Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 27 février 2020

Note de lecture : « Et tournera la roue », de Selahattin Demirtaş

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Le sourire du combattant
« Et tournera la roue », de Selahattin Demirtaş
Le Monde diplomatique, Mars 2020
par Akram Belkaïd


Depuis le 4 novembre 2016, Selahattin Demirtaş, leader du Parti démocratique des peuples (HDP), progressiste et prokurde, est incarcéré dans la prison turque de haute sécurité d’Edirne, non loin des frontières bulgare et grecque. Opposant à la politique autoritariste et répressive du président Recep Tayyip Erdoğan (1), cet avocat spécialisé dans la défense des droits humains poursuit son combat par la littérature. Après L’Aurore, recueil de nouvelles dédié « à toutes les femmes assassinées, / à toutes celles victimes de violence », et récompensé par le prix Montluc Résistance et Liberté 2019 (2), il a publié en avril 2019 Devran — Et tournera la roue en français, succès de librairie en Turquie avec un tirage de deux cent mille exemplaires.

Dans ces quatorze nouvelles, Demirtaş propose au lecteur des récits intimistes où la politique et la morale ne sont jamais loin. Ici, c’est un avocat prospère qui, perdu dans la neige — décor primordial dans la littérature kurde d’expression turque, est confronté à son passé d’ancien procureur, responsable de tant de condamnations injustes. Là, c’est une famille de saisonniers confrontés aux rigueurs de l’hiver dans le sud-est du pays, avec pour seule espérance une transhumance, l’été, pour gagner leur vie en cueillant des fruits dans la très fertile plaine de Çukurova. Ailleurs, c’est un village qui n’a aucun moyen d’empêcher une entreprise minière de dévaster la nature environnante. Pauvreté, misère, chômage, désarroi et brutalité clientéliste des représentants de l’État… Demirtaş nous le dit avec simplicité : c’est ainsi que « mal-vivent » nombre de ses concitoyens, habitants d’un pays qui prétend pourtant faire partie des puissances émergentes.

Les personnages les plus courageux devant l’adversité sont souvent des femmes ou de très jeunes gens. On est ému par cette syndicaliste qui entend ne rien abdiquer face à ses petits chefs, ou par l’acte fou d’un gamin décidé à punir les siens pour leur égoïsme et leur âpreté au gain face à des démunis déchiquetés par les morsures de l’hiver. On sourit — car l’humour imprègne ce recueil — à la rédemption d’un voleur à la tire qui découvre l’existence d’engagements généreux qu’il ne soupçonnait même pas et qui, fréquentant des militants d’extrême gauche, finit par dire : « Je ne sais pas encore ce qu’est exactement la révolution, mais ça a l’air sympa. »

Confronté à la censure vigilante du pouvoir turc, Demirtaş n’hésite pas à recourir à l’allégorie, comme lorsqu’il met en scène un jeune Kurde obligé de gagner sa vie en travaillant dans une station balnéaire et qui, un jour, croise, alors qu’il manque se noyer, des privilégiés obsédés par leur bronzage. Comment, alors, ne pas repenser à ses amis morts, brûlés dans le sous-sol d’un immeuble au Kurdistan ? Et de se demander : « Mérite-t-il le nom d’être humain, celui qui se fait bronzer à Bodrum, celui qui ne souffre pas le martyre à la pensée de tous ceux qui se sont fait carboniser dans le sous-sol de nos villes ? » C’est en écrivain talentueux que Demirtaş nous conte l’arbitraire qui règne dans son pays.


Traduit du turc par Emmanuelle Collas, Éditions Emmanuelle Collas, Paris, 2019, 216 pages, 16,90 euros.

(1) Lire Selahattin Demirtaş, « L’homme qui se prend pour un sultan », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

(2) Selahattin Demirtaş, L’Aurore, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Points, Paris, 2019 (1re éd. : Éditions Emmanuelle Collas, 2018).

