Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 31 janvier 2016

La chronique du blédard : Mais où est passée la gauche arabe ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 28 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris
Les différents peuples qui vivent dans le monde arabe – et qui ne sont donc pas forcément arabes – sont-ils plus ou moins sensibles aux idées de gauche ? La question peut surprendre. On a l’habitude d’en poser une autre, celle qui consiste à se demander si ces peuples sont aptes à la démocratie, ou bien encore, s’ils préfèrent la stabilité autoritariste, pour ne pas dire dictatoriale, à la liberté incertaine (aventureuse, affirmeront certains).
 
J’ai abordé la question de l’exigence démocratique à plusieurs reprises, dans ces colonnes ou dans des ouvrages. Disons simplement que je ne souscris pas aux affirmations selon lesquels les peuples du monde arabe préfèrent le gourdin, à la fois protecteur et menaçant, du maître. Dans ce qui se déroule aujourd’hui comme drames et comme revers pour des transitions dont on attendait beaucoup en 2011, il y a aussi la volonté, in fine, de bouleverser un ordre ancien, liberticide et peu respectueux des droits les plus fondamentaux.
 
Mais revenons à la question concernant les peuples arabes et la gauche. Dans un contexte marqué par l’omniprésence politique des courants islamistes, et face à des régimes sclérosés, kleptocrates et brutaux, on cherche en vain la troisième voie. La question, récurrente, est de se demander où est passée la gauche. Où sont donc passées ces forces « progressistes » dont on parlait tant entre 1950 et 1990 ? Pourquoi sont-elles si peu présentes aujourd’hui ou, à défaut, si peu influentes ?
 
Pour beaucoup d’observateurs, la gauche arabe s’est embourgeoisée. Après avoir plus ou moins soutenu des régimes nationalistes qui l’ont tour à tour instrumentalisée et réprimée, elle a succombé aux ors du pouvoir et a peu à peu abandonné le terrain au profit des salons cossus où il était plus facile de refaire le monde. Cette explication mérite d’être retenue même si elle est incomplète et parfois même injuste. Des forces de gauche continuent d’activer, on pense notamment à la Tunisie, mais il est vrai que nombre de ses figures historiques ont du mal à reprendre l’initiative et à faire pièce à d’autres forces politiques plus dynamiques, comprendre les islamistes.
 
Mais la question concerne aussi l’évolution des élites. Dans les années 1970, il était naturel pour un étudiant arabe d’être plus ou moins proche des idées de gauche. Le fond de l’air était rouge, l’URSS existait encore, le monde était divisé en deux et l’anti-impérialisme agrégeait autour de lui nombre d’engagements. Las, en 2011, une étude du cabinet américain de relations publiques Edelman a mis en exergue une bien étrange évolution. Ce dernier a demandé à des « leaders d’opinion » du monde entier (chef d’entreprises, journalistes, universitaires connus) ce qu’ils pensaient de la fameuse phrase de l’économiste néolibéral Milton Friedman à propos de ce que l’on est en droit d’attendre d’une entreprise. « La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits » a souvent répété celui qui a influencé les politiques de dérégulation et de libéralisation de l’économie apparues à partir des années 1980.
 
Le cabinet Edelman a établi un classement des pays où cette assertion était la plus soutenue. Et nombre de pays arabes figuraient dans la partie haute, les Emirats arabes unis arrivant même à la première place. En 2011 toujours, les observateurs notaient que les fameux blogueurs des révolutions arabes revendiquaient certes la liberté et la dignité pour leurs peuples mais qu’ils avaient souvent tendance à confondre allégrement démocratie et économie de marché oubliant par la même occasion les combats sociaux de leurs aînés ou la persistance de lutte de classes qu’il est de bon ton, aujourd’hui, de nier.
 
On a souvent décrit le monde arabe comme étant un ensemble hermétique aux idées portées par la globalisation. C’est une erreur. Ces idées se sont répandues à leur rythme et on les retrouve aujourd’hui chez nombre d’acteurs influents. Les gouvernements, par exemple, ont compris tout l’intérêt qu’il y a à reprendre la vulgate néolibérale, ne serait-ce que pour s’attirer quelques sympathies à Washington ou à Bruxelles. Mais cela vaut aussi pour les fameux « leaders d’opinion ». En Algérie, la fin constatée, même si elle n’est pas encore revendiquée en tant que principe politique, de la gratuité de l’éducation ou des soins ne choque guère. Une lecture régulière de la presse montre que des concepts comme le « moins d’Etat », « les privatisations » et, bien sûr, le fameux « marché » et la non moins fameuse exigence de « réduction des subventions » reviennent comme des leitmotivs.
 
