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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 mars 2021
Akram Belkaïd, Paris
Faut-il être Noire pour traduire un poème écrit par une Noire ? Faut-il être arabe pour traduire un texte écrit par un arabe ? Faut-il être Algérien pour traduire l’œuvre d’un auteur algérien ? Ces questions font actuellement débat en raison de la polémique autour de la traduction en néerlandais du poème d’Amanda Gorman. Pour mémoire, cette jeune Afro-américaine avait fait sensation dans le monde entier en lisant son texte, The Hill We Climb, (La colline que nous gravissons) lors de la cérémonie d’investiture du président américain Joseph Biden en janvier dernier.
Aux Pays-Bas, l’éditeur Meulenhoff a proposé à Marieke Lucas Rijneveld, une jeune auteure très connue, d’en assurer la traduction en néerlandais. Précisons, car c’est important pour la suite, que Mme Rijneveld est blanche. En réaction, la journaliste et activiste noire Janice Deul – elle milite pour plus de diversité au Pays-Bas - a dénoncé dans un article « un choix incompréhensible » qui, selon elle, provoque « douleur, frustration, colère et déception. » L’affaire s’est emballée, les réseaux sociaux ont pris le relais et, finalement, l’éditeur a retiré la traduction à Rijneveld (laquelle a publié un poème intitulé « Tout Habitable » pour dire son désarroi et sa peine face à cette affaire).
Comme il fallait s’y attendre la nébuleuse qui partout en Occident, et notamment en France, dénonce la supposée « tyrannie naissante » des minorités, les dérives racialistes et identitaires, s’est emparée de la polémique, faisant entendre son indignation et son inquiétude. Il est vrai que l’occasion est trop belle pour ne pas voir dans la démarche de Janice Deul une forme de racisme voire d’ethnicisme que ne saurait accepter le monde de la culture persuadé qu’il est de son ouverture d’esprit et, cela va sans dire, de son « universalisme ». L’exemple le plus parfait de cet emballement et de cette affirmation de supériorité morale est l’article du traducteur André Markowicz, lequel n’hésite pas à parler d’un « climat de terreur intériorisé » qui aurait poussé l’éditeur néerlandais à faire machine arrière (*). Rien que ça.
Disons-le tout de suite, la vraie question qui devrait se poser concernant une traduction est la suivante : est-ce que la personne en est capable ou pas ? A-t-elle les compétences à la fois linguistiques mais aussi culturelles, pour mener à bien cette mission ? On connaît l’idée reçue : toute traduction est une trahison ou, dit autrement, une altération. L’objectif est alors de faire en sorte que cette trahison soit la moins importante possible.
Dans le cas du poème gentillet d’Amanda Gorman – destiné à émouvoir sans fâcher personne – la question est de savoir si Marieke Rijneveld maîtrise suffisamment la langue américaine pour pouvoir le traduire. De son propre aveu, cela n’est pas le cas ce qui est tout de même problématique. Rijneveld peut très bien être capable de faire preuve d’empathie, autrement dit de se mettre à la place d’une jeune afro-américaine vivant dans un pays miné par le racisme, la violence et les inégalités sociales, encore faut-il qu’elle en maîtrise la langue et puisse notamment repérer ses références, ses non-écrits et ses allusions.
Si j’insiste sur la question de la maîtrise de la langue, c’est parce qu’elle le fondement de la connaissance et de l’expertise. Si j’étends le débat aux sciences politiques et au journalisme, j’avoue qu’il m’est impossible de prendre au sérieux quelqu’un qui se prétend spécialiste de tel ou tel pays sans en connaître la langue. Prenons le cas de la Chine. Combien d’experts qui nous assènent leurs vérités sur ce pays parlent le mandarin ou même le cantonais ? Et laissons de côté les pays du Maghreb dont certains nous affirment qu’il est inutile de connaître l’arabe darja ou l’amazigh pour en connaître les sociétés, la langue française étant jugée suffisante pour cela…
Mais revenons à la polémique à propos des protestations de Janice Deul. Dire que seule une Noire peut traduire une auteure noire est effectivement une idiotie. Dans ce cas-là, on pourrait affirmer que seuls les musulmans ont le droit de traduire le Coran. Cela reviendrait à passer à la trappe nombre d’essais de traduction qui font autorité et dont les auteurs ne sont pas musulmans mais d’excellents spécialistes de la langue arabe. Ceci étant dit, il faut essayer de comprendre la réaction de Deul. D’où vient-elle ? Pourquoi a-t-elle reçu un tel soutien ?