La chronique du blédard : Algérie : Pour la création des Amis du Manifeste du 22 février

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 28 février 2020
Akram Belkaïd, Paris

Le Hirak a désormais un texte de référence. Il s’agit du « Manifeste du 22 février » (1).  D’emblée, ce document publié par une partie de la presse nationale et diffusé via les réseaux sociaux rappelle la principale exigence des Algériennes et des Algériens qui manifestent désormais depuis plus d’un an : « la rupture avec le système politique », le peuple étant « la source véritable et effective du pouvoir ».  Vient ensuite un retour en six point sur les éléments structurants du Hirak.

Le premier est « Silmiya, silmiya ». Autrement dit, le caractère pacifique du mouvement. « Les Algériens ont appris de leurs expériences passées, souvent dures et traumatisantes, qu’ils doivent agir de manière pacifique, avec une grande patience et une détermination plus grande, pour réaliser l’État de la liberté et de la démocratie » note le Manifeste. On ne dira jamais assez à quel point c’est le caractère pacifique des manifestations qui permet la longévité du mouvement. Ce n’est pas un hasard si, durant l’année écoulée, de nombreuses provocations ont tenté, en vain, de créer les conditions de l’affrontement et de la violence.

Le deuxième élément, qui découle et complète le premier, est celui de la fraternité dans la diversité. « Khawa, Khawa ». El-Khawa, les frères, c’est ainsi que l’on appelait les maquisards et les soldats du Front du libération nationale (FLN). C’est ainsi que l’on rappelle désormais que l’Algérie n’est pas uniforme. « La diversité active au sein du Hirak confirme, sans l’ombre d’un doute, que la société est en avance sur le pouvoir en place et sur les élites qui le soutiennent ». C’est peut-être aussi l’une des grandes victoires de la geste de 2019. Cette idée que les Algériens doivent s’accepter tels qu’ils sont. Bien sûr, il ne faut pas être naïf, des divisions demeurent et les rancoeurs du passé ne seront pas faciles à effacer. Mais un pas de géant à été accompli.

« Echaab t’harar houwa li iqarar » : le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide. Ce troisième élément peut sembler relever de la méthode Coué. Oui, le peuple s’est libéré de la peur mais il reste encore beaucoup à faire. Pour autant, l’idée est là. Le peuple est acteur du processus et c’est à lui que revient la parole finale. Exemple : l’abstention de 60% à l’élection présidentielle – reconnue officiellement par le pouvoir - n’est pas un épiphénomène ou une manifestation de grogne temporaire. C’est un message politique adressé aux « décideurs » qui viendraient à compter sur le temps pour que les choses se calment. Rien de bon ne surgira des prochaines années si l’on ne respecte pas « l’impératif d’un processus de transition démocratique ordonné (…) permettant d’aller vers l’État des libertés et de la citoyenneté. »

« Yetnahaw Gaâ » : qu’ils soient tous dégagés. Voilà le plus célèbres des slogans du Hirak. Certains le mettent en avant pour démontrer les limites du mouvement en affirmant que le dégagisme est une voie sans issue. Or, lu d’une autre manière, et en faisant fi des individus, on peut reprendre la lecture du Manifeste pour mieux cerner l’importance de ce quatrième élément : « une volonté de rupture avec les institutions actuelles, dans leur composante, leur performance, leurs pratiques et leurs conséquences. » C’est à dire que le pays a besoin d’une mise à plat parce que ce qui est censé le diriger et le gouverner ne fonctionne pas.

Le cinquième élément du texte, « Dawla madaniya machi askariya », un État civil et pas militaire, est déjà en soi une révolution. La réalité du pouvoir, et des responsabilités, est désormais claire. La façade civile a été outil bien commode pour maintenir l’opacité sur les rouages du pouvoir. Mais l’astuce et l’habillage ne marchent plus. Le contrôle sécuritaire et la répression ne mèneront à rien si ce n’est à retarder l’inéluctable. Les Algériennes et les Algériens ont des droits inscrits dans la Constitution. Les priver de certains d’entre-eux, comme celui de manifester ou de s’exprimer est un crime.