Cela vaut aussi pour la Tunisie où des personnalités, jadis de gauche voire d’extrême-gauche, expliquent que la solution miracle pour le développement réside dans la généralisation des partenariats public-privé (PPP). On a beau leur rappeler que ces solutions ne marchent pas en Europe, qu’elles débouchent sur des gouffres financiers que les contribuables sont appelés à combler, rien n’y fait, on est moqué et l’on se fait traiter de nostalgique du dirigisme.
 
Le fait est que les « élites » du monde arabe ressemblent de plus en plus à celles des pays de l’ex-bloc de l’Est. La pensée « friedmanienne », en recul en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, y est bien présente. Dans la perspective de futures transitions politiques – elles finiront bien par arriver y compris dans des pays comme la Libye, la Syrie ou l’Irak – cela constitue un autre motif d’inquiétude pour une région du monde qui mérite bien mieux que son sort actuel.
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La chronique du blédard : Monologue du pizzaiolo inquiet

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 21 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris

Ah, non, ça ne va pas ! Je ne vais pas vous mentir. Les affaires vont mal, très mal. Il y a des jours, où je sais que je n’ai pas besoin de venir travailler. Les soirs où, d’habitude, je faisais vingt couverts, je n’en fais plus que trois ou quatre. Les gens ne sortent plus, ils ont peur. Ce n’est pas une histoire d’argent. L’argent, il y en a malgré la crise. C’est la peur. Moi aussi, j’ai peur. Bien sûr, on est dans un quartier éloigné mais quand même… On ne sait jamais. La dernière fois, il y a une moto qui s’est arrêtée juste en face. J’ai eu l’impression que le gars me regardait. En fait, il parlait au téléphone, vous savez, avec ces portables qui sont collés au casque. J’ai eu peur. Quelques secondes… Ça suffit à gâcher toute une soirée.
 
Bon, les gens savent d’où je viens. Après les attentats de janvier de l’année dernière, j’en ai entendu des choses. Chaque matin, j’allais marcher dans le parc pendant une bonne heure, juste pour chasser l’angoisse. Un type vous demande une pizza aux légumes et ensuite, sans raison, il commence à lâcher sa colère contre l’islam, les immigrés, les migrants, la guerre en Syrie et je ne sais quoi d’autre. Surtout, ce que je ne supporte pas, c’est qu’on me pose des questions du style : « pourquoi ‘vous’ faites des choses comme ça ? » ou alors « pourquoi ‘vous’ ne dites rien ? » ou bien « vous vous rendez compte que ‘vous’ exagérez ? ».

Vous ! Vous ! Vous ! Moi, je n’ai rien fait. Je me lève le matin, je travaille, je sers les clients, je prépare les pizzas, je cuisine des pâtes à l’ail ou aux fruits de mer à quelques habitués et puis c’est tout. Les histoires du bled, pour moi, elles restent au bled. Je ne vois pas pourquoi ça me suivrait ici. Attention, je ne dis pas que la politique ça ne m’intéresse pas. Je suis devenu français il y a quinze ans. Alors je vote et je dis ce que je pense. Quelqu’un qui n’aime pas les arabes ou l’islam, je le critique. Ce n’est pas parce qu’il y a des terroristes qui sèment la sauvagerie au nom de ma religion que je vais me taire. Mais bon, c’est difficile. Rien n’est simple. Les gens ont peur. Et quand on a peur, on peut dire n’importe quoi. On peut blesser les gens. J’ai des habitués qui me disent, « oui, mais toi tu n’es pas comme les autres ». Ils ne se rendent même pas compte que ça fait mal ce genre de phrases. Ils croient me faire plaisir. C’est tout le contraire.
 
Je disais qu’en janvier 2015, les gens parlaient beaucoup. Ils disaient des choses désagréables mais au moins il pouvait y avoir un échange avec eux. Et moi, même si je souffrais, j’avais au moins la possibilité de me défendre, d’essayer d’expliquer. Quand on parle avec les gens qu’on connaît, et qu’on sait qu’ils ne sont pas mauvais, il y a toujours du positif. On apprend, on corrige des manières de voir. On sait ce que l’autre ressent et pense. C’est plus sain. Mais là, depuis novembre dernier et les tueries de Paris, c’est un peu le silence. Je sens que ça bouillonne mais c’est comme si chacun gardait ses idées en attendant d’agir. On parle du PSG, de Marseille, du temps qui se détraque et des travaux dans le quartier et on évite le reste. Mais chacun pense des choses qu’il n’a pas encore envie de dire…
 