La réponse est simple. Elle tient à longue et constante exclusion des minorités, à l’incapacité du système dominant – à prendre dans sa signification première, c’est-à-dire « qui est le plus important et qui l’emporte parmi d'autres » - à leur faire une place. Pour sa « défense » l’éditeur Meulenhoff a expliqué qu’il se mettait à la recherche de traductrices noires pour mener à bien la traduction. Que ne l’a-t-il fait avant ? Comment se fait-il qu’il n’en connaisse pas alors que nous sommes en 2021 ? C’est simple, l’idée ne lui a jamais traversé l’esprit tout comme des rédactions cent pour cent blanches à Paris, Bruxelles ou Rome ne voient pas où est le problème quand on leur demande pourquoi ils n’emploient pas de journalistes d’origine subsaharienne ou antillaise. Janice Deul ne dit pas autre chose. Elle affirme que son problème est que l’éditeur néerlandais n’a pas vu que la traduction du poème de Gorman était une excellente occasion pour mettre dans la lumière des traductrices noire ayant les compétences pour relever le défi.
En matière de culture, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de poésie, de théâtre ou de toute autre forme d’art, les membres issus des minorités dites visibles sont obligés de lutter pied-à-pied pour exister. Souvent, la seule place qui leur est dévolue est un petit carré de l’échiquier ; un périmètre restreint qu’ils n’ont pas le droit de quitter. Parce qu’on les pense différent, consciemment ou non, on les assigne à cette réserve et ils finissent par intérioriser ces limites. Un franco-maghrébin au cinéma ? Il aura pour rôle un dealer, un bandit, un terroriste ou un indic de police. Les exceptions sont tellement rares qu’on peut toutes les citer.
Cela vaut pour le monde universitaire. Combien de jeunes franco-maghrébins sont sommés de ne travailler que sur ce qui a trait à leurs origines : cités, religion musulmane, actualité du monde arabe... Dans une chronique qui date de seize ans, je disais dans ces mêmes colonnes que les questions d’intégration seraient réglées quand Mouloud serait le spécialiste reconnu des polars scandinaves ou de littérature polonaise et qu’il ne viendrait à personne l’idée de le cantonner à l’œuvre de Yasmina Khadra. On en est encore loin. Et c’est même pire, puisque précariat oblige, les minorités voient leur case assignée être envahies par des « concurrents » qu’ils estiment appartenir au système dominant. La réaction de Deul ne s’interprète pas autrement.
Celles et ceux qui se drapent dans l’indignation devraient comprendre que de telles prises de position sont une monnaie rendue à leur désinvolture passée et persistante ainsi qu’à leur absence totale de prise de conscience des problèmes vécus par les minorités. André Markowicz et ses pairs devraient réfléchir à ce que peut signifier le fait d’être compétent mais d’être rarement sollicité parce qu’étant différent de la majorité. Réfléchir à la somme de rancœur que cela peut générer. Le monde change. Les exclus d’hier ne se taisent plus et ont décidé d’avoir leur part du gâteau et de se faire entendre par tous les moyens. Les procédés qu’ils emploient, leurs discours radicaux, sont parfois critiquables mais le changement des mentalités en faveur de la fameuse inclusivité universaliste est peut-être à ce prix.
(*) « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas », Le Monde, 12 mars 2021.
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