Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 21 juin 2019

La chronique du blédard : Une bien triste leçon égyptienne

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 juin 2019
Akram Belkaïd, Paris

Mardi 18 juin, les étudiants algériens, admirables de persévérance et d’opiniâtreté, ont une nouvelle fois défilé en revendiquant pour leur pays un régime civil et non militaire. Nombre d’entre eux avaient certainement à l’esprit ce qui vient de se passer en Égypte avec la mort, en plein tribunal, de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi. Pour mémoire, cette figure des Frères musulmans était en détention depuis juillet 2013, date à laquelle il fut destitué par le chef de l’armée, le général – futur maréchal et président - Abdel Fattah Al-Sissi.

On peut faire nombre de reproches à Morsi pour ce qui fut son unique année de présidence (2012-2013) – notamment une propension certaine à l’autoritarisme - mais il faut tout de même rappeler qu’il a d’abord été le premier président civil librement élu de l’histoire de l’Égypte indépendante. En ce sens, ce qui lui est arrivé symbolise parfaitement l’enlisement de son pays mais aussi, de manière plus globale, du monde arabe. Car qu’est devenue l’Égypte depuis sa destitution et son emprisonnement dans des conditions dénoncées par nombre d’organisations internationales de défense des droits humains ? Ce fut aussi le cas en mars 2018 lorsque des parlementaires britanniques, pourtant peu suspects de sympathie pour l’islamisme politique, relevèrent que sa détention relevait «  de la torture ou du traitement cruel, inhumain ou dégradant. » Et ne parlons pas du fait qu’il n’était pas convenablement soigné ce qui permet à ses partisans de dire aujourd’hui qu’il a été tué à petit feu.

Mais revenons à la question initialement posée. Qu’est devenue l’Égypte depuis la chute de Morsi ? La réponse est simple. Le régime politique qui dirige ce pays n’est pas autoritaire ou autoritariste. C’est bien pire que cela. C’est une dictature violente comme en témoigne la mort par balles, en août 2013, de centaines de partisans de Mohamed Morsi, tous abattus alors qu’ils protestaient sur une place publique du Caire contre sa destitution. L’Égypte, ce sont des dizaines de milliers d’arrestations, des dizaines de condamnation à mort, des procès iniques qui ne durent parfois que quelques minutes. Mohamed Morsi, lui-même, comparaissait devant les juges en étant placé dans une pièce de verre totalement étanche sur le plan acoustique afin de lui interdire de faire entendre sa voix.

L’Égypte d’aujourd’hui, c’est le silence des opposants, quelle que soit leur orientation politique. Ce sont des chercheurs et des journalistes étrangers qui peinent à faire leur travail et qui subissent nombre de pressions. C’est une presse muselée qui évite d’aborder tous les sujets qui fâchent, nationaux ou régionaux, sauf s’il s’agit de relayer la parole officielle. Mais l’Égypte d’aujourd’hui, c’est surtout la défaite des espérances de 2011. Depuis avril dernier, le pays dispose d’une Constitution révisée qui ouvre la voie au maintien au pouvoir du président Sissi jusqu’en 2030, autrement dit une quasi-présidence à vie.

Le « tout sauf les islamistes » a beaucoup contribué à renforcer la position du président égyptien notamment vis-à-vis de l’étranger. Ses parrains saoudiens et émiratis lui sont grés d’avoir stoppé puis inversé la dynamique révolutionnaire née en janvier 2011 sur la place Tahrir du Caire. Les capitales occidentales lui vendent des armes et célèbrent un homme pragmatique qui ne cherche pas à remettre en cause le statu quo au Proche-Orient. Le maréchal-président Sissi est  donc l’exemple parfait pour qui estime que seul un homme fort, de préférence un militaire, doit diriger un pays arabe. Qu’importe l’État de droit, qu’importe la démocratie, pourvu que l’ordre règne, fut-il brutal.