Moi, j’ai de la chance. Je suis seul. Je n’ai pas d’employés. Je connais des pizzerias qui vont bientôt fermer si ça continue. Elles sont passées d’un chiffre d’affaires de cinq mille euros par jour à quatre cent ou cinq cent euros. Les patrons paient les salaires de leur poche. Là, ils attendent tous la fin de l’hiver en se disant qu’au printemps, les gens vont recommencer à sortir de chez eux. Je l’espère aussi. Il faudrait que le PSG aille le plus loin possible en Coupe d’Europe. Ça n’a l’air de rien mais je vous garantis que ça compte pour le moral, même pour les gens qui ne suivent pas le foot. Ça crée une ambiance, la télé et les radios en parlent. Mais la question, la vraie, c’est qu’est-ce qu’on va faire si jamais ça recommence ? Parce que là, les Français sont divisés entre eux. Si ça recommence, ça va être terrible. Normalement, quand il y a une guerre, on se serre les coudes. Là, j’allume la télévision, comme samedi soir chez Ruquier, et je vois des engueulades et des insultes.
 
Il y a des collègues, des Maghrébins comme moi, qui pensent à fermer quelques temps. Moi, je leur dis et vous allez faire quoi ? Au bled, c’est pire. Ici, vous avez une clientèle, des gens qui vous connaissent. C’est ici qu’il faut continuer à avancer. Seulement, l’un d’eux m’a fait remarquer qu’aucun homme politique ne leur dit ça. Est-ce que finalement, ça n’arrangerait pas beaucoup de monde si on s’en allait ? Je ne sais pas…. En tous les cas, sur la nationalité, moi je ne vais pas choisir. Je resterai français. De toutes les façons, en Algérie, comme au Maroc et en Tunisie, les gouvernements de là-bas n’accepteront jamais qu’on renonce à notre passeport. On trouvera les moyens de s’arranger. Je le sais. En Belgique, avant, les Marocains devaient renoncer à leur nationalité pour devenir belges. Les ambassades leur donnaient un papier bidon et quand ils étaient naturalisés, ils récupéraient leur passeport.
 
La dernière fois, il y a une vieille du quartier qui m’a dit « et vous, vous vous sentez quoi ? ». Je l’aime bien. C’est une grande spécialiste de l’Italie. J’apprends des choses avec elle que je ressors aux autres clients pour les impressionner. Elle m’a fait réfléchir. J’ai fini par lui dire « moi, je me sens du quartier ». Et c’est vrai. Mon monde, mon vrai monde, c’est ma famille qui vit ici et les clients, les collègues, les gens que je vois tous les jours. Tant que je peux vivre tranquille avec eux, ça ira.
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jeudi 14 janvier 2016

La chronique du blédard : Aider la Tunisie

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris

C’était il y a cinq ans. Le 14 janvier 2011, après un mois de soulèvements, d’émeutes et de manifestations populaires avec leurs cortèges de morts et de blessés, le président Zine el-Abidine Ben Ali quittait la Tunisie en compagnie de ses proches pour se réfugier en Arabie Saoudite. On connaît la suite mais elle mérite d’être rappelée. La chute retentissante d’un homme qui régnait en maître sur la Tunisie depuis le fameux « coup d’Etat médical » du 7 novembre 1987 contre Habib Bourguiba a provoqué une immense onde de choc dans le monde arabe. Egypte, Libye, Maroc, Yémen, Bahreïn, Emirats arabes unis, Jordanie, Syrie et même Arabie Saoudite et Oman : tous ont connu des mouvements de protestation au nom de revendications communes : la dignité, la fin de l’arbitraire, le mieux-être et le droit aux droits les plus fondamentaux. Partout, des autocrates ou des faux-démocrates se sont sentis obligés de promettre des réformes et de délier les bourses pour acheter la paix sociale.

On connaît aussi la suite. L’intervention aérienne de l’Otan en Libye, la démocratisation qui tourne mal en Egypte et qui aboutit à un coup d’Etat militaire en juillet 2014, le drame syrien où une protestation pacifique au départ a été transformée, par la volonté machiavélique du régime mais aussi par l’interventionnisme des monarchies réactionnaires du Golfe, en une terrible guerre confessionnelle où la population paie, aujourd’hui encore, le prix fort. Le Yémen aussi où, à peine écarté, un président en poste depuis plusieurs décennies a manœuvré pour revenir au pouvoir quitte à plonger son pays dans une énième guerre civile avec, à la clé, une nouvelle intervention militaire saoudienne.

