Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 27 février 2014

La chronique du blédard : Le quatrième mandat, la colère et l’impossible acceptation

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 27 février 2014
Akram Belkaïd, Paris

Il y a des moments dans la vie où la conciliation et la volonté de recherche de compromis sont impossibles y compris pour celui qui est toujours enclin à prôner le dialogue et l’ouverture. Cela vaut pour la politique et pour les positions que tout un chacun se doit de prendre vis-à-vis de cette sinistre farce qui est imposée actuellement au peuple algérien. Il est inconcevable, il est moralement et politiquement impossible de trouver la moindre raison pour accepter que le président Abdelaziz Bouteflika soit de nouveau élu en avril prochain.

Nous connaissons le système. Nous savons que l’officialisation de cette candidature équivaut à nous annoncer la troisième réélection d’un homme pourtant diminué par la maladie et dont on voit bien qu’il n’est pas capable de mener campagne, de s’expliquer sur ses choix, de dessiner des perspectives pour le pays ou de défendre son (piètre) bilan. Cela a été écrit et répété dans ces colonnes. L’Algérie a un besoin urgent de changement, de réformes, d’une nouvelle dynamique, d’un projet fédérateur pour entrer dans le vingt-et-unième siècle. Le monde change, des forces d’une puissance tellurique sont en mouvement et ce n’est pas l’actuel président qui est capable de faire face à ces défis.

Non, il n’y a pas de conciliation possible. Non, ce qui se passe n’est pas admissible. Non, on ne peut accepter de se faire insulter de la sorte car, que dit-on d’autre aux Algériens, si ce n’est qu’ils vont voter pour un fantôme qui n’a plus parlé en public depuis près d’un an, qui n’a plus présidé de conseil des ministres depuis longtemps, qui ne se déplace plus si ce n’est lorsqu’il s’agit d’aller faire des examens médicaux à l’étranger ? Quel mépris pour le peuple (ce n’est guère nouveau) et quel mépris pour la fonction présidentielle (ce l’est moins). Aujourd’hui, n’en déplaise à notre fierté nationale, l’Algérie est la risée du monde et il est inévitable que de médiocres humoristes d’Egypte ou de France y trouvent matière à sarcasmes.

Il ne faut pas être devin pour décrire ce qui va se passer durant les prochaines semaines. Il va y avoir une campagne électorale virtuelle où, pendant que les autres candidats chercheront à grappiller quelques minutes à la télévision, des communiqués dûment distribués nous informeront d’une activité présidentielle que nul ne sera en mesure de vérifier. Nous serons alors, non, pardon, nous le sommes déjà mais ce sera pire, dans un monde de faux-semblants, de boas à avaler, d’orgueil à ravaler, de dents à serrer et de colère à contenir. Plus que jamais, le message du système sera « on pisse sur vous et quoi que vous fassiez, ce sera ainsi ». Pauvre Algérie. Pauvres Algériens…

« Que faire ? » s’est interrogé dans ces colonnes un illustre confrère en reprenant les fameux mots de Lénine. Il est évident que la réponse n’est pas simple et qu’elle ne peut être le fait d’une seule personne. Plus que jamais, nous avons besoin de penser l’avenir ensemble. Se taire parce que la sidération est tellement forte n’est pas une option. Posons-nous la question du « que faire » les uns aux autres ; Réfléchissons. Ne perdons pas notre intelligence, c’est le seul monopole que nous détenons et qui fait cruellement défaut à ceux qui prétendent nous gouverner.

Que faire ? On peut aussi, on doit, refuser d’être partie prenante de cette mascarade. Non, pas de compromis, pas de compréhension, pas d’oreille indulgente aux discours lénifiants à propos d’une candidature au service de la stabilité du pays (ah, la stabilité… cette nouvelle religion qu’on veut inculquer aux Algériens et qui entend les mettre plus bas que terre, serviles et interdits de manifester la moindre revendication). Non, pas d’ambiguïté, pas de tolérance.

Je conchie donc celles et ceux qui défendent cette candidature. Je ne leur accorde aucune circonstance atténuante, aucune raison valable d’être les complices, certainement intéressés, de ce qui est déjà l’un des épisodes politiques les moins glorieux depuis l’indépendance du pays. Et je ne serai guère économe de mon mépris à l’égard des fripouilles qui font semblant d’être convaincues par le discours qu’ils tiennent sur la réussite du pays et sur la nécessité d’un quatrième mandat pour aller encore plus loin dans etc… etc… Que ces gens-là n’espèrent pas qu’on oublie un jour leur lâcheté et leur compromission.

Certes, faire cela, c’est faire peu mais c’est déjà beaucoup. Il n’est pas question de se laisser aller aux évitements d’antan, notamment ceux qui ont eu cours dans les mois qui ont suivi l’élection de 2009 et un troisième mandat qui était déjà de trop. La vie n’est certes pas un référentiel binaire mais il y a des moments précis, rares, ou c’est un ou zéro mais pas les deux à la fois et certainement pas quelque chose entre les deux. On est soit pour soit contre le quatrième mandat. Et ceux qui y sont favorables, ou, plus encore, ceux qui font semblant de l’être en expliquant à qui veut les entendre qu’ils n’ont pas le choix doivent savoir que leurs noms seront inscrits à jamais au mur de l’infamie et de la honte. Il est des comédies auxquelles même les pires acteurs refusent de participer. Celle qui se déroule en ce moment en est une et c’est pourquoi je n’irai pas voter en avril prochain car cela reviendrait à donner de la crédibilité à un scrutin joué d’avance et dont l’Algérie paiera chèrement le prix.  

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mercredi 26 février 2014

Lu, dans L'Equipe à propos du Qatar : "Il faut payer les jeunes"

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Extrait d'un entretien avec Gaël Monthurel, champion du monde de handball en 1995 et entraîneur des jeunes au club militaire d'Al-Jaish à Al-Rayyan, deuxième ville du Qatar.
L’Équipe, 26 février 2014

Pour attirer les jeunes vers le sport, est-ce vrai que les clubs déboursent de l'argent ?
- Oui. Il faut payer les jeunes qui viennent jouer, pour certains négocier avec leurs parents, et c'est ainsi dans tous les sports (à Al-Jaish, cette somme peut s'élever à plusieurs centaines d'euros mensuels par licencié). Au même titre que pour remplir les stades de foot, on donne souvent au spectateur une vingtaine d'euros et une invitation à manger à la mi-temps !
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Entretien accordé à Zaman France : Présidentielles algériennes 2014 : un scrutin pour rien ?

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Zaman France, 26 février 2014
Propos recueillis Par



En avril auront lieu les élections présidentielles algériennes... Et c'est officiel, le président Bouteflika est candidat à un quatrième mandat à la tête de l'Etat algérien. Considérablement affaibli (à 76 ans, il sort d'un accident vasculaire cérébral), son dernier discours en public remonte à mai 2012 à Sétif. Pour le journaliste et essayiste Akram Belkaïd, cette candidature poussée par le "système" est une très mauvaise nouvelle pour le pays. Il l'explique dans cet entretien accordé à Zaman France.

Que signifie ce nouveau mandat du président Bouteflika ?
C'est son premier ministre qui a annoncé que Bouteflika se représenterait. C'est la première fois que quelqu'un annonce sa candidature par personne interposée, ce qui laisse douter de la capacité en tout cas physique du président à être réellement candidat. Le système politique algérien est dans l'impasse et préfère faire le choix du statu quo plutôt que de risquer une ouverture. Cela laisse présager des jours difficiles. On a beaucoup d'interrogations, sur l’état physique du président, sur sa capacité à faire campagne... Ou alors, c'est que l'on poussera le bouchon encore plus loin et là, ce sera du jamais vu, un président élu sans être parti en campagne électorale.

Pourquoi Abdelaziz Bouteflika est-il à ce point poussé en avant?
Bouteflika a des appuis dans le système politique algérien. C'est un équilibre entre plusieurs clans qui appartiennent au même système politique, des clans rivaux mais pas ennemis et qui ont pour objectif la sauvegarde du système. Visiblement, le consensus est que Bouteflika reste à la tête de l’Etat. Contrairement à ce qu'on a pu entendre, il n'y a pas de « guerre » entre l'armée et les services de sécurité, des rivalités de système, oui, des escarmouches via la presse qui ont entretenu l'illusion que le système algérien se divisait, avec d'un côté, un bloc présidentiel et de l'autre, les services secrets. L’état-major des armées étant plutôt pour le bloc présidentiel. Il est difficile d'avoir une lecture objective de tout ça. In fine, une candidature a été annoncée et cela n'aurait pas pu être sans le consentement des grandes parties prenantes du système politique algérien, services secrets y compris. 

Qu'entendez-vous exactement par le "système" ?
Pour moi, c'est ce qui est en place depuis l'indépendance du pays, les héritiers d'une faction du FLN, qui a pris le pouvoir et ne l'a plus lâché depuis. C'est large, c'est à la fois la famille révolutionnaire, des gens issus de l'armée, des services de sécurité, quelques milieux d'affaires réunis autour de l’idée qu'il n'y a pas d'alternance possible et que la fonction suprême doit être le résultat d'un accord et d'un consensus au sein même de cette boîte noire. On en fait partie par cooptation, parce qu'on a un passé de militaire, de militant FLN ou plus récemment parce qu'on a été adoubé par le FLN ou par les services de sécurité. 

