Le Quotidien d’Oran, jeudi 23 avril 2020
Akram Belkaïd, Paris
Dix-neuf heures trente. Le jour décline. Les oiseaux
chantent déjà. On pense alors à la folie des étourneaux de l’avenue Bourguiba à
Tunis, ayant rarement vécu pareil vacarme en milieu urbain. Dix-neuf heures
cinquante-cinq. Les applaudissements en soutien et en hommage aux personnels soignants
commencent avec un peu d’avance. Les claps vont ainsi crescendo, rejoints au
fur et à mesure par des claquements de paumes plus ou moins énergiques, les
vibrations métalliques des rambardes, le puissant ding-dong d’une cloche
d’alpage ou la vibration cristalline d’un triangle auxquels se joignent parfois
quelques notes de musique. Soudain les balcons sont vivants. C’est un concert
de bravos et de mercis émus auxquels se joignent de (trop) rares « Macron
démission » ou « du fric pour l’hôpital public ». La communion
dure rarement plus de dix minutes. On se salue de la main entre voisins qui ne
se connaissent pas. On se dit bonsoir et à demain. Puis vient le silence,
troublé de temps à autre par le passage d’un bus.
Le calme ne dure guère car c’est l’heure habituelle de
l’imprécateur. Une voix grave, un état toujours alcoolisé, des insultes, de la
colère, contre tout le monde, le gouvernement, les gens, les pauvres, les
riches, les malades, les confinés, les jeunes qui n’ont peur de rien, les vieux
qui craignent tout. C’est une figure du quartier. Un trentenaire filiforme,
toujours élégant, courtois quand il est sobre mais avec une fêlure profonde qui
attise l’hostilité et les ragots. Ses diatribes saccadées s’éloignent, ce n’est
bientôt plus qu’un simple écho. L’apaisement est troublé par une ambulance qui passe
à toute vitesse, sirène hurlante.
Vingt-et-une heure trente. La nuit s’est installée. Par les
fenêtres ouvertes s’échappent encore le tintement des couverts et des
assiettes. Avec le confinement, le décalage des horaires est patent. Beaucoup
se lèvent, déjeunent et dînent plus tard qu’avant.
Au balcon, certains parlent au téléphone comme s’ils étaient seuls. Complaintes
du confinement, histoires de télétravail, inquiétude pour des parents isolés,
attente impatiente de la date du 11 mai, récits intimes d’amours contrariées en
ces temps de déplacements interdits et de verbalisations frénétiques. Un chien
aboie. Un autre lui répond. Le bassiste du cinquième joue la ligne de Black Magic Woman de Santana. Deux
étages plus bas, un guitariste lui répond par un solo aérien.
Une heure du matin. Il y a encore quelques secondes, le
silence régnait en maître. Mais voilà, la folledingue du quatrième qui entre en
scène. Tous les jours ou presque, en talons, elle va et vient sur le parquet,
claque les portes, rudoie les placards, range ou dérange, allez savoir, passe
l’aspirateur (!), donne quelques coups de marteau à des clous qui ont dû
pousser durant la journée. Le cirque dure plus ou moins longtemps au grand dam
des sommeils légers. La bonne nouvelle, c’est que ses compères du deuxième ne
sont plus là. Deux pauvres prolétaires, venus d’Europe centrale, obligés par
leur patron de travailler de nuit dans un appartement en rénovation. Les
voisins ont protesté, menaçant d’appeler la police. Le chantier s’est aussitôt arrêté.
Mauvaise idée que le travail au noir de nuit en période de confinement…
Trois heures. On croit d’abord à une hallucination auditive
mais l’affaire dure un bon moment et confirme qu’on est bien dans le réel. Des
cris de mouettes dans la nuit ! Un beau prélude à un film d’horreur. Elles
sont de plus en plus nombreuses, colonisant les barges de la Seine et
s’installant au cœur de la ville. Quelqu’un, quelque part, regarde à volume
haut une série dont on reconnaît le générique. C’est moins bruyant que le Oh Marie passé en boucle une nuit de la
semaine dernière par un nostalgique du grand Johnny.
Quatre heures du matin. L’aube est encore loin. Voici le
premier bruit du jour. Toujours le même, weekend compris. L’antivol d’un scooter
qui tombe à terre avant de racler le sol. Le bruit sec d’un coffre qui se ferme
et le toussotement d’un moteur qui démarre. J’aimerais savoir, il faudrait que
je sache. Quel métier fait donc cette conductrice entraperçue à travers les
stores ? Quelle vie a-t-on quand on commence sa journée de travail aussi
tôt ?
C’est l’aube. Soulagement du non-dormeur qui a attendu en
vain que les fils de soie se déposent sur yeux. Surgissent ces vers d’Abraham
(Bram) Stoker (l’auteur de Dracula) découverts très récemment : « Nul homme ne sait, tant qu’il n’a pas
souffert de la nuit, à quel point l’aube peut être douce au cœur ». C’est
de nouveau l’heure des oiseaux. Le premier lance le concert dès cinq heures. Comme
tous les jours, un camion livre la clinique du coin. Bip continu de
stationnement, moteur qui tourne trop longtemps avant d’être coupé, plainte du
monte-charge, fracas des palettes et des chariots grillagés, grincement des
diables. En un mot, l’activité. Aujourd’hui, c’est un chargement de draps et de
linges blanchis. Demain, ce sera la collecte des déchets médicaux. Le plus
souvent, le livreur est seul. Parfois, ils sont à deux, parlant à voix haute.
Très haute, histoire de dire peut-être aux dormants qu’eux travaillent déjà.
L’un porte un masque, l’autre pas. N’en déplaise à l’incompétent et ravi en
chef, ils sont bien les premiers de cordée sans lesquels la machine économique
s’effondrerait.
Le service des bus reprend. Celui qui dévale la rue est
obligé de s’arrêter car, scénario habituel, le camion est mal garé. Ce matin,
le chauffeur est patient. Contrairement à ses collègues, tenus par les
horaires, qui n’ont aucun égard pour les dormeurs, il ne klaxonne pas et fais
juste sonner une cloche plus discrète. « Excuse-moi
mon frère », lui lance le livreur. On entend sa manœuvre laborieuse.
Petit à petit, de partout, viennent les bruits de la ville qui s’éveille. On cherche
alors ses bouchons d’oreille. Il est enfin l’heure de s’assoupir.
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