Aujourd’hui, le panorama du monde arabe est tellement calamiteux que l’espoir engendré par ce qui fut un printemps en hiver est désormais oublié. Le drame syrien, le « chaos » libyen, la fuite en avant égyptienne, le scandale du Yémen, pays parmi les plus pauvres du monde bombardé par l’un des plus riches, et le verrouillage un peu partout, y compris en Algérie, des champs politiques avec, sans oublier, la résurgence du phénomène djihadiste symbolisé par l’essor de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) : voilà autant de facteurs qui font regretter un passé, pas si lointain, où les dictatures rimaient avec stabilité et intégrité des territoires. Le mouvement de pendule est si puissant que l’idée que tout cela n’était finalement qu’un complot est de plus en plus répandue. Un complot pour quoi ? Par qui ? Contre qui ? Les versions les plus farfelues abondent sur le net. Ceux qui y croient ou les diffusent n’ont même pas conscience qu’ils se font insulte à eux-mêmes et qu’ils perpétuent cette idée essentialiste selon laquelle les peuples du monde arabe sont incapables de se révolter par eux-mêmes et pour eux-mêmes. On nous expliquera bientôt que c’est la CIA, ou le Mossad ou les illuminati, ou les trois ensemble, qui ont pris le contrôle à distance du pauvre Bouazizi pour l’obliger à s’immoler par le feu… Passons…

Reste la Tunisie. Vaille que vaille, elle avance. Pénalisé par une sévère crise économique, ébranlé par un terrorisme interne, menacé par le risque de déflagration libyenne, ce pays a réussi à résister aux forces de rappel qui sévissent partout ailleurs. Certes, tout n’y va pas pour le mieux. La classe politique, quels que soient les courant politiques qui la composent, est souvent en-dessous de tout, visiblement incapable de prendre la mesure des enjeux et de ce que représente aujourd’hui la valeur de cette expérience de transition pour tout le monde arabe. Il suffit de parler à quelques Tunisiens, de lire la presse ou de s’attarder sur les échanges dans les réseaux sociaux pour que le terme « gloomy » vienne à l’esprit. Une sorte de « diggouttage » auquel s’ajouterait une peur réelle de l’avenir.

Pour autant, le compromis historique scellé entre non-islamistes et islamistes revêt une importance que de nombreux Tunisiens et Tunisiennes n’apprécient pas à sa juste mesure (certains inconscients, notamment à la gauche de la gauche, en arrivent même à magnifier les solutions éradicatrices à l’algérienne ou à l’égyptienne !). Faut-il vivre hors de Tunisie pour se rendre compte des progrès réalisés par ce pays même si, on ne le répétera jamais assez, c’est un immense désenchantement qui règne sur place ? Les Tunisiens doivent y croire. Ils ont leur destin en main. C’est un avantage que d’autres peuples arabes ne peuvent que leur envier !

Bien sûr, le fait est que la Tunisie aurait mérité plus d’aide. Plus d’engagements. Quand on voit la folle quantité d’armements et de bombes qui se déversent ici et là au sud et à l’est de la Méditerranée, on se dit que ce pays aurait bien profité de quelques centaines de millions d’efforts investis dans des projets d’infrastructures dans des régions que le klepto-programme lancé par Ben Ali, le fameux 26-26, n’a jamais réussi à désenclaver. Sidi Bouzid, Kasserine, et d’autres villes et villages attendent des investissements qui ne sont jamais venus.

Quand on discute de la Tunisie avec des responsables occidentaux, ils n’ont pas de mots assez durs pour les élites économiques locales. Elles sont accusées de ne « pas jouer le jeu », de « ne pas y croire » et de continuer à faire « barrage aux réformes » en espérant le retour, sous d’autres formes, à l’ancien régime. Les syndicats, eux, sont accusés d’empêcher la modernisation des législations et la « nécessaire libéralisation » de l’économie (comme s’il n’y avait que cela comme solutions). Il ne s’agit pas de trouver des boucs-émissaires et des responsables. Les Tunisiens sont parfaitement capables de dégager des solutions pour leur pays. En réalité, la seule chose à faire pour tous ceux qui, à l’étranger, ont éprouvé un élan de sympathie pour la révolution, ou la révolte, de janvier 2011, est de se poser la même question qui s’étaient imposée à eux lors de ces journées historiques : que faire pour aider la Tunisie ?

L’interrogation mérite un débat. Elle exige une foi solide en avenir meilleur pour ce pays... et pour le monde arabe. 


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samedi 9 janvier 2016

La chronique du blédard : Haro sur les binationaux

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 7 janvier 2016
Akram Belkaïd, Paris
 
Il est impossible, ces derniers temps, d’échapper au « débat » concernant les intentions du gouvernement français en matière de déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes terroristes (débat polémique bien utile pour faire oublier le reste…). Dans un premier temps, le président François Hollande, marqué de près par son Premier ministre Manuel Valls, envisageait de restreindre cette mesure aux seuls binationaux au prétexte (fallacieux) que la France ne saurait créer des apatrides et cela eu égard à ses engagements internationaux.
 