Tout cela se paiera. En Égypte mais aussi ailleurs. Un pays de plus de quatre-vingt millions d’habitants ne peut être durablement géré avec le gourdin et la peur. C’est d’autant plus vrai que l’économie égyptienne est sous perfusion et que Le Caire en est réduit à tendre la main vers ses riches sponsors du Golfe et à accepter les « conseils » du Fonds monétaire international (FMI). Tôt ou tard, les mêmes causes qui provoquèrent la révolte de 2011 seront à l’origine de nouvelles explosions populaires avec leurs cortèges de répression et de drames sanglants.

Tout cela pour dire que l’idée de l’homme providentiel au service de la patrie est l’un des plus gros mensonges politiques qui brouillent les jugements. C’est une vision archaïque du monde, une réminiscence de périodes féodales que l’on aimerait effacées à jamais. Un homme seul ne peut faire le bonheur de son peuple et de son pays. Pour paraphraser un chanteur célèbre, le général Sissi a rappliqué en sauveur de la République et de l’ordre moral, puis, avec la complicité active ou passive des élites, il a confisqué le pouvoir.

Tout cela doit demeurer à l’esprit des Algériennes et des Algériens. Celles et ceux qui pensent qu’il faut un homme fort pour diriger le pays doivent se rappeler que l’on disait déjà ça pour vanter la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un premier mandat présidentiel en 1999 (on connaît la suite…). De même, l’armée, institution pyramidale et ultra-hiérarchisée, ne peut constituer un acteur politique neutre. Et il ne suffit pas de proclamer qu’elle qu’elle doit être la garante de la démocratie et de l’État de droit. Il faut nous expliquer comment sachant que ce n’est pas sa mission puisque sa tâche principale est la défense du pays. L’actualité algérienne est telle que l’on reviendra certainement sur ce point important.
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mardi 18 juin 2019

La chronique du blédard : Vol Air-peut-être TU 722

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 juin 2019
Akram Belkaïd, Paris

On se doutait bien qu’il fallait en payer le prix, l’aller en direction de Tunis s’étant bien passé (choix stratégique mais éreintant d’un départ aux aurores, oblige). Du coup (expression à la mode notamment chez les cheffes d’édition, on y reviendra), le retour pour Paris risquait d’être fort différent. Et l’on fut servi. Aucune surprise, donc. Du moins, au début, quand, au matin du jour en question, arriva sur le téléphone un message avertissant d’un retard d’une heure trente mais enjoignant de se présenter à l’horaire initial pour procéder à son enregistrement. Une heure trente de retard, ma foi… Rares sont celles et ceux qui n’ont jamais vu pire.

Mais faisons le récit de ce qui suivit. Arrivé à ce minuscule aéroport de Tunis-Carthage pompeusement qualifié d’international, on enregistre sans peine, l’agent au comptoir ne mouftant mot à propos de l’excédent (léger) de bagages, ayant compris, à l’attitude corporelle et au regard du passager, qu’il suffisait d’un rien pour qu’il paie les pots cassés du retard annoncé. On entre ensuite dans la grande salle du contrôle de la police aux frontières. Combien de personnes ? Plusieurs milliers, avançant à pas lents dans deux files serpentant sur elles-mêmes. De l’inédit…

Celles et ceux dont le vol a du retard ne sont guère inquiets. Mais les autres, passagers pour Dubaï ou Amman, ne cachent guère leur angoisse. Reste que fendre la foule est dangereux. Ça ne veut rien entendre des raisons avancées, ça crie, ça proteste et ça met en garde d’autant que de petits malins essaient de profiter de l’occasion. L’un d’eux est pris en flagrant délit. Moi aussi, je vais à Dubaï, hurlait-il. Oui mais voilà, quelqu’un a enregistré ses bagages en même temps que lui pour le fameux vol retardé de Paris. Les esprits s’échauffent, les insultes fusent. Curieusement, les uniformes se tiennent à distance. Dans les hauts parleurs, une hôtesse répète « your ’tension, please » mais ne capte l’attention de personne.

