Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 mars 2018
Akram Belkaïd, Paris
Quand les bombes pleuvent, le civil n’est plus rien. Ne pèse
plus rien. On s’inquiète pour son sort, on pleure sa mort, ses blessures nous
horrifient, on défile pour lui, on pétitionne, on clame son indignation, ici ou
là, sur les réseaux sociaux, dans la rue ou, tout simplement, au plus profond
de sa conscience. Mais, à vrai dire, on n’y peut rien. Depuis l’essor de l’aéronautique,
depuis les atrocités du Rif, où s’illustra Pétain, depuis le gazage des tribus
irakiennes ordonné par Churchill en passant par Guernica, l’aviation de guerre
est une malédiction pour les populations civiles. Un fléau sinistre. Londres,
Dresde, Le Havre, Calais, Tokyo, Sakiet Sidi Youssef (8 février 1958, pas vu
passer grand-chose pour commémorer ce bombardement…), les Aurès, l’Ouarsenis, le
nord du Vietnam, Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, Belgrade, Alep, Gaza, la Ghouta,
le Yémen : la liste des dévastations venues du ciel et son cortège de
populations civiles décimées semble infinie. Elle décrit néanmoins à la
perfection l’évolution de l’ordre du monde. Dis-moi qui bombarde et qui est
bombardé, et je te dirai qui est le plus fort et qui est le damné. Dis-moi qui
a la maîtrise du ciel et je te dirai qui règne vraiment, qui a le pouvoir du
feu, qui est mille fois plus puissant qu’une bande d’exaltés en armes dont
l’action la plus spectaculaire, et la plus meurtrière, fut justement de
transformer des avions civils en bombes volantes.
Cela fait des décennies que les civils meurent sous le
fracas censé les libérer. Dans la dialectique qui accompagne ces drames, ils
furent considérés comme des victimes innocentes mais, hélas, nécessaires pour
que s’accomplisse la liberté. Puis vint le discours des « dommages collatéraux »
corollaire du mythe des « frappes chirurgicales ». Le détenteur de la
force clamant alors sa capacité technologique à frapper l’objectif militaire
tout en épargnant les civils. Clamant aussi sa supériorité morale par rapport à
l’ennemi au sol. Aujourd’hui, alors que personne ne gobe plus le blabla du discernement technologique, le
civil est désormais la victime de celui qui est au sol et que la bombe vise (et
non pas de celui qui bombarde…).
A Gaza, comme à Alep-Est, comme pour la Ghouta damascène,
comme pour Afrin au nord de la Syrie, c’est le même discours, les mêmes
justifications, les mêmes blâmes moraux, les mêmes accusations. Hélas, oui, les
civils meurent sous nos bombes mais, vous savez, c’est la faute de nos ennemis.
Ces gens n’ont aucun scrupule, ils empêchent ceux qui n’ont rien à voir avec notre
différend de quitter tranquillement les lieux en attendant que nous finissions
le travail… Etrange similarité du discours. Tendez-bien l’oreille. A Tel Aviv,
comme à Damas, Washington, Moscou ou à Ankara, quelle que soit son idéologie, quelles
que soient ses convictions politiques, on dit la même chose. Le civil n’est pas
la cible, il est l’otage, le bouclier humain utilisé contre son gré. Si on le
tue, c’est la faute des autres, pas la nôtre.
Dès les années 1920, les généraux allemands, tirant les
enseignements de la Première Guerre mondiale, théorisaient l’usage de
l’aviation pour démoraliser l’ennemi en s’en prenant à sa population civile.
Depuis, et au-delà des arguties juridiques sur le droit de la guerre et les
propagandes diverses, c’est le même objectif qui est visé. Quand les Américains
déversent des « tapis de bombes » sur l’Irak, ce n’est pas uniquement
pour mettre en déroute l’armée de Saddam Hussein. C’est, comme l’avait annoncé
James Baker à Tarek Aziz, à la fin de l’année 1990 à Genève, pour renvoyer son
pays (et sa population) « à l’âge de pierre ». Un bombardement
aérien, même lointain, est une somme incroyable de violences. Sans même parler
des destructions, des effets de souffle, il faut avoir à l’esprit l’impact
effroyable du bruit, notamment sur les plus jeunes, les enfants. Rien ne permet
de lutter contre cela.
L’avantage stratégique de l’aviation militaire ne vaut
aujourd’hui encore que si la dévastation est totale ou importante. Dans les
conflits asymétriques, celui qui bombarde doit être sûr que l’ennemi au sol
sera totalement anéanti ou qu’il ne puisse pas se terrer en attendant des
combats terrestres dont les états-majors ne veulent plus parce que leurs
opinions publiques exigent le « zéro-mort » pour leurs armées. On
bombarde et on bombarde encore, ce credo venu des Etats-Unis, survivance de la
Seconde Guerre mondiale, est toujours valable. Voilà pourquoi les beaux
discours et les larmes diplomatiques à-propos des corridors humanitaires et des
trêves à mettre en place pour permettre aux civils de fuir ne tiennent pas la
route.
Terminons cette chronique en consacrant quelques lignes aux
pilotes. Toute une littérature et filmographie leur ont patiemment bâti une
légende et un prestige en insistant sur les fameux duels aériens dont les
prémisses remontent à la Grande Guerre. Le « Baron rouge » comme les
protagonistes de Top Gun ne tuent pas
de civils. Ils abattent des avions (et des pilotes) ennemis. On parle rarement
de celui qui bombarde, qui emporte avec lui des centaines de kilogrammes
d’explosifs avant de les balancer sur des populations civiles. Notre rapport
aux conflits quels qu’ils soient changerait si l’on gardait cela en tête.
Devenu un fameux pilote d’essai – il fut le premier homme à passer le mur du
son – Chuck Yeager raconte dans son autobiographie comment, alors qu’il était jeune
pilote dans l’armée américaine, il reçut l’ordre de mitrailler tout ce qui
bougeait sur la partie du territoire allemand assigné à son escadrille. Et
d’avouer qu’il eut conscience que cet ordre de démoraliser la population en la
décimant relevait bien d’un crime de guerre…
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