On connaît le tollé que ce projet a déclenché au sein de la gauche ainsi que l’émotion qu’il a provoqué au sein des communautés d’origine étrangère et plus particulièrement maghrébine. Commençons d’ailleurs par une précision fondamentale. Etre contre le fait que cette mesure ne vise que les terroristes binationaux, comprendre les franco-maghrébins ou les franco-sahéliens car c’est bien de ces deux catégories qu’il s’agit, ne signifie en aucun cas que l’on fasse preuve de la moindre indulgence ou compréhension à l’égard du terrorisme. C’est simplement une question de principe. Car, de deux choses l’une, soit la France continue d’affirmer que ses citoyens sont tous égaux en droits et devoirs soit elle entérine l’idée qu’il existe au moins deux sinon plusieurs catégories de citoyenneté.
 
On sait que la bataille de l’intégration n’est pas simple à mener. Pour diverses raisons, la marginalisation sociale n’étant pas la moindre, des pans entiers de la population ont déjà du mal à se considérer comme français (et une récente enquête de l’Ined vient de montrer l’ampleur de la discrimination qu’ils subissent). Comment alors « faire nation » si l’on explique demain à un jeune franco-algérien que ses amis français « de souche » seraient moins punis que lui s’ils venaient à basculer dans le terrorisme puisqu’ils conserveraient leur nationalité ? Qu’est-ce donc que cet égalité entre citoyens si elle ne répond pas à l’exigence suivante : même devoirs, mêmes droits et, en cas de crime, même peine ? Comment faire en sorte que l’idée d’une différence de statut, laquelle serait institutionnalisée, ne soit pas intériorisée par une jeunesse en proie à de nombreux doutes identitaires ?
 
Il est des pays où la règle du jeu est claire. Dans les monarchies du Golfe, la naturalisation est un fait rare et la notion d’intégration de populations d’origine étrangère n’existe pas. Indiens, Pakistanais, Syriens, Egyptiens, Palestiniens ou Tunisiens savent qu’ils n’obtiendront jamais la nationalité du pays qu’ils bâtissent et dans lequel ils sont parfois installés depuis deux ou trois générations. Il arrive qu’elle soit tout de même accordée à quelques rares élus mais ces derniers n’ignorent pas qu’elle restera toujours en suspens, étant susceptible d’être retirée à tout moment notamment pour des raisons politiques. Naturalisé saoudien ou émirati, un syrien sait par exemple qu’il doit filer doux – comme ne pas se mêler de politique - pour ne pas être renvoyé dans son pays d’origine…
 
La France s’enorgueillit d’être aux antipodes de ces systèmes censitaires et ségrégationnistes. Mais concevoir une peine réservée à une partie bien précise de sa population, et cela quelle que soit la gravité du crime commis, n’est pas digne d’elle. C’est aussi créer un dangereux précédent. Aujourd’hui, c’est la déchéance de nationalité pour les binationaux auteurs d’un crime terroriste. Et demain ? La peine de mort ? Et puisque l’on est dans cette logique, pourquoi ne pas d’ores et déjà appliquer des peines différenciées selon les origines ?  
 
En réalité, ce projet d’exclusion en dit long sur un impensé post-colonial qui déshonore l’éthique républicaine. Car, ce qui le fonde, c’est qu’aux originaires du sud ou de l’est de la Méditerranée, il est implicitement signifié que la nationalité française est un privilège qui leur a été octroyé. Et que ce privilège doit se mériter d’une génération à l’autre comme si les compteurs étaient à chaque fois remis à zéro.  Il faut bien écouter les déclarations politiques des partisans de ce projet. Ce qui se dessine en arrière-plan de leurs discours, c’est une exigence d’exemplarité voire de reconnaissance et de gratitude. Ce n’est pas « vous êtes français, vous êtes comme tout le monde ». Non, c’est « vous êtes français, continuez à le mériter sinon… »
 
A cela s’ajoute un autre non-dit, très présent au sein de la droite mais que l’on retrouve aussi à gauche, notamment au sein du parti dit socialiste. Le point de départ, c’est le fait que cette population d’origine étrangère soit française, notamment grâce au droit du sol. Le présent chroniqueur peut en témoigner : rappeler que Merah ou les frères Kouachi étaient d’abord des ressortissants français et que, finalement, c’est la France et non pas l’Algérie (laquelle a refusé d’accueillir la sépulture du premier, une sorte de déchéance post-mortem), qui en a fait ce qu’ils sont devenus, fait grincer des dents et provoque parfois ce cri du cœur : « ils n’auraient jamais dû être français ». Que des musulmans, des arabes ou des noirs soient français, c’est finalement cela qui continue de poser problème. On croyait cette question dépassée, on ne fait qu’y revenir en raison notamment de l’actualité.
 