Quelle sera l'alternative politique en avril en face de Bouteflika ?
On ne va pas faire semblant de croire que le scrutin va être ouvert. On connaît la chanson. S'il est candidat, c'est qu'il entend être réélu, et va être réélu. Je me refuse à analyser le scrutin du mois d’avril comme un scrutin normal. On l'a vu en 2009, en 2004 - et même en 1999 - quand plusieurs candidats se sont retirés la veille même ou l'avant-veille de l'élection. Dès lors qu'il y a un candidat du système, le scrutin n'a plus d’intérêt. On peut se contenter de regarder la participation et encore. La vraie question est de savoir comment le système va gérer l’impossibilité physique du candidat à prendre la parole, à se déplacer dans des meetings et à préciser pourquoi il est candidat pour la 4e fois, et surtout, comment cela sera vécu par la population. 

Quel rôle joueront les partis politiques islamistes ?
Ca dépend desquels... Il y a ceux qui ont été adoubés et qui joueront le rôle qu'on leur a assigné. Une présence politique, mais à qui on interdira de prendre le pouvoir. On l'a vu pour les élections législatives de 2012 ou les islamistes entre guillemets modérés pensaient gagner le scrutin mais n'ont rien gagné du tout. Comme l'opposition, ils ont un rôle à jouer, celui d'un agitateur de la vie médiatico-politique mais in fine on ne leur concède rien. Quant aux autres, ceux qui ont constitué la matrice du FIS (Front islamique du Salut ndlr), ils sont aujourd’hui en déshérence, il n'y a pas de parti qui les représente. Ceux-là aussi ont été laminés par le pouvoir mais c'est un élément d'opposition qui ne demande qu'à reprendre du poil de la bête! Parce que, en même temps, on a assisté dans la société algérienne à un retour en force du conservatisme avec une ré-islamisation qui ne dit pas son nom... Mais on peut dire que les idées sociétales de ce parti ont plus ou moins triomphé, même s'ils n'ont pas le pouvoir. A telle enseigne que le régime s'est senti obligé de faire des concessions pour éviter que cette influence ne se développe encore plus. Prenons l'exemple des débits de boissons alcoolisées, beaucoup d'entre eux ferment aujourd'hui. C'est un véritable phénomène ... et ça, c'est l'Etat, ce sont les autorités qui le décident. 

On entend souvent que le peuple algérien donne la priorité à la stabilité depuis la terrible décennie 1990, mais est-ce que le peuple y croit encore ?
En 2009, l'élection de Bouteflika a reposé entre autres sur de vraies bases populaires, électorales, c'est-à-dire qu'une partie de la population lui était encore reconnaissante d'avoir ramené la paix en Algérie, de l'avoir fait sortir de la guerre civile et d'être à l'origine d'un certain mieux-être économique. A l'époque, même s'il y avait une opposition assez virulente de la part des milieux intellectuels, d'une partie de l'opposition, des journalistes, je pense qu'il a vraiment été élu avec un soutien populaire assez marqué, notamment à l'intérieur du pays. Les zones rurales sont encore très fidèles au FLN, à l'image de la lutte pour l'indépendance etc. En 2014, les choses sont différentes. Entre temps, il y a eu les printemps arabes avec l'exemple tunisien, de la Syrie même si ça a mal fini, de l'Egypte, donc je pense que ça va être plus difficile de vendre l'idée d'un dirigeant que personne ne va voir et sur lequel circule nombre de rumeurs. On peut déjà s'attendre à un fort abstentionnisme... 

Comment les Algériens considèrent-ils le processus politique tunisien ?
Les Algériens devraient avoir le bon sens et la modestie de s'inspirer de la Tunisie qui montre qu'on peut sortir d'une crise par le vrai dialogue politique. Je fais partie des journalistes algériens qui appellent les citoyens à s'en inspirer. On a toujours eu un regard algérien un petit peu paternaliste à l'égard de la Tunisie. Mais dans ce que les Tunisiens réalisent depuis trois ans - dans la difficulté -, il y a de véritables enseignements dont les Algériens peuvent se nourrir.

L'autre modèle du monde arabo-musulman est le modèle turc...
Il y a des similarités culturelles, on oublie souvent l'histoire de la présence ottomane en Algérie (4 siècles quand même). Aujourd'hui, la Turquie a évolué, s'est modernisée aussi au sein de ses institutions, même si ça ne satisfait pas totalement les démocrates turcs. On vit dans un pays où l'armée a en quelque sorte renoncé à faire de la politique. Elle a été forcée à le faire, elle a été renvoyée dans les casernes. Cela ne s'est pas fait sans mal, ça s'est fait aussi parce la Turquie a eu la chance d'être dans le processus de négociation avec l'UE et donc était pressée par l'obligation d'être en conformité avec les critères de Copenhague. Cela ne vaut pas pour l'Algérie, elle ne négocie avec personne, elle a 200 milliards de dollars de réserve de change et n'a de compte à rendre à personne. La vraie différence est là : en Turquie, un processus de modernisation interne, d'évolution politique et de confrontation avec la réalité internationale a abouti à une modernisation des institutions, ce qui n'est pas le cas de l'Algérie. On voit mal l'UE se permettre de dire aux Algériens qu'il ne faut pas que l'armée s'occupe de politique. Ce serait vu comme une ingérence inacceptable. D'ailleurs, l'UE se garde bien d'avoir le moindre avis sur cette question. Ce qui l'intéresse, c'est que le pétrole algérien et le gaz continuent d'arriver en Europe..Quant à la France, l'Algérie est un partenaire incontournable. Il y a des milliers d'Algériens qui vivent sur le sol français. Je vois mal le pouvoir français prendre le risque de critiquer un quatrième mandat. Ils en prendront acte, l'opposition dira des choses là-dessus... parce qu'elle est dans l'opposition! Les autorités françaises ont toujours été dans une position très difficile vis-à-vis de l'Algérie. Elles se contenteront de prendre acte, sans émettre de critique... A moins bien sûr que le processus actuel ne dérape, c'est une hypothèse qu'il ne faut pas négliger. On ne peut pas humilier les peuples de manière indéfinie sans en payer tôt ou tard les conséquences.
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mardi 25 février 2014

Jo d'hiver, Jo de blancs...

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Une lecture rapide du tableau des médailles des JO d'hiver de Sochi démontre que cette compétition est celle des pays du nord, et plus encore de l'Europe. Sur 26 pays ayant obtenu des médailles, 19 sont européens (8 dans les dix premières places) viennent ensuite l'Asie avec 4 représentants et l'Amérique du nord avec 2. Si le Kazakhstan (dernier du classement avec une médaille de bronze en patinage artistique) fait presque figure d'intrus (les trois autres pays asiatiques sont le Japon, la Chine et la Corée du sud qui organisera les prochains JO d'hiver), ce n'est pas le cas de l'Australie qui, avec deux médailles d'argent (ski acrobatique et surf des neiges) a rappelé au monde entier qu'elle était aussi un pays de ski avec notamment ses stations de Perisher et de Falls Creek.
Pour le reste, aucun pays "non-neigeux" n'a réussi à inscrire son nom au tableau des médailles.
La chronique, ci-dessous, publiée au moment des Jeux de Vancouver reste donc d'actualité.

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La chronique du blédard : Les JO d'hiver, le curling et les pays du Sud
Le Quotidien d'Oran, jeudi 25 février 2010
Akram Belkaïd, Paris

A chaque fois que reviennent les Jeux Olympiques d'hiver, je ne peux m'empêcher de repenser au film Rasta Rocket. Ce dernier met en scène une équipe jamaïcaine de… bobsleigh qui a participé à ceux de 1988 à Calgary, dans la province de l'Alberta au Canada (ah, cette scène de l'arrivée des Jamaïcains à l'aéroport et leur premier contact avec la température extérieure…). Comédie hilarante et basée sur des faits réels, Rasta Rocket traduit par la dérision une réalité sur laquelle on ne s'attarde jamais de manière sérieuse lorsque débutent les JO d'hiver. Parés du qualificatif d'universel qui sied à toute manifestation olympique, ces derniers ne sont en réalité que des Jeux pour pays riches, réservés à une population d'athlètes presqu'exclusivement blanche, exception faite de quelques asiatiques tels les Chinois, les Japonais et les Coréens.