Une heure plus tard, l’affaire est réglée et le passeport est tamponné. Débute alors une attente qui dure bien plus que prévu. L’écran de la salle d’embarquement a beau afficher un nouvel horaire, ce dernier est dépassé depuis longtemps. Sagement assise derrière son ordinateur, une employée n’en sait pas plus que les passagers qui s’impatientent. Dans la salle numéro cinquante-neuf, le ton commence à monter. Prudente, la jeune femme s’esquive. Un policier passe une tête. Il écoute les plaintes d’un air distrait puis disparaît. Une dame dit qu’il faut trouver le chef d’escale. Un jeune assis non loin d’elle promet de lui payer un café « en euros » - puisque les dinars tunisiens ne sont plus acceptés en zone sous-douane – si elle y parvient.

Un passager s’énerve. Il faut, crie-t-il à la cantonade, privatiser Tunisair, compagnie coupable de tant de retards et d’annulations de vol. Son voisin abonde. A les entendre tous les deux, la privatisation serait le seul moyen de venir à bout du principal problème de la société : son sureffectif dû à des légions de pistonnés. Faire appel au privé pour mettre dehors des employés qui ne sont guère à la hauteur de leur tâche, voilà un discours qui ravit beaucoup de présents qui en veulent pour preuve que personne ne vient leur donner des nouvelles. C’est quoi cette désinvolture ? s’exclame l’un. Ce mépris du client ? lui répond l’autre. Mahouche normal ! (ce n’est pas normal) est l’expression qui revient sans cesse cela sans oublier le préambule qui accompagne toute phrase définitive : bikoul roujoulia (que l’on pourrait traduire par « en toute parole d’homme » même si des femmes la prononcent). Bikoul roujoulia, lazem privatisation ! (Parole de vrai homme – et sincère -, il faut une privatisation).

Une jeune fille s’énerve. On n’a pas fait la révolution pour privatiser la compagnie nationale, lance-t-elle en roulant de gros yeux noirs. Elle argumente. Affirme que c’est tout le pays qui va mal, que l’économie est en chute libre, que les riches bourgeois de Tunis et du Sahel ne paient pas leurs impôts, que prendre Tunisair est un acte patriote (elle aurait pu rajouter que les administrations elles-mêmes n’honorent guère leurs factures auprès de l’entreprise). Le partisan de la privatisation s’impatiente. Révolution ? Quelle révolution ? demande-t-il d’un ton goguenard. Jamais Tunisair ne nous aurait traités comme ça sous Ben Ali, lance-t-il en provoquant quelques acquiescements et bien peu de protestations.

Pendant ce temps-là, l’écran indique juste que le vol est retardé. Plus aucun horaire n’est affiché. Les anecdotes que les uns et les autres racontent aggravent la tension. Des retards de dix heures, des vols annulés, des passagers embarqués pour d’autres destinations, histoire de les rapprocher… Mais voilà qu’un agent de la compagnie passe la tête. Ni bonjour, ni excuses, juste un ordre : « Passagers Paris, salle cinquante-huit ! » Transhumance immédiate. Rush humain. Enfin, l’embarquement. Mais d’abord un bus. On est dans un aéroport international ou on ne l’est pas… Ensuite, une petite promenade jusqu’en bout de piste. En enfin, l’avion tant attendu.

Soulagement ? Oui, mais c’est-à-dire que… L’appareil est un Airbus A330 au couleur de la compagnie Getjet airlines, autrement dit « hayiwa Getget Tunisie ! » (pardon). Une investigation ultérieure nous apprendra qu’il a près de treize ans et qu’il fut d’abord la propriété de China Airlines, ce qui explique l’affichage en chinois utilisé par le système vidéo. C’est quoi cette compagnie ? est la question qui court les travées. Une hôtesse, blonde comme un épi de blé, explique qu’elle, l’équipage et Getjet airlines viennent de Lituanie. Un râleur y voit la preuve que la Tunisie est décidément tombée bien bas. Son voisin demande où peut bien se trouver la Lituanie. Un plaisantin lui répond qu’il s’agit d’un pays proche de la Tanzanie. Les rires provoquent une altercation. L’équipage, qui met en garde les passagers contre le vol de gilets de sauvetage ( !) est interloqué. Mais sa surprise n’est rien en comparaison de celle que provoque les youyous d’une passagère au moment du décollage. Comment lui en vouloir de provoquer un tel choc culturel ? Trois heures trente de retard valaient bien cette manifestation de joie et de soulagement.
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