En 2017, le président François Hollande qui avait promis le droit de vote aux étrangers paiera certainement le prix électoral de cette concession (ou de cet emprunt) à la droite et à l’extrême-droite (pour le Front national, ce projet n’est qu’un premier pas vers d’autres motifs de déchéance de nationalité). Cela explique pourquoi quelques options ont été esquissées ici et là, notamment la généralisation du retrait de nationalité à tous les auteurs de crimes terroristes, qu’ils soient ou non binationaux. En effet, on a enfin demandé leur avis à des juristes qui ont rappelé que la France n’a ratifié aucun des textes qui l’empêcheraient de le faire (il est intéressant de noter que plusieurs voix se sont fait entendre à droite pour critiquer un projet qui leur paraissait acceptable tant qu’il ne concernait que les seuls binationaux…).
 
Une odeur d’œuf pourri règne actuellement au sein de la classe politique française. Les apprenti-sorciers s’en donnent à cœur joie et les expérimentations législatives qui se profilent – y compris en matière de sécurité – n’incitent guère à l’optimisme.
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mardi 5 janvier 2016

La chronique du blédard : L’histoire des types qui se battent avec des néons continue…

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 31 décembre 2015

Akram Belkaïd, Paris



Allez, viens, mais viens j’te dis ! Non, juré, je ne vais pas te raconter la fin du film. Comment ? On dit « spoiler » maintenant ? Attends, je cherche. Ah oui : « un spoiler, terme emprunté à l’anglais signifiant gâcher, désigne toute chose qui interrompt le suspense ou dévoile une partie d’une énigme, ce qui a pour effet de supprimer tout mystère quant au dénouement » (source linternaute.com). C’est promis, je ne vais pas te « spoyler » le film mais juste te raconter deux ou trois trucs, un peu comme pour l’histoire du dauphin (*). Ah, tu vois que ça t’avais bien plu !

Donc, c’est le septième épisode. Au moins, celui-là personne ne va se tromper ou te demander des précisions. Parce qu’avec les précédents, c’est devenu compliqué. Pour moi, le numéro un de la série, c’est toujours et encore « Un nouvel espoir » parce que c’est le premier de tous, celui qui est sorti en 1977. Mais les « djeunes » et les ados d’aujourd’hui, t’expliquent gentiment que c’est le numéro quatre parce que la chronologie de sortie des films ne les intéresse pas. Ce qui compte pour eux, c’est le déroulement de l’histoire avec, au commencement, « La menace fantôme » de 1999. Tiens, petit raisonnement mathématique. Imaginons qu’il y ait une quatrième trilogie et qu’elle raconte des évènements qui se sont déroulés avant ceux de la troisième (trilogie), autrement dit celle qui vient de commencer. Cela veut donc dire que le septième épisode qui est sur les écrans doit d’ores et déjà être considéré comme le numéro dix ! Tu me suis ? Non. Pas grave, on revient à l’histoire.

Comment ? Ça s’appelle des « prequels » ? Attends, je cherche encore. Ah, voilà : Au cinéma, « un prequel est un film reprenant l’univers et une partie des personnages d’un autre film existant, mais racontant une autre histoire, s’étant déroulée avant le film ayant servi de modèle. Exemple : ‘’Le monde de Dorri’’ est un prequel au ‘’Monde de Némo’’ » (même source). D’accord ! Tiens, il faudra que je te parle de Némo. Non, ne fais pas la tête, on revient à l’histoire.

D’abord, il y a toujours des gens qui se battent à coups de néons multicolores et ça fait toujours le même bruit de vibrations. Bizarre comme ça peut fasciner ce genre de truc. Il fallait y penser. Des épées, mais en forme de tube lumineux. Ah, petite nouveauté, l’un des sabres, je crois que c’est celui du méchant, a une garde qui peut faire penser à une croix. Il paraît que les afficionados ont protesté contre cette bid’â (innovation blâmable chez les musulmans). Pardon ? Bien sûr qu’il y a un méchant. Très méchant même. Bon, je ne te dirai rien de plus si ce n’est qu’il a bien une sale gueule avec ou sans masque. Attends, ne proteste pas, tout le monde sait que le vilain du septième épisode a un masque. C’est en vente partout, c’est sur toutes les couvertures de magazines. J’en ai même porté un. Si, si. J’ai pris un selfie et l’ai posté sur instagram. J’ai reçu beaucoup de commentaires étonnés ou carrément catastrophés. J’en suis bien content. Je me dis que ces amies et amis ont cessé de penser pendant quelques secondes à Valls et à Hollande, tu sais les deux nouveaux supplétifs du Front national…

