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Le Quotidien
d’Oran, jeudi 19 mai 2016
Akram
Belkaïd, Paris
Où va la
Tunisie ? Dans quelques jours, le congrès du parti Ennahdha va focaliser
l’attention, susciter les commentaires, provoquer l’ire des uns, la satisfaction
des autres, l’inquiétude (la panique ?) de certains et l’inévitable
fascination de plusieurs observateurs, notamment occidentaux. Programme annoncé,
la sécularisation de l’action politique. Oubliée donc la dawla islamiya, la république islamique ? Le Califat
(quatrième ou cinquième, on ne sait plus…) ? On peut y croire ou pas, la
mutation serait d’importance à l’heure où des logiques souterraines se mettent
en place. De passage, le visiteur enregistre et compile. Sans sortir de carnet,
sans tendre de micro. A l’instinct…
Ce que l’on capte, ce sont plusieurs petites
musiques entendues ici et là, jamais de manière officielle, franche ou directe.
Des messages subliminaux, des remarques anodines, des agacements à peine
masqués, des emportements vite réprimés, des raisonnements ébauchés. Que disent
ces voix diverses qui cherchent à modeler la Tunisie de demain ou qui, du
moins, espèrent le faire ? Il y a avant tout l’idée que la révolution est
terminée ou, plus exactement, qu’elle doit s’arrêter pour être sauvée. Sauvée
d’elle-même…
Car l’impératif, c’est la stabilité.
Sta-bi-li-té ! Le mot tourne en boucle. Souvent, il va de pair avec
sécurité. Les attaques armées dans le sud du pays, les accrochages et le
démantèlement de filières dans les quartiers populaires de Tunis, les rumeurs,
incessantes et multiformes, tout cela renforce cette exigence de stabilité. Il
faut que les choses se calment, dit un interlocuteur qui reconnaît que ce calme
tant désiré peut sonner comme un renoncement politique. Souffler, le temps que
les choses s’arrangent… Les communicants gouvernementaux n’ont pas encore eu
recours à ce terme mais on sent que le mot « consolidation » est dans
l’air.
Au nom de cette stabilité, il est demandé de
la patience. Celles et ceux qui manifestent à Kasserine ou dans les îles
Kerkennah sont plus ou moins accusés de dépasser les bornes, de servir de
sombres desseins, de faciliter, voire de prêter main-forte au complotisme
revanchard, celui de l’ancien régime. Mais qu’est-ce qu’une révolution si elle
ne remet pas définitivement en cause l’ordre ancien ? Si elle ne se
satisfait pas de solutions médianes ? Si elle refuse la tiédeur ?
Continuer l’agitation, c’est aller vers la terreur, souligne un autre
interlocuteur qui connaît ses classiques.
L’exigence de stabilité, d’autant plus
revendiquée que le contexte régional n’est guère rassurant, impliquerait donc
l’abandon ou le gel des revendications sociales. Chômeurs de Sidi Bouzid,
grévistes de Zarzis, soyez patients, le laboratoire tunisois concocte,
réfléchit, se réunit en colloques et séminaires, accueille des foules d’ONG aux
financements généreux… On y parle encore de la révolution, des défis, des
urgences, mais, entre deux pauses-café, on se laisse aller à des considérations
savantes sur le rythme idéal, pas trop rapide, du changement en période de
transition.
Pendant ce temps-là, quelques réformes, se
mettent en place. Trop peu nombreuses, affirment les bailleurs de fond qui
s’impatientent, qui ne comprennent pas ce qui se passe, qui aimeraient bien
savoir ce que fait « ce » gouvernement. L’une de ces réformes
interpelle. La Banque centrale de Tunisie (BCT) est désormais indépendante. Une
grande victoire, disent ses défenseurs. La garantie que le pouvoir politique ne
pourra plus l’utiliser pour manipuler les statistiques, pour faire marcher la
planche à billet ou, tout simplement, pour donner un caractère artificiel à
l’évolution de l’économie.
Moue dubitative du présent visiteur.
L’indépendance de la Banque centrale : tout ça pour ça ? Une révolution,
des rues prises d’assaut, des morts et des blessés, tout cela pour adopter une
pierre de base du consensus, libéral, de Washington ? C’est une exigence
du Fonds monétaire international (FMI) et nous avons un besoin urgent d’argent,
se défend un interlocuteur. Ah, oui, mais c’est bien sûr… Une réforme votée
aussi par Ennahdha qui y trouve son compte puisque la BCT, mandatée par le
gouvernement tunisien, pourra émettre des « sukuks », autrement dit
de la dette halal ou bien encore chariâ compatible…
Mais revenons à l’exigence de stabilité. Quel
autre usage en fait-on que celui d’imposer, clandestino,
des réformes plus ou moins libérales ? Eh bien, la musique décrite en
préambule cherche à convaincre qu’il est peut être plus raisonnable, qu’il
serait plus censé, plus pragmatique… heu… peut-être… qu’il faudrait pour un
temps, pour le bénéfice de tous, qu’il faudrait donc mettre le pied sur le
frein quant à la justice transitionnelle. Voilà, c’est dit. Pas d’enquêtes, pas
de jugements… Oh, se défend-on, il ne s’agit pas de pardonner aux cadors de
l’ancien régime ni de permettre au couple exilé chez les al-Saoud de revenir au
pays… Mais, ajoute-t-on, il faut de la mesure. Du discernement (ah, beau terme
que celui-ci, très efficace). Vous comprenez, la marche des affaires, le tissu
économique, les investisseurs… Il faut que les gens soient raisonnables…
Une révolution pour être raisonnable ?
Pour pardonner aux filous et aux crapules ? Aux tortionnaires ? L’air
de ne pas y toucher, c’est ce message nauséabond que distillent quelques
prestigieux producteurs de réflexion venus du nord et de l’ouest : de la
justice transitionnelle, d’accord, mais point trop s’en faut… Pour la stabilité, bien évidemment. A
cela, le présent chroniqueur n’a pu opposer que cette phrase : « no
justice, no peace » la préférant à notre bon vieux « ulaç
smah », ce « pas de pardon » algérien, qui telle une braise qui
couve, finit toujours par naître ou renaître des injustices mal ou peu
réparées.