Enfin, le sixième élément affirme « Matalibouna char3iya » : Nos revendications sont légitimes. Il ne s’agit pas de demander la charité ou de quémander un peu plus de liberté que la veille. La tentation du marchandage démocratique est dans les têtes, c’est évident. Mais le temps passe et transiger ne sert à rien. Il faut maintenir en l’état toutes les exigences qui sont nées avec le Hirak. Ce n’est qu’ainsi que le pays évitera de déraper à nouveau dans des manœuvres politiciennes tout juste destinées à donner un nouveau visage au statu quo. Les gens qui sont dans la rue, sont dans leur droit. Ceux qui les répriment et refusent d’entendre leurs revendications, sont en faute.

Que faire maintenant ? Est-ce qu’un texte suffit à changer les choses ? Certainement pas. La condition pour que les choses bougent est que les Algériennes et les Algériens s’en emparent. Qu’on le lise, en public comme en privé. Qu’on profite de n’importe quelle occasion pour le déclamer, le décortiquer, le critiquer, l’amender, l’enrichir. Qu’il soit le support pour des discussions constructives et, surtout, politiques. Que chaque idée qui y est exprimée soit accompagnée de propositions et suggestions concrètes. En un mot, que ce texte vive. La référence historique est évidente. Il faut lancer un vaste mouvement de soutien et de promotion à ce texte. Faut-il lancer un mouvement des Amis du Manifeste du 22 février, avec ce que cela suppose comme références historiques ? Pourquoi pas. On peut aussi créer des Cercles du Manifeste du 22 février ou trouver une autre dénomination. L’essentiel, c’est de s’emparer de ce texte et d’en faire un levier de réflexion et, bien sûr, d’action.

(1) https://www.radiom.info/le-manifeste-du-22-fevrier-un-repere-sur-le-chemin-du-hirak/
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jeudi 20 février 2020

La chronique du blédard : Une journée en trains

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 février 2020
Akram Belkaïd, Paris

La journée, entamée aux aurores armoricaines, commence très bien. Après une vague somnolence dans le (premier) train vient une trop courte pause, rue du départ, au pied de la tour brune.  Bleue, par contre, est la couleur de l’enchantement. Neuf heures trente. L’heure magique, celle où les paquets humains ont presque tous embauché, où les cafés se vident et les rues respirent enfin. Le moment où l’on peut aimer la ville avant que ses embarras ne reprennent le dessus mais là n’est pas le sujet. Car, maintenant arraché à l’éclaircie, il faut courir ou presque, la ligne six, fidèle à sa réputation de fragilités récurrentes, ayant obligé à repenser l’itinéraire.

On arrive cinq minutes avant la fermeture des portes de la bétaillère, train à grande vitesse mais à prix réduit ce qui semble donner le droit à des employés de hurler après les retardataires. Et de traquer avec le zèle d’un garde-champêtre les détenteurs de bagages supplémentaires, payants cela va de soi. On en est à plisser les yeux pour lire le numéro de la voiture poussiéreuse quand un coup d’épaule manque de nous envoyer au tapis. Quinze ans de basket-ball pour être déménagé ainsi ? La dame, et les deux qui la suivent, sont pressées de monter à bord. Maillot de l’Olympique de Marseille, coloration capillaire difficilement descriptible, elles parlent et rient fort. On ne dit rien et on embarque à leur suite.