 A titre d'exemple, les JO de Vancouver accueillent 2.762 compétiteurs dont sept seulement représentent le continent africain (contre dix il y a quatre ans, à Turin *). Cette participation ultra-minoritaire (elle équivaut à celle de l'Argentine…) ne donne pas lieu à une réflexion sur le statut de ces Jeux car la presse y trouve surtout son compte en matière de sujets incontournables pour alimenter, avec une ironie mordante ou une indulgence attendrie, la rubrique des « à-côtés ». Voici le tableau : un skieur de fond éthiopien, Robel Zeimichael Teklemariam, qui s'entraîne sur des skis à roulette pour le plus grand bonheur des photographes (et qui avait dû créer à lui tout seul la Fédération de ski éthiopienne en 2006 pour participer aux JO d'hiver de Turin !) ou bien encore un Sud-africain qui jure qu'il skiera nu s'il atteint les quarts-de-finale de vitesse. Au passage, n'oublions pas de saluer la participation du skieur Mehdi-Selim Khelifi, seul représentant de l'Algérie et de fraternellement signaler celle d'un égyptien de 120 kilogrammes dont j'ai oublié le nom et qui concourt en patinage artistique masculin avec des collants roses (non, là, je plaisante…).

 Il y a des épreuves que j'aime bien regarder même si, pour certaines, je n'y comprends pas grand-chose. Le tremplin, le super-G ou encore le patinage de vitesse sont impressionnants et plus ou moins compréhensibles ce qui n'est pas le cas du hockey sur glace ou du curling. Et à regarder toutes ces compétitions, on se dit que seul un enfant de la diaspora africaine installée en Europe ou aux Etats-Unis arrivera à s'y imposer un jour (l'Afrique n'a jamais décroché de médaille aux JO d'hiver). En étant optimiste, on se dit même que ce n'est peut-être qu'une question de temps. D'ailleurs, avec le réchauffement climatique, il est fort possible que les JO d'hiver soient organisés un jour sous des latitudes tempérées où de la neige artificielle aura été fabriquée, à l'image de ce qui vient de se passer à Vancouver. Des JO d'hiver à Dubaï, où existe déjà une piste de ski artificielle ? Ce n'est peut-être pas pour demain mais sait-on jamais. Et cela créerait forcément des vocations.

 Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des sports qui, sur le long terme, ne me paraissent pas relever d'un monopole nordique même s'ils nous paraissent aujourd'hui bien compliqués et hors de portée. Si l'Algérie le désire, elle peut très bien décider de chercher des talents en France comme en Suisse. D'ailleurs, pour ceux qui l'ignorent, il existe déjà une équipe algérienne de hockey sur glace qui s'est frottée à ses homologues marocaine, koweïtienne et émiratie lors du Championnat arabe des Nations organisé en 2008 à… Abou Dhabi (victoire finale des Emirats arabes unis).

 Mais, pour le moment, et à suivre les Jeux de Vancouver, on se rend compte que les pays arabes, africains ou même sud-américains ont une longue route devant eux pour atteindre le niveau du Nord. Prenez le curling. Jeu stupide par excellence, me direz-vous sûrement. Peut-être, là n'est pas le problème. Donnez-vous le temps de suivre une épreuve. Retenez-vous de rire ou de bailler et jaugez la technicité et le savoir-faire séculaire des joueurs. C'est une démonstration de supériorité qui ne dit pas son nom. C'est une manière, comme une autre, de dire aux spectateurs des pays du Sud, il demeure tout de même quelques disciplines sportives dans lesquelles nous vous serons toujours supérieurs.

 Peut-on alors sérieusement parler d'universalité pour ces Jeux d'hiver ? Faut-il plutôt se résigner au fait qu'ils sont le dernier carré consolatoire où l'Homme blanc préserve une suprématie perdue dans d'autres disciplines à commencer par celles des Jeux d'été ? Pendant longtemps, les JO d'hiver n'étaient officiellement que des « Jeux nordiques », ce qui voulait bien dire qu'ils n'avaient rien à voir avec l'olympisme. Voilà une expression qui leur sied mieux et qui traduirait de manière honnête leur caractère singulier. Pour autant, il ne faut guère compter sur le Comité international olympique (CIO) pour se résoudre à un tel changement de dénomination. L'hiver et la neige rapportent gros tout comme ils confortent le nord dans son sentiment de domination. C'est d'ailleurs pour cette raison que la Chine met le paquet sur les sports d'hiver, espérant démontrer à l'Occident qu'elle peut, là aussi, le dépasser.

 Mais qui sait ? Un jour, peut-être, les pays du Sud s'y mettront eux aussi et l'Algérie célébrera dans la ferveur populaire sa première médaille d'or en curling.

(*) Seuls quatre pays africains ont participé aux Jeux de Sochi (Algérie, Maroc, Togo et Zimbabwe).
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lundi 24 février 2014

Algérie : la diversion à venir

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C'est un fait, l'annonce de la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à l'élection présidentielle du 17 avril prochain a accablé nombre d'Algériens. Il suffit de jeter un coup d'œil à la presse ou aux réseaux sociaux pour prendre la mesure de cette colère mêlée de consternation.
Une colère qui monte.
Une colère à suivre.
Comment être surpris ?
Quelle humiliation !
Quel crachat à la figure du peuple algérien.
"Notre génération a fait son temps" disait l'autre... Tu parles ! Paroles et Paroles et Paroles...
Connaissant un peu ce système démoniaque qui gère (si mal) le pays, il faut s'attendre à ce que cette colère qui monte soit détournée. On peut d'ores et déjà imaginer ce qui servira de prétexte dilatoire :
- Une tension avec le Maroc ? Vu l'état actuel des relations bilatérales, ce n'est pas à exclure.
- Une dégradation de la situation aux frontières du sud. Possible.
- Une polémique avec la Libye ? Peu rentable et peu efficace.
- Une guerre médiatique avec l'Egypte ? Là oui, refaire le coup de l'automne 2009 pourrait s'avérer de nouveau payant
- Mais, l'arme suprême, celle qui fait mouche à presque tous les coups, c'est la France. Et si François Hollande rendait service au pouvoir algérien en nous sortant une petite blague à propos de l'état de santé de Bouteflika ?
Tout cela pour dire qu'il faut garder en tête l'essentiel et ne pas être complice de cette sinistre farce.
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jeudi 20 février 2014

La chronique du blédard : Algérie, constater l’échec (et l’admettre) avant de se relever...

Le Quotidien d'Oran, jeudi 20 février 2014​
Akram Belkaïd, Paris

DRS vs état-major, Saïdani vs le général Mediène, Toufik vs Saïd… Depuis quelques semaines, l’Algérie semble être prise par une frénésie pipolo-politique ou, c’est peut-être plus le cas, pipeau-politique. Par voie de presse, on s’invective, on lance des accusations sur les mœurs des uns, sur les méfaits des autres et tout cela alimente une atmosphère des plus putrides dans un contexte national mais surtout régional des plus incertains. A l’étranger, nombre d’observateurs résument ce qui se passe par une analyse binaire et efficace sur le plan médiatique : d’un côté le clan présidentiel, de l’autre le DRS. C’est peut-être le cas. C’est sûrement le cas. A vrai dire, le présent chroniqueur s’en tape. Qu’on lui pardonne cet accès de trivialité, mais il s’en contrefout. L’un ou l’autre… Ki sidi, ki lalla… 

La vérité, celle qui compte le plus, c’est que nous sommes confrontés aujourd’hui à une situation d’urgence structurelle et vitale pour l’avenir du pays. Et le problème, celui qui, là aussi, compte le plus, est que ceux qui prétendent diriger el-bled sont embringués dans une sordide querelle qui rappelle ces bagarres entre fortes têtes du quartier où la prudence la plus élémentaire commandait de ne prendre parti pour personne.

Dans un pays bien dirigé (à dessein, on n’emploiera pas le terme de « normal »), avec des institutions qui fonctionnent et une classe politique qui joue son rôle, la perspective du scrutin présidentiel devrait être l’occasion d’un état des lieux et d’un débat contradictoire sur les solutions à mettre en place pour l’avenir. Mais, encore faudrait-il accepter l’idée de regarder l’état de l’Algérie avec objectivité, sans chauvinisme mal placé et en acceptant de se confronter avec une réalité qui peut infliger quelques blessures à notre orgueil et à notre amour-propre, tous deux façonnés par des années de grandiloquence et de discours nationalistes. 

Même lorsqu’ils critiquent avec virulence le système, de nombreux Algériens réfutent l’idée que leur pays est en situation d’échec. Ils veulent encore croire que sa situation reste enviable, jalousée par ses voisins, proches ou lointain. Le présent texte ne prétend pas faire le bilan du pays plus de cinquante ans après l’indépendance mais son auteur assume le propos qui suit : l’Algérie est en état d’échec pour ne pas dire de déshérence. On peut se raconter toutes les histoires que l’on veut, on peut faire taire ceux qui, de l’extérieur, sont prompts à donner des leçons (le présent chroniqueur en fait certainement partie). Mais la réalité est ce qu’elle est : alors que le monde bouge, alors que des dynamiques exceptionnelles sont en marche dans le sud, l’Algérie n’avance pas. Elle est en retard en matière d’infrastructures, de développement économique, d’industrie, de recherche et d’innovation, de gestion optimisée de ses finances dans la perspective de l’après-pétrole, de formation de son capital humain et, de façon plus générale, de fonctionnement effectif et réel de ses institutions. 