Bon, revenons au film. Donc, le méchant très méchant est là dès le début. Il y a aussi une actrice qui joue dans Game of Thrones et qui fait partie des vilains masqués. Et tout ce beau monde cherche à tuer le plus grand nombre de gentils et à faire sauter plein de planètes qui n’ont rien demandé. Bien sûr, il y a un héros. Deux même. Chacun fait partie d’une minorité. Un noir et une femme. Tu vois, il y a toujours un moment où Hollywood va plus vite que le reste du cinéma mondial. Combien de films français où le héros est une femme ou un noir ou un arabe ? Peu. Si peu… Tiens, l’acteur noir est même un petit peu enveloppé ce qui pourrait inclure une troisième minorité. La femme, elle, pourrait poser pour ce journal féminin qui vient de fêter ses soixante-dix ans et qui se prétend encore féministe…

Il y a donc, un méchant, très méchant mais qui a quelques lignes de faille. C’est ça la clé pour réussir un film d’action. Il faut prendre plus de soin à composer le personnage du vilain qu’à celui du héros. Prends Tintin. Que serait ce falot sans humour ni fantaisie si Rastapapoulos n’existait pas ? Bien sûr, le second rôle compte tout autant. Là aussi, qu’est-ce que Tintin sans le capitaine Haddock ou même le professeur Tournesol ? Mais là, pour ce numéro sept, futur numéro dix, ce qui change tout, c’est que le héros est une héroïne. Donc, c’est tellement nouveau, y compris dans cette saga où, jusque-là les femmes étaient un peu nunuches, qu’on a aucun mal à accompagner l’intrigue. Et donc je ne me suis pas surpris à espérer que le méchant très méchant dégomme tout le monde pour qu’on en finisse une bonne fois pour toute. Ah, le vilain au costume noir de la première trilogie… Cette musique à la fois inquiétante et sublime qui l’accompagnait… On n’a rien inventé de mieux que Darth Vader – que des zozos monolingues ont, hélas, traduit en Dark Vador.

Donc, je résume. Il y a de la castagne, des vaisseaux qui hurlent comme des éléphants, des batailles et des bombardements spatiaux, une machine infernale, des images sublimes du désert (d’Abou Dhabi, pas celui de la Tunisie), des terres enneigées, des goules, des robots qui bipbipent ou qui minaudent, des revenants (que le public des fans applaudit avec joie), un type sur une falaise qui regarde la mer en tournant le dos à la caméra, une naine dans un costume d’E.T., du charabia technique belbezef, et des acteurs et actrices prometteurs appelés à revenir en 2017 pour l’épisode huit (futur onze) et en 2019 pour l’épisode neuf (futur douze). Bon, de toi à moi, je n’ai pas tout compris et pas toujours saisi qui est qui et qui a fait quoi. Mais ça vaut tout de même le coup d’être vu d’autant que tu peux y aller en famille vu qu’il n’y a pas de scènes de khichibichi. Bon, allez, que la force soit avec toi. La prochaine fois, je te raconte Le monde de Némo

(*) Monologue de celui qui a regardé une histoire de dauphins, Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 août 2015

P.S : Le blédard souhaite une bonne année 2016  à celles et ceux qui ont eu le courage (ou pas) d’aller jusqu’au bout de cette chronique (et des autres aussi…). 
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La chronique du blédard : La barbe d’Omar

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Voilà un livre à mettre en toutes les mains en ces temps difficiles et incertains (*). Cela se passe au milieu des années 1990. Omar Benlaala est un jeune parisien aux marges de la délinquance. Sa scolarité est un échec, il traîne avec ses amis du quartier et ne sait guère quoi faire de sa vie. Comme nombre d’entre eux, son avenir semble tout tracé : prison ou hôpital pour toxicomanes ou encore cimetière. Un jour, un ami lui propose de l’accompagner dans une mosquée des hauteurs de la capitale française. « Il y a du thé et des cacahuètes » lui dit-il en guise d’argument définitif. Omar est convaincu, il va suivre le mouvement.
 
Premier contact, donc, avec la mosquée. Et là, déjà, face aux gens agglutinés autour de la théière, une certaine fascination pour l’apparence : « sur une dizaines de convives, la moitié porte la barbe et l’habit ‘’musulman’’ - un mixte entre la tunique héritée de l’arrière-pays pakistanais et la robe de l’homme d’affaires saoudien : ça en jette bien plus que ma dégaine mille fois vue et revue. L’image de Satan Petit Cœur me vient immédiatement à l’esprit. Ce personnage de Dragon Ball – dessin animé culte pour ma génération – m’a ensorcelé au point de devenir l’une des causes de ma précoce déscolarisation ».
 
C’est d’ailleurs ce personnage qui va inspirer Omar quand il va commander « sa » tenue de bon croyant. Lui qui, quelques semaines plus tôt usait et abusait des substances interdites. Lui qui ne parle presque pas l’arabe, qui connaît à peine les premiers versets du Coran – il s’entraîne ferme pour mémoriser la Fatiha – le voilà paré de l’habit qui lui permet d’afficher sa réislamisation car c’est bien de cela qu’il s’agit. Autre extrait : « L’adaptation aux normes musulmanes de virilité se fait sans heurt : le turban vaut bien la casquette, et quel plaisir de glisser un bâton de khôl entre les paupières avant chaque promenade ! (…) Sur la route, regards stupéfaits et mines pantoises. Si, à l’heure où j’écris, les barbus en tenue traditionnelle sont légion à Ménilmontant, au début des années 1990, ils étaient aussi rares que la naissance d’une étoile dans le ciel de Paris. Moi, le boutonneux de service, je devenais celui dont on parle, que l’on regarde, et j’adore ça. Je teste, bien avant l’émergence des réseaux sociaux, l’effet pervers du commentaire. »
 
En lisant ces lignes, il est impossible de ne pas penser à toute cette jeunesse française de culture ou de confession musulmanes dont l’affirmation identitaire passe par l’habit. Qamis et barbes pour les uns, hidjab voire plus pour les unes. Il y a quelques jours, dans une station de métro située dans les beaux quartiers de l’ouest parisien, cinq ou six jeunes filles voilées sont montées dans la rame. Silence gêné, regards inquiets ou hostiles les ont accueillies. Une fausse indifférence, crispée, aussi. Elles en avaient conscience. Certaines en rajoutaient dans le bruit et l’agitation. D’autres faisaient mine de ne pas s’en émouvoir mais leurs regards en coin les trahissaient. « Ce ne sont que des adolescentes mais la plupart des gens ne le voient pas. Ils se persuadent d’autre chose », m’a dit le confrère qui m’accompagnait. Votant à la gauche de la gauche, islamophile et militant anticolonial de longue date, il m’a avoué qu’il a mis longtemps à accepter la vision quotidienne du voile. Je n’ai pas eu besoin qu’il me dise cela pour être convaincu que cette affaire est loin d’être terminée et que le hidjab – ne parlons même pas du reste – va continuer d’entretenir les (mauvaises) passions à l’image de ces pauvres types qui, à Paris, ont agressé Latifa Ibn Zyaten, la mère de l’une des victimes de Merah parce que, justement, elle porte le voile.
 
Omar Benlaala a continué son apprentissage religieux. Il a mémorisé de nombreuses sourates. Il a maîtrisé la langue arabe. Avec ses camarades prosélytes, il a sillonné la région parisienne, se déplaçant de mosquées en salles de prières. Puis, est venu le temps des voyages initiatiques à travers le monde. Le Pakistan, l’Inde… D’autres pays musulmans. Dans ce périple, Omar a eu de la chance. L’hydre djihadiste ne l’a pas capturé. Sa quête identitaire et religieuse l’a mené plus vers les champs de la spiritualité. Puis ce fut le retour à Paris et cette étrange combinaison : la barbe, toujours et encore, autrement dit la persistance d’un lien avec le religieux, et… la défonce sur les pistes de danse. On lit cela étonné. On relit. On se souvient des textes de Fanon ou de Werth à propos de la danse, de son caractère exutoire, de ce qu’elle dit des violences refoulées.
 
La quête d’Omar l’a conduit vers l’apaisement et une pratique spirituelle plus sereine. Tout cela est écrit avec talent et simplicité. Les mots choisis sont justes, l’humour y est souvent présent sans pour autant que l’auteur ne tombe dans le piège du style « wech-wech ». De temps à autre, des institutions publiques font appel à Omar Benlaala pour qu’il raconte son parcours aux jeunes des quartiers populaires. Il accepte de bon cœur, conscient des enjeux de notre époque. On lui souhaite bonne route, on attend de le lire encore – il recueille actuellement la parole et les souvenirs de ses parents immigrés algériens – et le seul conseil que l’on puisse se permettre de lui adresser est de se méfier des médias obnubilés par le djihadisme qui sévit en France, faune toujours à la recherche d’un « bon musulman » utilisable à souhait pour donner du crédit au discours islamophobe.
 
(*) La barbe, Omar Benlaala, Seuil, coll. