.

 

Importance du smartphone

 

Une nouvelle révolution des moyens de paiements est en cours. Elle concerne tous les secteurs et les banques ne sont pas forcément au premier plan de cette mutation même si elles restent la pierre angulaire du système. Le développement des capacités des téléphones portables intelligents (smarphones) en fait aujourd’hui des moyens de paiement direct chez les commerçants, le téléphone, ayant des applications de type Google Pay, Apple Pay ou autres, étant posé directement sur le terminal du commerçant. Mais le smartphone permet aussi le transfert d’argent de particulier à particulier (P2P) avec des applications de système de paiement mobile instantané comme Lydia, Pumpkin ou Pay Lib.

 

Signe des temps, ce type de paiement est très en vogue chez les jeunes, futurs consommateurs de demain. Ces derniers s’habituent donc très tôt à ne pas utiliser d’espèces et, pour eux, le chèque, est un objet préhistorique au même titre que le téléphone à cadran. Mais cela signifie-t-il que le cash va disparaître à terme ? C’est le rêve de certains banquiers centraux voire de banquiers commerciaux. En effet, les espèces coûtent de l’argent pour leur production, leur transport ou leur stockage. Elles sont aussi exposées au risque de contrefaçon et leur thésaurisation pose parfois des problèmes de fluidité financière.

 

Dans le même temps, tous les pays ne sont pas égaux devant cette évolution. Certains, comme l’Algérie, sont loin de disposer des structures pour permettre une généralisation des paiements mobiles. Il faudrait pour cela ne serait-ce qu’une nette amélioration des performances du réseau internet. D’autres, comme le Kenya, prennent le train en marche, ce qui leur permet de sauter une étape technologique et d’éviter d’avoir à investir dans des infrastructures de réseaux de paiements qui pourraient vite s’avérer obsolètes. 

 

Pour autant, le cash ne disparaîtra pas aussi vite qu’on le croit même si son usage tend à diminuer. Pour de nombreux ménages, il est le symbole de l’épargne sur laquelle on garde le contrôle. Pour les activités illégales, il est le premier moyen de paiement même si son recyclage nécessite des trésors d’inventivité. 

 

Un centime, pour quoi faire ?

Ces interrogations à propos de l’avenir des espèces alimentent souvent un autre débat concernant la pertinence de maintenir en circulation les petites pièces. En Europe, la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE) réfléchissent à l’avenir des pièces de 1 et 2 centimes. Plus chères à produire que leur propre valeur, elles n’ont pour seul intérêt que le rendu de monnaie. Dans un monde où les paiements mobiles seraient la norme, cette utilité disparaîtrait mais tant que le cash subsiste, le centime rendu par le boulanger ou le marchand de journaux demeurera nécessaire.

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La chronique du blédard : Séparatisme et ensauvagement

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

Depuis une vingtaine d’années, à défaut de prendre le pouvoir, l’extrême-droite française voit ses idées se diffuser bien au-delà de la ligne de séparation qui l’a longtemps isolée du reste de la classe politique (laquelle ligne n’existe plus, faut-il le préciser). J’en veux pour preuve le succès que connaissent aujourd’hui deux termes officiellement utilisés par des responsables aux affaires : séparatisme et ensauvagement.

 

Le président Emmanuel Macron veut donc lutter contre ce qu’il appelle séparatisme, une notion vague destinée à remplacer le terme, déjà infamant, de communautarisme. C’est une vieille idée de l’extrême-droite qui se trouve ainsi consacrée, celle selon laquelle des personnes vivant sur le sol français entendent se « séparer » de la communauté nationale en n’adhérant plus, ou plutôt en ne respectant plus, les lois et les principes républicains.  

 

Ne tournons pas autour du pot, les principaux visés sont les musulmans. Cela fait un bon moment qu’ils fournissent matière à polémiques et à débats médiatiques sans fin. Il y a eu le voile, le burkini, les pains au chocolat pendant le ramadan, les prénoms, les salles et tapis de prière dans les entreprises ou les salles de sport, les lieux où la mixité serait interdite, etc. Il y a maintenant les certificats de virginité, pratique qui de l’aveu même du ministère de l’intérieur, demeure ultra-marginale, qu’il s’agit d’interdire à grand renfort de publicité et de buste dressé.

 

Certes, cette petite musique pestilentielle est plus ou moins compensée par de grandes déclarations sur la reconnaissance des convictions républicaines de la plus grande partie des personnes de confession ou de culture musulmanes qui vivent sur le sol français. Mais les oreilles de l’opinion publique n’écoutent que ce qu’elles veulent. Elles retiennent ce qui inquiète et indigne et mettent de côté ce qui peut rassurer, surtout si cela ressemble à des déclarations pour la forme, destinées à éviter d’être accusé de racisme.

 

Le résultat de tout ça est que chaque jour qui passe conforte l’idée que, finalement, les musulmans ne peuvent s’intégrer à la société française. Qu’ils ont leurs propres valeurs et règles et qu’il convient donc de les surveiller de près. Et cela vaut pour tous, quel que soit leur mode de vie. Un faciès, un nom de famille, suffisent à engendrer la suspicion et l’hostilité. Emmanuel Macron qui veut récupérer une partie de l’électorat de Marine Le Pen, dont on dit qu’elle sera de nouveau son principal rival lors de l’élection présidentielle de 2002, joue une partie dangereuse. Il ne s’agit pas uniquement de résultats électoraux. C’est un contexte islamophobe qui se renforce, qui se structure, qui devient intrinsèque à la société française. Cela ne peut que déboucher sur des drames et des outrances à l’image de cette une du torchon Valeurs actuelles– dont le propriétaire ferait des affaires en Algérie – représentant la députée Danièle Obono en esclave. 

 

On aurait aimé que le président prenne plutôt la parole pour dénoncer les menaces et insultes racistes que reçoit tous les jours Azzedine Taïbi, le maire de Stains en Seine-saint-Denis. On aurait aimé que toute la classe politique se mobilise pour le soutenir. Mais non. L’air du temps est ainsi. Cet air du temps qui permet au Figarod’évoquer dans un article des « cellules de lutte contre l’islam et le repli communautaire » (Clir) (9 septembre) alors que ces organismes sont chargés de lutter contre l’islamisme. Le lapsus est édifiant.

 

Ensauvagement, est le mot désormais rendu célèbre par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. Là aussi, rien de nouveau si ce n’est une montée en gamme dans le discours. Au début des années 2000, Jean-Pierre Chevènement, lui aussi ministre de l’intérieur à l’époque, évoquait les « sauvageons », comprendre ces jeunes des quartiers, source de nuisance, d’incivilités et de délinquances multiples. Prétendre que des sauvages peuplent les banlieues françaises, l’extrême-droite ne pouvait rêver mieux. Entendons-nous, personne ne peut nier que de graves dérives existent dans ces quartiers confrontés au chômage, à la ghettoïsation orchestrée par les autorités et aux violences qui ne peuvent qu’accompagner le développement de l’économie souterraine. Mais user du terme d’ensauvagement, c’est éviter de réfléchir sérieusement aux causes et de reconnaître que la question sociale est au cœur du problème. C’est connu, les pauvres ont tous les torts, surtout quand ils sont d’origine étrangère.

 

C’est une vieille tradition des élites françaises que de conspuer les quartiers populaires. Au début du XXe siècle, on parlait déjà des « Apaches » accusés de toutes les vilénies et de toutes les débauches possibles. La presse de l’époque, comme les chaînes d’information actuelles, a joué un rôle majeur dans cette stigmatisation. Aujourd’hui, je lis et entend des journalistes « progressistes » reprendre cette formulation, effrayés qu’ils sont par le comportement de certains jeunes de banlieues mais aussi – et surtout – désireux de faire l’amalgame entre eux et les différentes mobilisations contre le racisme, les violences policières et la persistance de la mentalité coloniale et esclavagiste dans la société française. A ce petit jeu, les sauvages, les vrais, ne sont pas ceux que l’on croit…

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La chronique du blédard : Le Liban, Macron, le « système » et l’ingérence extérieure

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 septembre 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

La visite du président français Emmanuel Macron au Liban, la deuxième en moins d’un mois, ne peut pas laisser indifférent tant elle fait naître des sentiments contradictoires. Il est certain que le peuple libanais a besoin d’aide pour faire face à une crise profonde. La situation sanitaire est dégradée, le nombre de cas de Covid-19 explose, les banques limitent les retraits de liquide (et clament qu’elles sont au bord du gouffre, mais on n’est pas obligé de les croire…) tandis que la pauvreté concerne désormais près des deux tiers de la population. Et ce qui est certain, c’est que ce n’est pas la classe politique libanaise – toutes tendances confondues, autrement dit Hezbollah compris - qui est capable de sortir le pays de l’ornière. 

 

La stratégie de ces politiciens est connue : attendre, gagner coûte que coûte du temps, faire le dos rond face à la contestation populaire et parier sur le fait que les pays occidentaux et ceux du Golfe finiront tôt ou tard par allonger l’argent. Cet attentisme ressemble d’ailleurs à ce qu’a toujours été la stratégie des dirigeants algériens qui, sur le long terme, préfèrent attendre une hausse des cours du pétrole et du gaz naturel plutôt que d’engager de vraies réformes et une diversification concrète de l’économie. L’inertie est l’une des pire calamités du monde arabe et elle n’existe que parce que ceux qui tiennent les pays n’ont pas envie que les choses changent. Il y a donc quelque chose de réjouissant à voir Emmanuel Macron sommer les politiciens libanais de se dépêcher de s’entendre autour du nom d’un premier ministre, lequel a finalement été nommé quelques heures avant son arrivée à Beyrouth. Au doigt et à l’œil... Et Macron veut plus ! Il exige, ou plutôt il attend fortement qu’un gouvernement « de mission fait de professionnels » et composant « une équipe la plus solide possible » soit constitué d’ici deux semaines. La feuille de route est claire.

 

Dans la capitale libanaise, le président français a rencontré tous les représentants des partis politiques, tous avertis dès son arrivée qu’il considérait cette période comme la « dernière chance » pour le système politique libanais. Et comme le ferait un répétiteur sévère et opiniâtre, il a promis de revenir à Beyrouth en décembre et d’organiser en octobre une conférence internationale d’aide au Liban à Paris. Le message délivré par le numéro un français est limpide : pas de réformes, pas d’aide financière. Au passage, on observera avec attention le ballet diplomatique qui va suivre cette visite. Si la France n’entend pas exclure le Hezbollah des discussions, les États-Unis, eux, vont tout faire pour rappeler aux Libanais que les sanctions contre leurs banques seront maintenues tant que ce parti demeurera intégré au gouvernement.

 

Mais revenons à Emmanuel Macron. Il se rend donc en visite à deux reprises au Liban. Il secoue le cèdre, réclame un gouvernement et des réformes, organise une conférence d’aide et annonce déjà son retour en décembre. Vu de loin, la question qu’on est tenté de lui poser est : au nom de quoi ? Autre variante : mais… t’es qui, toi ? Bien sûr, on lit en ce moment des kilomètres d’articles sur les liens « profonds » entre la France et le Liban. Le quotidien Le Figaropeut même titrer « il y a cent ans, la France créait l’État du Grand-Liban » (1erseptembre 2020) ce qui, en soi, est historiquement vrai même si ce genre de formulation nécessite quelques précisions et nuances. Mais tout de même ! Faut-il juste rappeler que ce qui se passe au Liban concerne avant tout les Libanais et que le temps des férules et des protectorats est révolu, du moins officiellement. 

 

Certains vont y trouver la preuve que l’ancienne puissance coloniale qu’est la France n’a pas perdu ses vieux réflexes d’interventionnisme. Il est effectivement très facile de crier à l’ingérence tout comme il est facile de fustiger la minorité d’excités qui, au lendemain de la double explosion du port de Beyrouth, ont réclamé que la France prenne en main les affaires libanaises. Mais le plus judicieux serait de s’interroger sur les raisons qui ont mené à cette situation. La France a certainement ses responsabilités, notamment dans la mise en place d’un système confessionnel que beaucoup aujourd’hui veulent voir disparaître au profit d’un État laïc (plus facile à dire qu’à faire). Mais le clientélisme, la corruption, les charges qui se transmettent de pères en fils, ces partis politiques tenus d’une main de fer par une famille, ces banques qui font ce qu’elles veulent, tout cela est d’abord le résultat de la faillite de classes dirigeantes et des élites libanaises qui n’ont que faire de l’État. Quelle que soit l’oligarchie, qu’elle soit sunnite, chiite, maronite ou druze, l’État est pour elle une commodité, un moyen qu’il s’agit de contrôler au mieux, voire de partager avec les rivaux, sans pour autant lui permettre de se substituer à cet ordre féodal qui perdure. Quitte à terme à faire sombrer le pays dans l’anarchie. Finalement, au Liban, comme ailleurs dans le monde arabe, Algérie comprise, c’est le « système » qui est le meilleur pour ouvrir la porte aux ingérences extérieures.

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La chronique du blédard : En Algérie, l’étranger, cet ennemi…

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 août 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

Il y a quelques années, Ahmed Ouyahia, alors chef du gouvernement, avait déclaré avec l’assurance arrogante d’avant-Hirak qu’on lui connaissait, que l’Algérie avait les moyens de tenir seule durant au moins trois années. Autrement dit, le pays pouvait, selon lui, vivre en autarcie sans nul besoin de relations avec l’extérieur. Sans nul besoin d’exporter ou de vendre quoi que ce soit aux étrangers… Ce genre de déclaration est la parfaite illustration de la structure mentale que le pouvoir s’est forgé et qu’il a réussi à diffuser dans la société. A l’époque, je m’étais dit que cela illustrait bien une boutade entendue un jour dans la bouche d’un diplomate occidental. Pour ce connaisseur du Maghreb et de l’espace sahélien, le régime algérien fait partie d’un lot rares de pouvoirs s’estimant capables de dicter leur propre loi à la mondialisation et non l’inverse. En clair, nos dirigeants pensent depuis très longtemps que c’est à la marche du monde de s’adapter à leurs règles. C’est ce genre de délire qui conduit le pays dans les bras du Fonds monétaire international (FMI) et qui ouvre la voie à de vraies ingérences mais cela est une autre histoire.

 

En réalité, ce n’est que l’un des aspects d’une mentalité plus large où le rapport à l’extérieur est des plus ambigus et demeure un sujet idéal de manipulation. La scandaleuse condamnation de Khaled Drareni et le discours de certaines « élites » justifiant son emprisonnement, le démontrent bien. Depuis des décennies, le peuple algérien est conditionné pour avoir en tête que tout contact avec l’étranger est un acte suspect. Qu’étranger rime avec menace et complot. Je ne parle même pas ici des membres de la diaspora qui, dès lors qu’ils tiennent un discours qui ne cadre pas avec ce que l’on attend d’eux, sont immédiatement rappelés à leur statut de traîtres et de vendus. 

 

Pour bien montrer que l’on n’est pas naïf, on ne répétera jamais assez que tous les États ont pour objectif de d’abord défendre leurs intérêts. Mais on rappellera aussi qu’il fut un temps où l’on célébrait la coopération et le partage entre les peuples. On acceptait l’idée que des pays plus riches, plus développés ou plus puissants, puissent accepter de nous aider sur tous les plans, éducatif, culturel, économique et même économique. On savait, parce qu’il s’agissait de bâtir un pays neuf, que le savoir et l’expertise étaient à prendre à ailleurs et que les « missions à l’étranger », puisque telle était l’expression consacrée, devaient servir à apprendre et à progresser. On se souvenait aussi que la Révolution algérienne avait eu besoin de soutiens extérieurs, qu’ils soient diplomatiques, financiers ou militaires. Les maquis étaient le fer de lance de la guerre d’indépendance mais les envoyés spéciaux du Front de libération nationale (FLN) qui faisaient le siège des capitales et des institutions étrangères pour obtenir un soutien, une reconnaissance officielle ou des armes ont fait aussi leur part du travail auprès d’interlocuteurs amis et bienveillants.

 

Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où les universitaires doivent demander l’autorisation du ministère avant d’organiser un colloque ou d’inviter des collègues étrangers. Une situation de paranoïa voulue où un billet d’avion payé par un organisme étranger devient une affaire d’État. Je suis sidéré de lire des universitaires ou des journalistes qui trouvent normal que l’on mette en cause quelqu’un parce qu’il a été invité par une institution étrangère et que ses frais de déplacement et d’hébergement ont totalement été pris en charge. C’est pourtant le b.a.-ba de nombre d’échanges internationaux. En des temps normaux, c’est-à-dire hors pandémie de Covid-19, le monde entier n’est qu’un immense ballet de colloques, de conférences et de rencontres en tous genres. Il suffit de lire le délicieux roman Un petit mondede David Lodge pour en prendre la mesure.

 

On dira, certes, mais il faut veiller à vérifier qui est la « puissance invitante » (expression reprise d’un échange sur les réseaux sociaux). Ici, on s’approche rapidement du complotisme habituel qui veut que certaines organisations, je pense notamment aux think tanks et autres organismes de promotion de la démocratie dite libérale, n’auraient pour vocation que de conspirer contre les régimes établis (comme par hasard, ces régimes ont toujours quelques soucis en matière de respectabilité et de respect des droits de la personne humaine, mais là aussi, c’est une autre affaire). Que des agendas de « soft power » existent dans de tels organismes, c’est une évidence. Qu’ils soient Américains, Français, Russes ou Turcs, ces solutions de financements pour chercheurs ou intellectuels en mal de ressources, ont pour vocation d’œuvrer au renforcement de l’influence de leur pays mais en acceptant les règles du jeu : celui de la liberté d’expression et de création.

 

Il y a quelques années, c’est dans la grande salle de l’Institut français des relations internationales (IFRI) situé à Paris que j’ai entendu l’une des plus virulentes charges contre la politique étrangère française en Afrique subsaharienne et cela en présence d’officiels du Quai d’Orsay, de conseillers de l’Élysée (c’était à l’époque de la seconde présidence de Jacques Chirac) et de cadres de la compagnie pétrolière Total. Des universitaires sénégalais, ivoiriens, avaient fait le déplacement de leurs pays respectifs pour présenter leurs travaux et leurs analyses mordantes et cela n’avait pu être possible que parce qu’il existait un budget, prélevé sur les versements du contribuable français, pour cela. Oui, mais quel est l’intérêt des Français dans tout cela, demandera-t-on avec méfiance. Evitons le propos grandiloquent et répondons qu’il existe une sorte de consensus paradoxal selon lequel plus on parle et on échange à propos de questions délicates et plus les risques de violence et de rupture s’éloignent.

 

Le pire dans l’affaire, comme le rappelle très bien l’universitaire Ali Bensaad dans sa récente charge à l’encontre du ministre de la communication (1), c’est que ce qui est permis pour les uns est interdit pour les autres. Si on fait partie du système, alors on a tous les droits. Rencontrer des étrangers, bénéficier de Bourses pour de courts ou longs séjours, être pris en charge dans des colloques ou des réunions internationales avec force per diem. Mais si, d’aventure, un opposant ou tout simplement quelqu’un de rétif au régime bénéficie de la même chose, alors on sortira l’accusation de trahison et les juges s’empresseront d’agir.

 

Le patriotisme n’est pas affaire de grandes déclarations et de folklore. C’est une ligne de conduite qui vaut quelles que soient les circonstances. Celles et ceux qui crient et dénoncent le plus, celles et ceux qui nous expliquent ce qu’est être un « bon Algérien », sont souvent les plus suspects comme le montrera tôt ou tard l’ouverture de certaines archives françaises. Ces imprécateurs sont comme ce convive qui, lors d’un dîner, ne cesse de médire des voleurs tout en vantant sa propre honnêteté, ce qui oblige la maîtresse de maison à cacher immédiatement son argenterie.

 

(1) Mes vérités pour Khaled Drareni, texte disponible sur Internet, notamment sur la page Facebook de l’auteur ainsi que sur le site de Radio M qui continue à être interdit d’accès pour les Algériennes et les Algériens !

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La chronique du blédard : Piteux Barça

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 août 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

Ce n’est pas la hchouma, c’est pire. Une tbahdilahistorique, de celles dont on parlera encore dans des décennies. En se faisant balayer par le Bayern de Munich par huit buts à deux ( !) lors du récent quart de finale de la Ligue des champions (on parle ici de foot), le FC Barcelone a réalisé l’une des pires performances de sa longue histoire. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, y compris une renaissance digne de la « dream team » de 1992 ou de la « période fabuleuse » de 2006 à 2015 (quatre titres de champion d’Europe), il y aura toujours un mauvais plaisant pour rappeler cette déroute. Sur Internet, des petits malins annoncent déjà que le prochain sponsor du Barça serait le chocolat (à la menthe…) After Eight.

 

Beaucoup de gens ont glosé sur l’impressionnante maîtrise technique de l’équipe bavaroise. C’est une manière de voir les choses. Ce qui m’a le plus surpris dans ce match, revu pour comprendre, c’est l’état de liquéfaction dans lequel étaient les joueurs du Barça. Face à une équipe décidée à imposer son rythme, il aurait fallu répondre d’abord sur le plan physique, montrer sa capacité à défendre et récupérer haut et à ne pas se laisser faire. C’était et c’est la seule manière de battre le Bayern. Au lieu de cela, passée les premières minutes qui firent illusion, j’ai vu des joueurs marcher (et pas uniquement Messi) alors que l’adversaire était à l’offensive.

 

Comme indiqué à chaud après la fin du match, je pense que tout cela n’est guère surprenant. Le Barça en a pris huit, il aurait pu en encaisser quatre ou cinq de plus. C’est l’indication concrète d’une fin de cycle qui n’en finit pas de durer. En réalité, le Barça est en crise depuis le départ de Pep Guardiola. Le titre européen obtenu sous la houlette de Luis Enrique en 2015 a permis de prolonger les beaux jours mais l’orage grondait depuis 2012, date à partir de laquelle a commencé le ballet des entraîneurs (Tito Vilanova, Jordi Roura, Gerardo Martino, Luis Enrique, Ernesto Valverde et Quique Setién en attendant le prochain).

 

En 2011, après une année exceptionnelle, Guardiola voulait entamer un nouveau cycle. Celui qui avait osé confier les clés de l’équipe à Lionel Messi tout en mettant à l’écart des vedettes comme Samuel Eto’o ou Thierry Henry entendait injecter du sang neuf et obtenir le départ de certains cadors ou, du moins, les mettre en concurrence avec des joueurs plus jeunes. S’il n’était pas question de toucher au trio Messi – Xavi – Iniesta, le reste de l’équipe était promis à des bouleversements. Guardiola n’a pas obtenu ce qu’il souhaitait de la part de ses dirigeants, ce qui a acté son départ.

 

Par la suite, la situation s’est figée. Le cas de Gérard Piqué en est la parfaite illustration. Quand on gagne tout, y compris avec l’équipe nationale espagnole, on a tendance à n’avoir plus faim et à se reposer sur ses lauriers. Et cela s’aggrave quand on mène une carrière parallèle d’homme d’affaires et de membre de la jet-set abonné aux échos de la presse people. Au final, tout se paye. Contre le Bayern, les images isolées de Piqué face aux attaquants adverses étaient sans appel. On dira que le reste de la défense, Nélson Semedo et Clément Lenglet notamment, n’a guère fait mieux. Mais le naufrage de Piqué restera l’un des symboles de cette soirée cauchemardesque.

 

L’idée que le temps n’est qu’une suite infinie de cycles concerne aussi le football. Il est intéressant d’analyser comment une grande équipe évolue. L’un des facteurs fondamentaux est bien sûr l’âge des joueurs. Le Messi d’aujourd’hui est clairement sur le déclin même s’il est encore capable de fulgurances comme lors des huitièmes de finale. Mais il n’y a pas que cela. Une grande équipe est aussi une alchimie mystérieuse appelée à ne jamais trop durer. Au bout d’un moment, malgré l’harmonie apparente, quelque chose, quelque part commence à se dérégler. Pour qui se souvient de la saison 2010-2011, il y a, par exemple, le souvenir de flottements répétés dans la défense du Barça et d’incohérences dans le positionnement du milieu de terrain. Mais la victoire était encore là et l’on pensait qu’il fallait faire avec ces faiblesses récurrentes. Autrement dit, c’est dans le succès d’une équipe que l’on peut distinguer, certes a posteriori, ce qui provoquera ses revers futurs.

 

On dit que les grandes équipes ne meurent jamais. Je n’en suis pas si sûr. Aujourd’hui, grande équipe rime comme jamais avec argent. Sans argent, pas de survie. Pas de parcours surprise. L’exemple de clubs anglais qui, jadis, semaient la terreur sur les terrains européens, le montre (Nottingham Forrest, par exemple, dont personne n’entend plus parler). Avec l’argent, le business interlope autour des transferts (zone grise du football où la présence de mafieux n’est évoquée que du bout des lèvres par la presse sportive), l’idée de construire une équipe sur le long terme n’est plus à l’ordre du jour. Le football est devenu une discipline à flux humains permanents. Le concept même d’esprit d’équipe ou d’identité d’équipe ne veut plus rien dire. Si l’on en revient au Barça, il n’est pas anodin de voir que ses jeunes titulaires ne sortent plus de son centre de formation. Il n’y a plus ou presque plus de transmission. Dans les années qui viennent, il y aura de nouveau un FC Barcelone conquérant – sauf à ce que la traversée du désert des années 1970 et 1980 se renouvelle – mais il n’aura guère à voir avec la flamboyance que nous avons connue.

mercredi 16 septembre 2020

Ensauvagement et peine de mort

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Le délire médiatico-politique français sur "l'ensauvagement" rappelle, par certains côtés, la construction du phénomène des "Apaches" au début du XXe siècle. A l'époque, la presse à grand tirage s'épanchait sans fin sur les "violences gratuites", la "sauvagerie" et la "barbarie" des bandes du Paris populaire (Belleville, Place d'Italie, la "zone" correspondant aux anciennes fortifications). Si on compare les écrits concernant les Apaches et ceux sur l'ensauvagement supposé d'une partie de la société française - dixit le ministre de l'intérieur Darmanin - on trouvera beaucoup de ressemblances. Dans les deux cas, les catégories populaires sont les premières visées même si, pour les Apaches, l'aspect xénophobe est moins présent (sont tout de même visés les Italiens et les Juifs arrivés d'Europe centrale).
Mais il n'y a pas que cela.
Au début du XXe siècle, la droite française voulait aussi absolument faire barrage aux projets d'abolition de la peine de mort porté par un courant influent de la gauche. Le battage autour des Apaches fut donc autant destinés à vendre du papier qu'à effrayer l'opinion publique et la dissuader d'accepter une telle réforme qui n'interviendra que huit décennies plus tard.
Aujourd'hui, l'extrême-droite et une partie de la droite veulent remettre la peine de mort au centre du débat. La stratégie médiatique est évidente. Tir de barrage intense sur l'ensauvagement et l'actualité fera le reste. Ce n'est pas un hasard de voir circuler depuis quelques jours l'information selon laquelle la société française serait majoritairement favorable au rétablissement de la peine capitale. Quel que soit le sujet, le procédé est toujours le même. Avant d'obtenir quelque chose, on doit créer un contexte. Gageons qu'au prochain fait divers horrible, les chaînes d'information, relais de la propagande néo-pétainiste, s'empresseront d'organiser débat sur débat - avec toutes les outrances possibles - sur ce sujet que l'on croyait pourtant réglé.