Ecrire cela. Le dire. Ce n’est pas trahir son pays. Ce n’est pas le détester. Au contraire, c’est appeler à cette nécessaire clairvoyance pour faire face aux défis. On ne sort pas d’une crise profonde en la niant. On ne remplace pas les solutions possibles, souvent difficiles, par le discours et le fantasme d’une grandeur passée. L’Algérie a un besoin urgent de réformes positives (l’emploi du terme « structurelles » étant désormais trop lié aux dégâts engendrés par les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale). Elle a besoin d’un débat national basé sur l’idée que trop de choses vont mal et qu’il faut les corriger. Elle a un besoin d’un rééquilibrage des pouvoirs où l’Algérien passerait du statut d’élément neutre (au sens mathématique du terme) à celui de citoyen responsable et engagé.

Il y a quelques jours, la presse nationale a rapporté les propos d’un officiel pour qui Alger était en passe de devenir une place financière d’envergure... Voilà exactement le genre de délire qui nous fait vivre dans un décor factice à l’image, comme me l’a fait remarquer mon confrère K. Sélim, d’une matrice comparable à celle de la fameuse trilogie cinématographique. Un décor où le virtuel est imposé à des humains qui n’ont même pas conscience d’eux-mêmes. Alger, place financière d’envergure… Yakhi hala… Dans un pays où il est pratiquement impossible de payer par chèque. Où des milliards de dinars circulent de la main à la main sans jamais être recyclés ou, pour reprendre un vocabulaire à la fois technique et sanitaire, sans jamais être stérilisés. Où les opérateurs économiques se débattent dans des difficultés incroyables pour se financer ou pour mener leurs opérations de commerce extérieur. Comment ose-t-on parler de place financière ? Dubaï, Kuala Lumpur mais aussi Lagos, Accra ou Johannesburg et même Casablanca sont de vraies places financières émergentes. Nous sommes loin derrière. Ce n’est pas grave si on décide qu’il est temps que cela cesse. Ceux qui font du sport, ceux qui ont raté un premier trimestre, ceux qui ont pris leur temps dans les études ou la vie savent qu’il n’y a rien de plus grisant que de faire une remontée et de se dire que, rang après rang, on va y arriver et que l’on va fondre sur les premiers. 

Dans ces colonnes, le prédiction qui suit a souvent été formulée mais il semble nécessaire d’y revenir une nouvelle fois : le temps presse. L’Algérie n’aura bientôt plus les moyens de vivoter et d’improviser comme elle le fait depuis au moins trois décennies. Il ne faut pas se laisser abuser par le confort artificiel offert par la rente gazo-pétrolière, cette drogue qui permet d’échapper à la réalité et de se fabriquer de fausses réussites. A défaut d’un sursaut auquel seraient conviés les Algériennes et les Algériens, dans un cadre politique ouvert, et dans le respect des droits de la personne humaine, une nouvelle catastrophe se profile. Elle sera plus terrible que celle des années 1990. Ceux qui dirigent actuellement le pays, présidence et son entourage, DRS, FLN et autres cercles plus ou moins identifiés, ne peuvent l’ignorer. Il est temps pour eux de faire acte de raison et d’accepter l’idée que les choses doivent enfin changer. A moins qu’ils ne considèrent qu’après eux peut venir le déluge. 
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La chronique du blédard : L’indicateur suisse

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 13 février 2014​ 
Akram Belkaïd, Paris

Il fut un temps où le référendum suisse, cette fameuse votation consécutive à une initiative populaire, provoquait sourires et railleries condescendantes en Europe (et ailleurs…). Mais, cette fois-ci, les choses sont différentes et prennent même une dimension internationale. En décidant de limiter l’immigration « de masse » - ce qui, mécaniquement va déboucher sur l’instauration de quotas - les électeurs de la Fédération helvétique viennent tout simplement de remettre en cause la libre-circulation des ressortissants des pays membres de l’Union européenne (UE) sur leur sol. Cela sans parler de ceux qui viennent d’ailleurs.  Désormais, le gouvernement fédéral a trois ans pour modifier la législation et la mettre en conformité avec la volonté populaire qui s’est exprimée dimanche 9 février 2014.

Dès lors, on comprend la réaction rapide et ferme de la Commission européenne dont les représentants ont rappelé que l’essentiel des échanges économiques de la Suisse se fait avec ses voisins dont l’Allemagne et la France. D’ailleurs, de nombreux experts suisses ont estimé que ce vote allait à l’encontre des intérêts de leur pays car la remise en cause de la libre-circulation des Européens va automatiquement provoquer l’annulation de nombreux textes signés entre Berne et Bruxelles et dont la Suisse a largement tiré profit sur le plan économique et financier (les entreprises suisses ont, par exemple, accès aux marchés publics au sein de l’UE). « On vient de se tirer une balle dans le pied » a ainsi déclaré un homme d’affaires genevois. Pas sûr que ses compatriotes alémaniques – largement favorables à la limitation de l’immigration - soient d’accord…

L’un des premiers enseignements de cette votation est que les hommes politiques mais aussi les milieux d’affaires suisses ont été incapables de faire entendre raison à ces électeurs qui ont voté oui à la proposition de reprendre un plus grand contrôle des frontières de leur pays. Pour mémoire, l’initiative électorale a été enclenchée par l’Union démocratique du centre (UDC), un parti qui se dit conservateur mais qui flirte ouvertement avec la xénophobie et, le plus souvent, avec l’islamophobie. A entendre ses responsables, sa démarche visait « l’autre » immigration, c’est à dire celle issue du Sud et de l’est de la Méditerranée. Or, l’essentiel des mouvements de personne provient de l’Union européenne, partenaire économique indispensable pour la Suisse.

En clair, le rejet de « l’autre », surtout s’il est musulman ou basané (ou les deux à la fois) a été le plus fort, empêchant que le discours de raison puisse se faire entendre. C’était déjà le cas en 2009 lors du référendum contre la construction des minarets, de nombreuses voix ayant critiqué une démarche populiste basée sur le fantasme de l’invasion musulmane et n’ayant aucun lien avec la réalité. Autrement dit, ce qui vient de se passer en Suisse prouve que les thèmes groupés de l’islam et de l’immigration ont atteint une telle dimension que toute approche rationnelle et dépassionnée paraît impossible. La question qui se pose désormais est de savoir si la Suisse constitue un cas à part ou bien si ce pays est annonciateur d’autres bouleversements à venir en Europe.

A titre de comparaison, les économistes scrutent souvent l’évolution de la conjoncture économique belge car ils considèrent cette dernière comme un indicateur avancé pour l’ensemble de la zone euro. On peut donc se demander si, de son côté, la Suisse n’est pas l’indicateur avancé de l’émergence d’un populisme de plus en plus triomphant. Et c’est d’autant plus vrai que l’islam ou l’immigration ne sont pas les seules raisons de la radicalisation des électeurs suisses. En effet, la libre-circulation des travailleurs européens couplée à l’élargissement de l’UE a eu pour conséquence une véritable pression baissière sur les salaires et cela ne fait qu’envenimer les choses. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre que soit abordé et discuté l’aspect déflationniste de la construction européenne mais aussi de la mondialisation.

Un autre enseignement de cette affaire est qu’il pose de manière crue la question de la démocratie et du respect du vote populaire. Après le scrutin, il était étonnant, pour ne pas dire inquiétant, d’entendre des politologues nous expliquer qu’il ne fallait pas s’inquiéter et que les élus suisses ainsi que l’exécutif sauraient arrondir les angles et, pourquoi pas, faire en sorte que ce vote n’ait aucune incidence concrète. Même si on n’est pas d’accord avec l’UDC et sa démarche réactionnaire, on ne peut applaudir à ce déni de démocratie à moins de consacrer l’idée selon laquelle la vie politique d’un pays passe par une gestion censitaire où des élus, censés être plus éclairés et plus responsables, auraient pour mission de recadrer les débordements – ou jugés tels – de l’expression populaire. On le sait, le débat sur les avantages et inconvénients d’un référendum ne date pas d’hier. Mais il est à parier que l’Europe va de plus en plus avoir à y faire face.

Car il ne faut pas s’y tromper. La victoire de l’UDC est celle de toutes les droites populistes d’Europe. En France, l’idée de plusieurs référendums à propos de l’immigration mais aussi de l’euro et même de la peine de mort fait son chemin et revient sans cesse dans les débats. Pour l’heure, les médias et la classe politique, hors Front national, préfèrent éviter de s’engager dans cette discussion. Mais, jusqu’à quand ? Dans un contexte politique délétère et marqué par une économie en panne, les élus vont éprouver de la difficulté pour résister à la volonté populaire de se faire entendre et de décider par elle-même plutôt que de s’en remettre à la démocratie représentative. C’est pour cela que ce qui vient de se passer en Suisse n’est pas anecdotique. C’est une nouvelle preuve que l’Europe est en pleine incertitude. Et il ne s’agit pas d’attendre le prochain référendum helvétique (quel sujet sera sur la table ?) pour s’en convaincre.
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samedi 15 février 2014

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Lu, dans le Nouvel Observateur, du 6 février 2014, ces propos de Jean Claude Ameisen, médecin et chercheur, auteur de l'émission "Sur les épaules de Darwin" (France Inter).

"Dans les cercles dits cultivés, l'ignorance en sciences humaines est quelque chose d'inavouable. Nul n'oserait se vanter de n'avoir jamais lu un livre, mais on se vante sans la moindre gêne d'avoir toujours été 'nul en maths' - sans songer que, par exemple, les grands philosophes ont souvent été des scientifiques.

Or cette mise à l'écart des questions scientifiques représente, selon moi, un réel danger pour la démocratie, et entraîne une infantilisation des citoyens : sous prétexte de n'y rien comprendre, on crée une sorte de domaine réservé, dévolu à de présumés experts auxquels on délègue la responsabilité de trancher les questions les plus importantes pour l'avenir de tous. On oublie ainsi que, si l'expertise est indispensable, la pluralité des regards l'est tout autant. Les décisions les moins mauvaises sont toujours le fruit d'un croisement de compétences partielles. Elles seront donc, d'autant meilleures, qu'il y aura moins d'incompétents..."
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jeudi 13 février 2014

Du pouvoir algérien

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ouvrage publié en 2005 aux éditions du Seuil.
L'analyse qui suit doit évidemment être mise à jour mais certaines lignes directrices restent les mêmes.



                                                    
Chapitre 1 : Du pouvoir algérien



En février 1997, Scott Macleod, journaliste à Time Magazine, m’interrogea sur l’exacte signification de l’expression le pouvoir que les Algériens utilisent à profusion dans n’importe quelle discussion à propos de leur pays. Sa question sous-entendait l’existence d’un groupe occulte comparable au sinistre Akazu rwandais, ce « mélange hétéroclite d’officiers de l’armée, de journalistes, politiciens, hommes d’affaires, maires, fonctionnaires,... », qui gravitaient dans l’entourage de l’épouse du président Juvénal Habyarimana et qui furent le noyau concepteur du génocide tutsi au printemps 1994[1]. J’ai eu beaucoup de mal à lui répondre et aujourd’hui encore, je suis bien en peine de fournir une explication satisfaisante. Pourtant, dans ce livre, il sera souvent fait mention du « pouvoir », du « régime » ou d’autres périphrases destinées à désigner, sans les nommer, ceux qui dirigent l’Algérie.

Le pouvoir : une boîte noire mafieuse

Au plus fort de la guerre civile, j’ai reçu diverses propositions pour publier un article - voire plus - sur la composition du pouvoir algérien, demandes que j’ai toujours déclinées. Contrairement à plusieurs auteurs qui m’ont précédé dans la voie de la réflexion sur l’Algérie, je n’ai jamais été un acteur du système : ni politicien, ni ministre, ni officier de la Sécurité militaire. Fournir de noms, mettre en évidence les liens claniques ou les pactes d’affaires, gloser sans fin sur tel ou tel général ne m’intéresse pas et de toutes les façons je n’ai aucune compétence pour m’exprimer de façon sérieuse et détaillée sur un sujet qui, plus qu’une enquête journalistique, exige une connaissance fine, et toujours mise à jour, de l’intérieur du système.
Dans un violent réquisitoire contre le régime algérien, le journaliste Hichem Aboud, ancien officier de la Sécurité militaire, s’est risqué en 2002 à dénouer les ficelles du théâtre d’ombres algérien[2]. Pour lui, le pouvoir algérien c’était alors onze hommes, onze généraux issus pour la plupart de l'armée française dont ils désertèrent durant la guerre d’Algérie, pour certains très tardivement, afin de rejoindre le Front de libération nationale (FLN). Autour de ce noyau dur, se seraient déployés plusieurs cercles concentriques de sous-traitants fidèles et intéressés du « club des onze ». 

L'ouvrage a été durement critiqué en Algérie comme en France et il est vrai que le caractère parfois outrancier des attaques portées à l'encontre des généraux incriminés a desservi le sujet. Néanmoins, il s'agit à ma connaissance de la première tentative pour lever le voile sur le pouvoir. Mieux, la thèse fondamentale du livre - le pouvoir algérien serait régi par un clan mafieux toujours soucieux de défendre ses intérêts matériels -, est non seulement crédible mais elle est aussi admise et défendue par une majorité de l’opinion publique algérienne.
Cela étant, la thèse du « club des Onze » mérite quand même d’être relativisée. Bien entendu, les généraux déserteurs de l'armée française, surnommés pour cela les DAF, ont souvent fait front commun contre des officiers qui furent d'authentiques maquisards ou qui ont été formés en URSS ou encore dans les académies militaires arabes du Moyen-Orient. Mais cette subdivision selon les parcours personnels des uns et des autres voire selon leurs origines régionales, n'est pas gravée dans le marbre. En réalité, le pouvoir, est une boîte noire où l’intérêt du moment est la seule logique qui guide les actes de ses membres. Cela signifie qu'en Algérie, les clans se font et se défont avec toutefois pour règle de base de toujours veiller à ne jamais faire vaciller le système. 

Dans une bataille autour d’un contrat à attribuer à une entreprise occidentale - laquelle paiera bien entendu d’importants pots-de-vin sur un compte en Occident - ou encore dans une lutte d’influence pour acheter au prix d’un dinar symbolique une villa mauresque mise en vente par les domaines, le DAF ou le « russe » choisira ses alliés selon les circonstances et le rival d’hier peut très vite devenir son meilleur soutien. Le noyau dur du pouvoir n'est pas indivisible étant lui-même constitué de particules sans cesse en mouvement avec des trajectoires parfois sans logique apparente pour l'observateur extérieur. Il faudrait d'ailleurs recourir à un principe de mécanique quantique : on sait qui est membre du pouvoir mais on ne sait jamais, au même moment, avec qui il est lié. L'idée d'un noyau dur immuable est certes séduisante voire même confortable mais elle n'est guère satisfaisante au point de vue intellectuel.

Le pouvoir, n'est donc en rien comparable, du point de vue de sa structure, avec l’Akazu rwandais mais ils ont néanmoins des points communs : la voracité de leurs membres, le recours à la violence pour éliminer les gêneurs, la prébende érigée en mode de gouvernance et surtout ni l'un ni l'autre n'ont eu de scrupule à provoquer le pire, c'est à dire la guerre civile, pour défendre leurs privilèges. Néanmoins, l'Akazu était construit autour d'une solidarité clanique et ethnique sans faille tandis qu'à l'inverse, le pouvoir, trouve son équilibre dans l'ajustement de plusieurs clans temporairement construits autours d’alliances contre nature, d’amitiés forcées et, toujours et encore, de chasse à l'intérêt. 

En écrivant cela, j'ai conscience de contribuer à l'opacité qui entoure le pouvoir mais avons nous vraiment besoin de savoir quelle est la constitution exacte du premier cercle des dirigeants algériens ? Avons-nous vraiment besoin de savoir que le général x est le rival du général z ? Que tel homme d’affaires a forcé sa fille à épouser le fils de tel ancien général ?... A Alger, les chancelleries occidentales raffolent de ces devinettes car les réponses à ces questions sont effectivement primordiales pour un groupe étranger désireux de s'implanter en Algérie. Je connais aussi quelques journalistes algériens qui tiennent à jour des listes et qui espèrent qu'elles serviront à juger un jour les criminels qui ont enfoncé le pays dans le désespoir mais pour ma part, ayant en tête, comme la plupart de mes confrères, les noms des quelques cinquante personnes qui « défont » l'Algérie, seule les caractéristiques intrinsèques de leur association à but lucratif m'intéressent.
Décoder la boîte noire est en effet une perte de temps, l’essentiel est de comprendre trois choses : D’abord, le pouvoir, est le premier ennemi du peuple algérien. Ensuite, il est une somme insoupçonnée d’incompétences, de manipulations hasardeuses, de kleptocratie débridée et de mépris souverain à l’égard du reste de la population. Enfin, et pour toutes ces raisons, le pouvoir doit-être effacé, totalement remplacé par des hommes et des femmes sans compromissions. A l’ère des ordinateurs jetables, il n’y a aucun intérêt à tenter de réparer une structure moisie de l’intérieur : on s’en débarrasse.

Un pouvoir qui joue trop souvent aux apprentis-sorciers

Dans de nombreux chapitres, le discrédit du pouvoir va apparaître de manière évidente mais j’aimerai néanmoins insister sur sa nature et mettre sur papier quelques vérités. A mon sens, elles sont nécessaires pour casser des mythes qui ont la vie dure. Il s’agit en premier lieu de celui de la vision machiavélique qu’auraient nos dirigeants à propos de leurs affaires et par conséquent de celles de l’Algérie. Le machiavélisme sous-entend une intelligence, un savoir-faire et surtout une prédominance de l’intérêt à long terme. Or, c’est tout à fait l’inverse qui prévaut en Algérie. A court terme, le régime a toujours excellé dans les manipulations et les provocations mais il n’a jamais été capable de penser les conséquences à long terme de ses actes et décisions. Sa stratégie est celle du coup par coup ce qui explique pourquoi aucun revirement ne peut jamais être exclu.
Le terrible sort fait au président Mohamed Boudiaf, assassiné le 29 juin 1992 à Annaba, en est la meilleure illustration : en janvier 1992, le pouvoir a décidé d’annuler les élections législatives remportées par les islamistes du FIS. Pour donner une façade légitime et historique à ce véritable coup d’état, il a fait appel à l’exilé Mohamed Boudiaf, un « historique », l’un des fondateurs du FLN, absent du pays depuis 1963. Rapidement, le pouvoir s’est rendu compte que l’homme n’était ni un pantin, ni un filou et que, surtout, il avait visiblement l’intention de nettoyer les écuries d’Augias en s’attaquant de front à la corruption qui gangrenait le pays. Six mois après son retour, Boudiaf a été assassiné dans le pire style mafieux - l’avertissement à ses successeurs est une évidence : tous connaissent désormais le châtiment en cas de franchissement de la ligne rouge, c’est à dire en cas d’attaque frontale contre les intérêts du pouvoir. Cette disparition a créé une confusion qui dure encore et a plongé l’Algérie - opposants démocrates de Boudiaf compris - dans l’abattement. Elle a  sonné l’heure de la fuite pour nombre d’élites et ouvert la voie à d’autres violences politiques.

La création de contre-maquis islamistes est un autre exemple majeur de la capacité des dirigeants à allumer de terribles brasiers en jouant aux apprentis-sorciers. A force de vouloir noyauter les groupes islamistes armés, le pouvoir a finalement créé une bête incontrôlable responsable de la mort de milliers d’Algériens.
L’organisation des élections de décembre 1991 fut aussi un acte irresponsable quelle que soit la manière dont on l’appréhende. Le 27 décembre de cette année-là, au centre de presse installé à la salle Ibn Khaldoun, le fou-rire qui s’empara de moi vers deux heures du matin à la vue de la mine déconfite du ministre de l’intérieur, le général Larbi Belkheir ne fut qu’une simple réaction nerveuse à l’annonce de la victoire écrasante du FIS. A mes côtés, une jeune consœur s’était mise à pleurer tandis qu’un journaliste d’un hebdomadaire aujourd’hui disparu lui affirmait, comme pour se rassurer lui-même, que la France ne laisserait pas durer une telle situation...
Nous étions K.O debout et pourtant nous savions tous que les islamistes allaient gagner, il ne fallait pas être sorcier pour le deviner. Dans cette salle où régnait l’abattement - à l’exception des journalistes français totalement surexcités - il m’apparut néanmoins que le pouvoir s’était magistralement fourvoyé en promettant à ses interlocuteurs occidentaux un scénario aux trois tiers (un tiers de l’assemblée pour les islamistes, l’autre pour le FLN et le dernier pour les démocrates).
Aujourd’hui, certains, y compris au sein du pouvoir, réécrivent l’histoire. Une déroute ? Mais pas du tout, répondent-ils. Plutôt une stratégie, car bien sûr, le pouvoir savait que le FIS gagnerait les élections et c’est bien pour cela qu’il les avait organisées contre toute logique et sans tenir compte de la non préparation du camp démocrate pour un rendez-vous aussi crucial pour l’avenir du pays. La victoire prévue des islamistes devait ainsi servir de prétexte à annuler le scrutin et à interdire le parti religieux puisque ses militants ne manqueraient pas de protester violemment contre cette extinction des lumières[3]. Si cette stratégie est véridique, elle mérite alors de rentrer dans l’Histoire - on l’appellera la stratégie des généraux algériens - au nom des 200.000 morts et des 20 milliards de dollars de dégâts auquel ce brillant jeu de go nous a menés !

Une réputation surfaite

Le pire dans tout cela, c’est que l’opinion publique est persuadée que le pouvoir planifie tout, qu’il est toujours maître des événements alors qu’en réalité il ne cesse de courir après ses erreurs. Il est possible que la croyance en l’existence d’un « cabinet noir » aide à mieux supporter le quotidien et à imaginer que la raison s’emparera un jour de ses membres. « Ils avaient décidé de le tuer au moment même où il a accepté de revenir en Algérie », me jura un cousin quelques temps après la mort de Boudiaf. Je rétorquai qu’il attribuait trop d’intelligence au pouvoir et que n’était pas Don Corleone - Le Parrain est l’un des films préférés de tous les tyrans du monde arabe - qui voulait. « En Algérie, tout n’est que manipulation », me dit un jour le journaliste Robert Fisk. Ce n’est vrai qu’en partie. Le pouvoir manipule mais ses « stratégies » n’engendrent le plus souvent que des catastrophes qui l’obligent à recourir à de nouveaux coups tordus pour redresser une situation qui au final ne cesse d’empirer.
De ce fait, la succession d’événements calamiteux depuis 1988 peut être analysée à travers cette grille. Il est plus que vraisemblable que les émeutes d’octobre 1988 ont été provoquées par un clan du pouvoir pour prendre l’ascendant sur un autre. Le résultat sanglant de cette manipulation (près de 600 morts, en majorité des jeunes) a finalement forcé le pouvoir à ouvrir le champ politique de manière plus importante qu’il ne l’avait envisagé dans un premier temps. Du coup, il a rapidement décidé de pervertir cette ouverture démocratique en favorisant notamment la création de partis croupions qui polluèrent le débat politique[4]. Quant aux islamistes, ils ont été soutenus par ce même pouvoir qui entendait effrayer la société civile en se posant comme seule alternative au FIS. On connaît aujourd’hui les conséquences dramatique de cette stratégie pour l’Algérie mais il faut néanmoins reconnaître une réussite au pouvoir : ses manipulations erratiques lui ont permis jusqu’à présent de garantir sa survie. Mais dans le même temps, il a quand même failli être emporté par le feu islamiste qu’il a allumé et rien ne dit que l’une de ses futures stratégies ne finira pas un jour par l’ensevelir.

Indécision et incompétences : principales caractéristiques du pouvoir

De retour à Alger, Mohamed Boudiaf, évoqua, sans les nommer, les décideurs qui avaient fait appel à lui. Cette expression a fait date dans le vocabulaire politico-médiatique algérien puisqu’elle désigne le plus souvent les généraux. Pourtant, l’une des caractéristiques du pouvoir est que ses membres méritent rarement ce qualificatif. Certes, le pouvoir a décidé d’interrompre les élections de décembre 1991. Il peut aussi décider de choisir, après maintes tractations et hésitations, le nom du président de la république qui lui fera allégeance, mais le plus souvent, les décideurs sont plutôt des non-décideurs dont l’obsession est de toujours gagner du temps. « Laisse-faire le temps », « l’eau trouble finit toujours par s’éclaircir », sont les expressions favorites de plusieurs dirigeants algériens qui ne portent qu’un intérêt limité à l’ordinaire et qui, du coup, ne réagissent que lorsque leurs intérêts sont vraiment menacés. Pour le reste, le système mis en place par le pouvoir favorise l’inertie et ce n’est pas un hasard si la principale conclusion à laquelle arrivent les consultants internationaux qui auditent les grands groupes algériens concerne l’incapacité de ces derniers à créer des processus de décision transparents. « Qui décide ? », est la question à plusieurs millions de dinars en Algérie, surtout lorsqu’il s’agit de dossiers aussi importants que les réformes économiques, le mode de gestion des hydrocarbures ou même le statut de la femme.

Un mode d’exercice du pouvoir qui repose essentiellement sur la manipulation - laquelle je l’ai dit tourne le plus souvent mal - est le signe d’une extrême incompétence. Pour avoir dédouané le pouvoir algérien d’une quelconque responsabilité dans les massacres de populations civiles de 1997 tout en le qualifiant dans le même temps « d’incompétent », une façon de mieux l’excuser, un intellectuel français célèbre s’est vu refuser le droit de tourner un film en Algérie. Cette punition malgré services rendus montre qu’il avait simplement mis le doigt sur un point sensible. Qualifier nos dirigeants d’ânes est un acte dangereux et la colère des décideurs à l’égard de Hichem Aboud vient surtout du fait qu’il les ait traités d’incompétents dans son ouvrage et au cours de plusieurs interviews. Le plus saisissant dans l’affaire est que les incompétents font systématiquement appel à des incompétents pour leur servir de paravent légal qu’il s’agisse du poste de premier ministre ou même de président de la république (quand ils ne le sont pas, on les assassine ou, au mieux, on les congédie en les humiliant).

« C’est un savant. Il a écrit un livre », s’exclama un jour le président Chadli pour justifier la nomination au poste de premier ministre d’Abdelhamid Brahimi, un serviteur zélé du pouvoir - surnommé « Brahimi la science » - qui s’avéra être une calamité pour l’économie algérienne avant d’être remercié comme un malpropre au lendemain des émeutes d’octobre 1988. Que dire aussi de la désignation par les décideurs d’Abdelaziz Bouteflika – qui pourtant n’avait écrit aucun livre durant ses quinze années de traversée du désert… - au rôle de candidat du pouvoir pour l’élection présidentielle d’avril 1999 ? En 2004, un mandat plus tard, tout de même consterné par le piètre bilan de l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediene, le pouvoir se prenait la tête entre les mains en se demandant par quel coup fourré il pouvait se débarrasser d’un homme dont l’actif se limitait à l’assouvissement de son désir obsessionnel de jouer au chef d’Etat et d’être reçu avec les honneurs par la communauté internationale, notamment en France, en portant dans le même temps aux mille parties de la planète une logorrhée devenue insupportable aux Algériens.
Parmi le nombre impressionnant d’ouvrages publiés sur l’Algérie, l’un d’eux mérite une attention particulière[5]. Publié à la veille de l’élection présidentielle d’avril 2004, il s’agit d’une biographie, à la fois courageuse et sans concession aucune, d’Abdelaziz Bouteflika présenté dans l’introduction comme étant l’enfant « adultérin d’un système grabataire et d’une démocratie violée. » Le livre décortique l’imposture d’un homme élu à la plus haute charge du pays et permet de saisir le drame d’une Algérie qui désespère d’avoir de vrais dirigeants à sa tête. Il détaille ses frasques, ses mensonges et d’une certaine façon, il offre un résumé édifiant des tares du système algérien : incompétence, malhonnêteté, mépris du peuple, fausse réputation d’érudition et de compétence,  mais aussi inconstance, absence de vision et incapacité à affronter le réel. La charge, rude et menée par l’une des meilleures plumes de la presse algérienne, serait impensable dans tout autre pays arabe voire même en France où le politiquement correct règne en maître. Certainement partisane, alimentée par des personnalités politiques qui n’ont guère de leçons de probité à donner aux Algériens, elle illustre néanmoins le courage d’une profession malmenée par un système qui n’a jamais admis sa liberté et qui rêve de la faire rentrer dans le rang[6].

Mohammed Benchicou a oublié néanmoins de poser une question majeure dans son livre : pourquoi le système a-t-il favorisé l’élection de Bouteflika en 1999 ? Comment un homme aussi peu compétent que « Boutef » a-t-il pu abuser aussi facilement le pouvoir ? Les réponses apportées par de multiples décideurs, dont le général Nezzar, ne sont pas satisfaisantes. Ces derniers s’exonèrent trop facilement et laissent entendre que Bouteflika est une incongruité et qu’il ne saurait être représentatif des hommes qui font le système algérien. Dans n’importe quelle multinationale, un mauvais recrutement retombe toujours sur celui qui en est à l’origine. Faire une « erreur de casting » est assimilable à une faute de gestion et à une preuve d’incompétence. En faisant appel à Bouteflika, les décideurs n’ont pas été abusés ni trompés. En réalité, ils ont simplement choisi un homme à leur image, aussi incompétent et aussi peu apte à diriger un pays qu’eux.

Retour sur le scrutin présidentiel d’avril 2004

On peut se demander pourquoi les décideurs ont autorisé malgré leurs réticences la réélection en avril 2004 d’Abdelaziz Bouteflika lequel a obtenu en prime plus de 80% des suffrages. Une analyse très fréquente présente ce nouveau mandat comme étant un tournant fondamental dans l’histoire de l’Algérie indépendante. En s’imposant à une partie du cénacle des officiers supérieurs – notamment après avoir agité contre eux, par divers moyens indirects (presse, rumeurs,…), la menace d’un recours à la justice internationale à propos des violations des droits de l’homme par les forces de sécurité – Abdelaziz Bouteflika aurait, selon cette analyse, réalisé l’exploit de s’affranchir de la tutelle des militaires, prouvant de la sorte que le système politique algérien peut finalement évoluer vers un pouvoir civil[7].
Cette thèse a été confortée par la démission forcée en juillet 2004 du chef d’état-major, le général Mohamed Lamari que la chronique algéroise a régulièrement présenté comme l’un des adversaires résolus du président Bouteflika. Elle a aussi rencontré une grande audience à l’étranger et a été défendue par plusieurs gouvernements occidentaux pressés, au nom du réalisme commercial, d’entériner la « transformation » du pouvoir algérien en interlocuteur désormais fréquentable. Elle repose pourtant sur un étrange postulat de départ qui place Bouteflika en dehors du pouvoir. Or, de par l’histoire de l’Algérie indépendante, ce dernier en fait partie même s’il a connu quelques années de mise à l’écart. Sa victoire à la présidentielle d’avril 2004 n’est pas celle d’un vieil opposant démocrate : c’est d’abord celle d’un clan puissant qui comprend notamment le général Larbi Belkheir[8]. Il n’y a pas de rupture avec les présidences précédentes : le système algérien n’a pas été remis en cause. Le tour de force du président algérien, bien aidé en cela par une partie de la presse locale mais aussi par une presse étrangère un peu complaisante, c’est d’avoir réussi à faire croire qu’il n’était finalement qu’un opposant au système alors qu’il n’est que le porte-voix d’un clan qui a le vent en poupe depuis que le général Zeroual a été forcé de démissionner en septembre 1998.
La thèse de la mutation vers un pouvoir civil a permis de faire croire à l’existence d’un vrai combat électoral qui trancherait avec le formalisme dénué de contenu démocratique qui a caractérisé la bonne dizaine de scrutins auxquels ont été conviés les Algériens durant les années 1990. En réalité, tout cela n’a été encore que parodie et démocratie de façade car le candidat Bouteflika ne pouvait pas perdre. Il était, quoiqu’on en dise, adoubé par le pouvoir et surtout, il a fait face à une partie adverse inconsistante, ses rares rivaux sérieux ayant été empêchés de se présenter ou ayant renoncé d’eux-mêmes. En fait, la réussite de Bouteflika a été de comprendre que les décideurs mettent justement du temps… à décider. Encouragé par ses soutiens parmi ces mêmes décideurs, il a mis à profit chaque jour perdu en atermoiements par le pouvoir pour prendre de l’avance et se rendre incontournable. Pour autant, il ne faut pas se méprendre car lui aussi, en homme du système, connaît les lignes rouges à ne pas franchir.

L’absence d’une vision politique cohérente

L’incompétence ne se traduit pas simplement par le choix hasardeux des hommes. Le pouvoir n’a aucun projet de société pour l’Algérie. Son programme politique se résume à la lutte contre le terrorisme et à un rapprochement très médiatisé avec la France. Pour le reste, le discours est creux et vise surtout à contenter les partenaires occidentaux qui pourraient un jour rappeler que les droits de la personne humaine doivent être respectés. Avec près de trente milliards de dollars de revenus pétroliers par an, une agriculture qui ne demande qu’à renaître, des élites capables et une force de travail éduquée, ce pays dispose d’atouts qui lui pourraient lui permettre d’emprunter des voies différentes de celles que tentent de lui imposer le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
L’Algérie, qui malgré ses malheurs demeure obnubilée par l’ambition de jouer un rôle majeur sur la scène internationale, pourrait contribuer par exemple à enrichir la pensée alter-mondialiste. Au lieu de cela, les membres du pouvoir répètent à l’envi qu’il leur faut insérer leur pays dans la mondialisation sans savoir ce que ce mot signifie vraiment. Aux défis respectivement posés par l’islamisme politique, par les pressions et exigences des institutions financières internationales ou encore par la démographie sans oublier les questions de l’intégration régionale, le pouvoir n’apporte ni doctrine ni projet politique et se contente, comme on pourra s’en rendre compte à la lecture de cet ouvrage, d’un coup par coup attentiste. « Faites quelque chose monsieur le président », dit un triste jour de janvier 1995 une rescapée d’un attentat à la voiture piégée au président Zeroual. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? », répondit ce dernier en hochant la tête en signe d’impuissance.
« Que faire pour l’Algérie ? » voilà la question que le pouvoir ne se pose guère et qui finalement permet de bien le définir.


Le mépris du peuple

« Ils ont remplacé les colons », est une phrase que l’on entend souvent en Algérie à propos des dirigeants et elle n’est pas dénuée de vérité car le moins que l’on puisse dire est que le pouvoir méprise son peuple. Il n’a pour lui ni amour, ni empathie, ni respect et encore moins de pitié lorsque ce dernier est emporté par des flots de boue ou qu’il est enseveli par des tonnes de béton de mauvaise qualité. Lorsqu’ils parlent de leurs concitoyens, les membres de la nomenklatura algérienne usent souvent du « ils » colonial, montrant clairement qu’il y a pour eux deux Algérie : la leur et celle du peuple. La manifestation de ce mépris qui accompagne l’injustice - la fameuse hogra - est quotidienne. Elle se retrouve par exemple dans l’interdiction faite aux enfants rescapés des massacres du GIA d’aller passer des vacances en France - qui irait interdire pareil voyage aux fils et filles des décideurs ? Il y a aussi ces fêtes somptueuses, ces dîners de gala, organisés sur les hauteurs d’Alger alors que 14 millions d’Algériens vivent sous le seuil de pauvreté. 

Que penser aussi de l’organisation en 2003 d’une année de l’Algérie en France alors que la Kabylie demeurait sous le choc de la répression sanglante du printemps noir de 2001 ? Que dire enfin, d’un président – Abdelaziz Bouteflika - qui s’empresse d’adresser un message de sympathie aux familles d’alpinistes autrichiens emportés par une avalanche mais qui oublie d’en faire autant avec celles de l’équipage décédé le même jour après le crash d’un C130 à proximité de Boufarik dans la Mitidja ?
La plupart de nos dirigeants ont été les défenseurs zélés du socialisme - du moins un socialisme pour les autres - mais en réalité, leur mentalité a toujours été plus proche des caïds et des bachagas féodaux qui savaient si bien faire suer le burnous au profit du colon. « Si on les laisse faire, ils rétabliront le beylicat et leurs enfants leur succéderont » dit un jour à mon père un ancien moudjahid reconverti dans l’enseignement. Il n’avait pas tort et si l’on veut comprendre l’Algérie, alors il faut toujours penser à un pouvoir impressionné par le faste marocain et sans cesse tenté par la féodalité. 

Ce mépris est aussi indissociable de la totale méconnaissance qu’ont nos dirigeants de leur peuple et de la façon dont il évolue. Le général Khaled Nezzar a reconnu un jour qu’il n’avait jamais entendu parler d’Ali Benhadj, le futur numéro deux du FIS, jusqu’aux émeutes d’octobre 1988. En visite à Alger au début de la même année, un dirigeant palestinien s’était vu confier par un responsable de la Sécurité militaire que les seuls ennemis du pouvoir étaient les berbéristes et les communistes alors que les islamistes quadrillaient déjà les maquis urbains…
Il n’y a pas qu’en France où les banlieues sont des terres inconnues. En Algérie, les habitants des zones sécurisées - militaires, ministres, députés - n’ont aucune idée de ce que peut-être le quotidien d’une famille algérienne habitant à quelques kilomètres d’eux dans des cités décrépies, dans des bidonvilles et même dans des camps de regroupement pour les populations qui ont fuit les zones proches des maquis terroristes. Cette ignorance n’est pas fortuite : elle est volontaire. Les nouveaux colons, plus encore que leurs prédécesseurs, ne se mélangent pas au ghachi – la foule – et leur mépris pour le peuple a déjà coûté des milliers d’hectolitres de sang à l’Algérie. Cela doit faire prendre conscience qu’il n’y a rien à attendre du le pouvoir.

De l’opposition


En avril 2004 comme en avril 1999 le thème de la fraude électorale a dominé les lendemains des deux derniers scrutins présidentiels. Comme de coutume, il a fourni l’occasion à l’opposition de dénoncer l’élection de Bouteflika et de pleurer sur son propre sort en prenant à témoin une opinion internationale faussement compatissante. Le paradoxe est que la victoire de ce dernier était à chaque fois inévitable. Je n’entends pas affirmer qu’il n’y a pas eu fraude mais je pense que cette dernière a plus concerné le taux de participation et qu’elle a surtout visé à donner au score du candidat du pouvoir un niveau susceptible d’écarter tout doute sur l’ampleur du soutien dont il disposait auprès de la population. En 1999, année où les six autres candidats s’étaient retirés à la veille du scrutin, et en 2004, où le score officiel des rivaux du président sortant a été ridicule, il est possible qu’un second tour aie pu avoir lieu mais le résultat final aurait été le même.

En 1999, c’est la volonté de la population de sortir de la crise dont a bénéficié Bouteflika. Cinq années plus tard, c’est la campagne de ce dernier qui a fait la décision même si, encore une fois, son score supérieur à 80% des suffrages a sûrement été gonflé – ce qui au passage l’a plus desservi qu’autre chose au point que certains analystes y ont vu un coup tordu des décideurs qui entendaient, avec ce score digne du voisin tunisien, affaiblir la légitimité de leur propre candidat. Le président sortant a mobilisé à son profit les ressources de l’administration et sa campagne a largement été relayée par la télévision dont il faut quand même rappeler qu’elle est le premier média algérien et que son impact sur la population algérienne est de loin plus important que celui de toute la presse indépendante réunie. A l’inverse, l’opposition a livré une terne bataille étant incapable de prendre l’initiative et de revenir à la base essentielle du combat politique : le militantisme sur le terrain et surtout le refus de toute compromission avec le système combattu.
Faire acte d’opposition organisée en Algérie c’est, il faut le savoir, courir plusieurs risques susceptibles de miner l’action politique la plus généreuse et la plus sincère. Il y a d’abord l’infiltration par des éléments mandatés ou retournés, c’est selon, par les services de sécurité. Il y a aussi, conséquence de l’infiltration, l’inévitable crise interne qui finit presque toujours par déboucher sur un schisme qui affaiblit encore plus la formation et lui fait perdre sa crédibilité aux yeux de l’opinion publique. Ces écueils doivent être connus et anticipés par tous ceux qui souhaitent déloger le pouvoir. Ce dernier ne lâchera pas prise facilement, c’est pourquoi il est illusoire de croire qu’on peut l’affronter tout en le ménageant ou en entretenant des relations ambiguës avec lui. Il est dommage de constater que nombre des adversaires de Bouteflika se sont présentés à la présidentielle en expliquant, notamment aux journalistes occidentaux, « qu’ils avaient reçu des assurances des décideurs » selon lesquels le président sortant pouvait être battu. Battu de quelle manière ? Légalement ou par la fraude ? Faut-il comprendre que ces opposants accepteraient de bénéficier de traitements de faveur qu’ils ne cessent de dénoncer lorsque cela concerne Abdelaziz Bouteflika ? Il n’y a aucun changement à attendre en Algérie tant que les opposants continueront d’attendre le feu vert ou un signal des décideurs pour assumer leur propre combat politique. Et quant aux démocrates algériens qui dénoncent « l’ingratitude » d’une armée qu’ils affirment avoir aidée « contre les terroristes et les menaces d’enquêtes internationales » et qui malgré cela les aurait trahis en soutenant Bouteflika, leur amertume est simplement pitoyable.

Pour terminer, j’aimerai citer l’universitaire américain William B. Quandt dont le texte à propos du personnel politique algérien se passe de commentaires[9].
« L’Algérie n’a pas eu de grands dirigeants, affirme-t-il. On peut même dire que la crise, bien que d’origine socio-économique, a été aggravée par la médiocrité de sa classe politique. L’esprit de clan et l’intérêt personnel l’ont emporté sur le sens civique. Mais les Algériens, qui sont un peuple tenace et obstiné, finiront bien par faire entendre leur voix. Avec le temps et l’expérience, leurs dirigeants en viendront à admettre que la paix sociale n’est possible qu’à partir du moment où tous les courants de la société ont voix au chapitre. Pour l’heure, l’Algérie doit être considérée comme un pays au seuil d’une transition difficile. Mais il ne serait pas étonnant qu’elle parvienne à se doter d’un gouvernement responsable et représentatif bien avant d’autres pays de la région. C’est à la fois ce que je prévois et ce que je lui souhaite. »



[1] Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos familles, Philip Gourevitch, Denoël, 1999.
[2] La mafia des généraux, J.C Lattès, Paris, 2002. Le « club des onze » auquel faisait référence Hichem Aboud comprend les généraux suivants : Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Bennabès Gheziel, Mohammed Mediene dit Tewfik, Abdelmalek Guenaïzia, Mohammed Touati, Aït Abdessalem, Mohammed Lamari (mis à la retraite en juillet 2004), Smaïl Lamari, Saheb Abdelmadjidi et Fodhil Cherif.
[3] En 1984 en Libye, un match de football opposant le Ghali de Mascara à un adversaire local fut interrompu par l’extinction des projecteurs alors que l’équipe algérienne menait au score. Le terrain fut envahi et plusieurs joueurs du Ghali furent blessés à coups de couteaux et de barres de fer. Depuis, « éteindre la lumière » signifie réagir en mauvais perdant.
[4] Je ne résiste pas à l’envie de citer ici quelques noms de ces partis fantoches : Parti algérien de l’Homme capital, Rassemblement arabe islamique, Parti libérateur juste, Front de l’Authenticité de l’Algérie démocratique... Du coup, des plaisantins montèrent un canular en annonçant à la toute nouvelle presse indépendante la naissance du Parti de l’Algérie circulatoire avec pour devise : « un parti comparable à un cercle où le pouvoir est au centre et où tous les Algériens seraient maintenus sur la circonférence à distance égale de ce centre avec un mouvement jamais interrompu du bas vers le haut et du sommet vers la base... »
[5] Bouteflika : une imposture algérienne, Mohammed Benchicou , Alger, Editions Le Matin, 2004.
[6] Mohammed Benchicou a chèrement payé la publication de son livre. Harcelé par les autorités, il a été condamné à deux années de prison ferme et son journal, Le Matin, a été suspendu.
[7] Une autre analyse table sur le fait que les décideurs auraient compris qu’ils pouvaient, après avoir sélectionné l’ensemble des candidats, se payer le luxe de laisser gagner  « le meilleur d’entre-eux ». A cet égard, le scrutin d’avril 2004 aurait été un premier test avant une « ouverture » de la sorte en 2009.
[8] Sur le clan Belkheir et ses rapports avec la France, lire Françalgérie : Crimes et mensonges d’Etats, L.Aggoun et J.B. Rivoire, Paris, La Découverte, 2004. Cet ouvrage extrêmement détaillé offre l’une des meilleures analyses du système algérien et de ses liens incestueux et continus avec les différents gouvernements français qu’ils soient de droite comme de gauche.
[9] Texte disponible sur www.algeria-watch.org.
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