Petite précision. On ne dit rien mais on chantonne tout de même. On fait une petite infidélité au Tot el camp És un clam et on reprend l’air d’Auteuil, comme ça, pour le plaisir de rappeler qu’en matière de football, le patron actuel dans l’Hexagone (Pour l’Europe, on verra), c’est Paris. Après tant d’années, de galère et de combat, Ô pour toi Paris, on va se casser la voix… Regards noirs de l’une des cagoles qui n’a pas le temps de répliquer. L’une de ses copines vient de réaliser qu’elles ne sont pas dans le bon train (lequel s’ébroue depuis quelques instants). Avec force pîtaiinng, la voici qui martèle le bouton poussoir. En vain. Direction Nîmes et Montpellier. « Tire le signal d’alarme » dit l’une. « On partage l’amende » encourage l’autre. La sagesse empêche le geste inconsidéré. Elles s’asseyent à même le sol du couloir. Dans ce low-cost bondé, une voix dans la sonorisation le rappelle : pas de wifi, pas de vente mobile et encore moins de voiture-bar. Qui sait, un jour, la paille remplacera peut-être les sièges.

Nîmes Pont-du-Gard. Un bloc de béton dans une campagne aux allures d’été sans eau. Quatre personnes sur le quai. Trois cagoles qui ne savent pas vraiment où aller – on leur a parlé d’une correspondance pour Avignon – et Mézigue qui sait qu’il a quarante-cinq minutes à perdre, l’occasion d’envoyer des messages à tout va (que l’indulgence des destinataires soit bénie et, ici, remerciée). Une demi-heure passe. Un train arrive. Les trois Marseillaises s’y engouffrent. L’une d’elle nous toise et crie « Paris ! Paris ! On t’enc… ». Une poétesse, sûrement. Quelques minutes plus tard, un employé de la compagnie nous demande où sont passées les trois dames. Dans le train qui vient de partir, lui répond-on. Mais ce n’est pas le bon, lâche-t-il avec lassitude. Et là, on regarde autour de soi, essayant de repérer la caméra invisible qui enregistrerait le canular.

Nîmes Centre. Non, le périple n’est pas terminé. Après avoir perdu une autre heure dans les couloirs de la gare néoclassique et ses alcôves, nous voici dans le quatrième train de la journée, cernés par des lycéens bien agités. Dans le Transport Express Regional (TER) Occitanie, ça crie, ça chante, c’est heureux, ça parle de la saint-Valentin, ça regarde sans cesse son téléphone. Impossible de lire ni de travailler. Alors, on observe et on écoute. On sourit quand surgissent des policiers et que les turbulents se mettent à chanter « nous, on aime la meuh ! Nous, on aime la meuh ! On est enrhumeuh ! » Attention jeunesse, par les temps qui courent, à moquer le pandore, danger il y a …

Première gare sur cette ligne des Cévennes. Fons - Saint-Mamert. Nulle part ou presque. Réflexe habituel, consulter l’ami wiki. On y apprend la signification d’un acronyme qui résume cette France périphérique de plus en plus isolée : PANG. Point d’arrêt non géré. Autrement dit, pas de personnel pour s’occuper de l’endroit où s’arrête parfois un bus. On y gare sa voiture ou son vélo. A part ça, le vide et le silence. Simenon aurait adoré.

Deuxième gare. Saint-Geniès-de-Malgoires. Un autre PANG. La patrie de la défunte Bernadette Laffont. Mais, m’apprend l’ami wiki, c’est dans ce village que vécut le premier maire noir, ou plus exactement afro-descendant, de France. Fils d’un colon huguenot de la région et d’une esclave antillaise, Louis Guizot fut élu maire le 7 février 1790. Quatre ans plus tard, chlack ! Girondin et fédéraliste, il est guillotiné lors de la Terreur. Il faudra attendre 1929 avant qu’un village de France n’élise de nouveau un Noir à la mairie… Le nez collé à la vitre face aux derniers flamboiements du jour, on se dit qu’en réalité, il n’existe pas de nulle part. Que l’Histoire est toujours à proximité. Il suffit d’en chercher la trace.

Troisième gare. Noizières-Brignon. Ici aussi l’Histoire. Plus récente. Tragique. Un train qui déraille en décembre 1957. Des dizaines de blessés, vingt-sept morts. Une erreur humaine. Au départ, le premier réflexe des médias et des autorités fut de penser à un sabotage. 1957… La Guerre d’Algérie battait alors son plein. Quatrième gare. Boucoiran. Pas grand-chose à en dire. Encore un PANG. Peut-être s’y est-il passé quelque chose, un jour, hier, avant. Écrire au journal qui transmettra. Dans quelques minutes, on arrive à Alès. Des visages amis sur le quai, des jeunes qui s’égaillent et aucune trace de cagoles. Som la gent del tren.

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mercredi 19 février 2020

Les mots du Hirak

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Akram Belkaïd
OrientXXI, 19 février 2020

L’an II de la révolution algérienne · Depuis sa naissance, le 22 février 2019, le hirak, mouvement populaire de protestation, se caractérise par une puissante créativité, à la fois politique, artistique et linguistique, en matière de slogans et de réponses aux mises en garde et aux manœuvres dilatoires du régime. Se traduisant par la libération de la parole et la récupération de l’espace public, tous deux confisqués depuis la fin des années 1980, cette révolution citoyenne peut aussi se raconter grâce à ses expressions.

La suite est à lire ici

samedi 15 février 2020

La chronique du blédard : Cinquante-deux semaines…

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 février 2020
Akram Belkaïd, Paris

Cinquante-deux semaines… Autant de vendredis et de mardis… Bientôt une année. Nous allons basculer dans un référentiel où il ne sera plus possible de dire « qui aurait imaginé cela il y a un an ? ». Mais pour l’heure, nos souvenirs à un an sont encore habités par cette période où triomphaient la bêtise crasse et la servilité des adorateurs du cadre. Le mercredi 13 février 2019, assis à ma table, l’écriture hebdomadaire de ma chronique du lendemain fut forcée de vaincre à la fois l’accablement et une féroce envie de se laisser aller à l’insulte et à l’imprécation. Permettez-moi de me relire et de partager avec vous quelques passages de ce texte (1).

Premier extrait : « L’annonce d’une candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat provoque une multitude de sentiments qui ne sont pas forcément contradictoires ni antagonistes. Le premier, bien sûr, est l’accablement. La question est simple : Pourquoi ? Pourquoi cette tbahdila ? Pourquoi infliger cette humiliation au pays, aux Algériens et, peut-être même, au principal concerné ? (…) Que dire, si n’est tout simplement : non. »

Dire non sans arriver à faire taire la voix qui disait mais à quoi bon ? Le match est joué, mon gars ! Réélu, le « président », le sera… Je garde un souvenir désagréable de cette période où tout paraissait sombre et sans perspectives. Le gris, le stress, la contrariété, un genou qui lâche soudain (tout, sauf un hasard), les amies et amis d’Alger, Tlemcen, Constantine ou Béjaïa qui jurent qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils iront n’importe où, loin de ce pays dirigé par une mafia incompétente incapable de penser ne serait-ce qu’à l’avenir de ses propres enfants. Et avec cela une sensation oppressante d’échec.

Autre extrait : « Ce qui va avec l’accablement, est la colère. Comment ne pas être furieux devant un tel mépris pour le pays, pour le peuple et pour les institutions ? Tout le monde sait que le président est malade, qu’il ne peut pas assurer sa mission, mais on nous affirme le contraire avec un aplomb digne d’un arracheur de dent baratinant le badaud sur le marché de Htatba. Cette situation illustre on ne peut mieux l’expression ‘‘plus c’est gros, mieux ça passe’’. Et le message est explicite : faites ce que vous voulez, criez autant que vous le voudrez, on vous emm…, on fait ce qu’on veut car ce pays est notre propriété. »

Ah, cet aveuglement. Cette irrésistible confiance en soi de l’inculte, la morgue de ces « meuniers » dont on voit le groin pointer de nouveau, du moins pour ceux qui ne sont pas en prison. Il faut rappeler ces jours qui ont suivi le fameux meeting du Front de libération nationale (FLN) à Alger (9 février). Ce fut « le » catalyseur, le moment décisif où dans les têtes tout a basculé. On ne le savait peut-être pas encore le 13 janvier 2019 mais l’Histoire était en marche. Il allait y avoir du mouvement. Un Hirak. Mais n’oublions pas, notamment les laudateurs du cinquième mandat.

Un extrait, encore : « Gardons bien en tête le nom de ces fripouilles. Le temps viendra bien assez tôt où, contrits et affichants leurs remords de circonstance, ils expliqueront qu’ils ne pouvaient faire autrement, qu’ils pensaient qu’ils agissaient pour le bien du pays, etc. La nature humaine étant ce qu’elle est, on peut avoir la faiblesse, ou la prudence, de ne pas dire ‘‘non à un cinquième mandat’’. Mais alors, mieux vaut se taire. Dans ce genre de situation, le silence est déjà un courage et une morale. »

Mercredi 13 février 2019, veille de la saint-Valentin, le cœur brisé, l’accablement, la colère, la douleur. Mais aussi l’espoir. Infime. Comme une lueur qui pointe au bout du tunnel. L’analyse politique, la nécessaire recherche de compréhension auprès de confrères, de politistes, d’analystes et cette conclusion qui devient évidente. Ils sont devenus fous. Ils ont perdu les pédales. Le tikouk les a frappés. Ils ne contrôlent plus rien. Leur cinquième mandat n’est rien d’autre qu’une fuite en avant. Avant-dernier extrait : « Mais il y a aussi les conclusions que l’on peut d’ores et déjà tirer de cette triste affaire. L’une d’elle peut inciter à l’optimisme ou, au contraire, à un profond pessimisme. Le fait est que le système algérien est à bout de souffle. Son entropie, autrement dit son usure, explose. Il en arrive à faire n’importe quoi pour se maintenir. C’est le signe annonciateur de la fin. »

Est-ce vraiment la fin ? Son début, certainement. Abdelaziz Bouteflika n’accomplira pas de cinquième mandat. Les langues se délient peu à peu. Chaque jour on en sait plus sur la gabegie de ses vingt années au pouvoir et de sa responsabilité devant l’Histoire pour cet énorme gâchis. Cinquante-deux semaines de Hirak, un record. Alors oui, je sais, que l’heure est au cynisme et à cette posture bien connue des Algériens qui consiste à jouer le raisonnable, celle ou celui qui fit preuve de retenue au moment de l’euphorie générale. Le fameux « vous n’y arriverez jamais..., ce n’est pas comme ça qu’il aurait fallu faire… ».

Célébré durant de nombreuses semaines, le Hirak est désormais mis en accusation. Ce serait de sa faute si le système est toujours là. Le défaitisme devient réalisme. Tout cela alors que nous n’en sommes qu’au début. Au tout début. Dernier extrait : « Alors oui, le système s’épuise. Et cela ouvre la voie à tous les possibles. Les meilleurs comme les pires. » Cinquante-deux semaines… Le Hirak n’a pas lâché prise. Alors oui, le meilleur est encore possible.

(1) « Face au cinquième mandat », Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 février 2019.

mercredi 12 février 2020

La chronique économique : L’obésité, une épidémie silencieuse (en Algérie aussi)

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 12 février 2020
Akram Belkaïd, Paris


Ami algérien qui mange ta pizza au concentré de tomate (gorgé de sucre et de sel) avec de la mayonnaise et des frites bien huileuses le tout accompagné d’un soda lesté de sucre blanc avant de t’envoyer deux ou trois mille-feuilles ou flans et de finir par un thé, ou un café, caramélisé, tu ne fais pas simplement du mal à ton corps mais tu pénalises aussi les finances publiques de ton pays. Ce n’est pas le présent chroniqueur qui l’assure mais un rapport récent de la Banque mondiale qui l’affirme, chiffres à l’appui (1). Selon cette vénérable institution, deux milliards de personnes sont concernées dans le monde par l’obésité ou le surpoids. Pour la Banque mondiale, il s’agit d’une « épidémie discrète » qui concerne les pays riches mais surtout les pays en développement (70% des obèses ou des personnes en surpoids dans le monde).

Explosion des coûts de santé

Les chiffres fournis dans le rapport ont de quoi faire réfléchir. Ainsi, le coût total lié au surpoids devrait atteindre 7 000 milliards de dollars dans les pays en voie de développement d’ici les quinze prochaines années, c’est à dire demain. Déjà, on dénombre quatre millions de morts chaque année en raison de l’obésité, ce qui fait de cette dernière l’une des trois principales causes de décès dans le monde et cela devant les conflits armés. Dans son livre « Homo deus, une brève histoire du futur », l’historien Yuval Noah Harari le dit autrement : « le sucre est devenu plus dangereux que la poudre à canon. »

A quoi correspond ce chiffre de 7 000 milliards de dollars ? C’est tout simplement la somme de toutes les dépenses induites par l’obésité : santé, assurance, prévention, primes de décès etc. En Chine, en 2000, le surpoids comptait pour 0,5% des dépenses de santé annuelle. Ce taux est passé à 3% en 2009 et ne cesse d’augmenter. Le cas du Brésil est encore plus parlant : 5,8 milliards de dollars de coût en 2010 contre 10,1 milliards de dollars prévus en 2050. En clair, une vraie barrière au développement que la Banque mondiale qualifie aussi de « bombe à retardement ».

Les raisons sont connues. Dans les pays en développement, nombreux sont ceux qui mangent peu et mal. Alors que les pays riches découvrent les vertus du végétarisme (être végétarien) voire du végétalisme ou du véganisme, préférant le quinoa à la viande d’agneau (une tueuse silencieuse), les pays en développement sont noyés sous les produits transformés, les sucres rapides et les graisses saturées. Trop de viandes, pas assez d’exercice, trop d’utilisation de la voiture, pas assez de marche, voilà autant de raisons qui expliquent ce boom de l’obésité. Signalons au passage que la Banque mondiale explique aussi que cela est aussi dû au fait que les femmes travaillent plus qu’avant et qu’elles n’ont donc plus le temps de (bien) préparer à manger… Résultat, les maris, les enfants et elles-mêmes ont tendance à mal se nourrir (2). On laissera à l’institution financière la responsabilité de ce propos… Concernant l’Algérie, le rapport évalue à 11,7% le nombre d’enfants de moins de cinq ans déjà obèse et à 68,1% le taux de femmes en surpoids (71,3% en Égypte, 77% pour le Koweït, 67,8% pour la Tunisie et 66% pour le Maroc).

Taxer la nourriture ?

Que faire pour lutter contre l’obésité ? La Banque mondiale estime nécessaire les campagnes de prévention et les programmes pour une alimentation saine. Mais elle suggère surtout de recourir à l’arme fiscale en taxant tous les produits susceptibles d’aggraver le surpoids. Voilà qui ouvre un vrai débat. Les gouvernements ont-ils le droit de taxer plus que de raison la nourriture même au nom de la santé publique ? Et, concernant l’Algérie, faut-il limiter les subventions allouées à certains produits jugés responsables du surpoids (sucre, pain blanc) ? On relèvera simplement que l’argument de santé public est parfois d’un grand secours pour les idées néolibérales…



(1) « Obesity: Health and Economic Consequences of an Impending Global Challenge » (Obésité: conséquences sanitaires et économiques d'un défi mondial imminent), worldbank.org, 27 janvier 2020.

(2) « Women entering the formal market labor force in large proportions in most high-income countries and in low- and middle-income countries, requiring changes in food consumption » : « Les femmes entrent sur le marché du travail formel dans la plupart des pays à revenu élevé et dans les pays à revenus faible et intermédiaire, ce qui implique des changements dans la consommation alimentaire. »
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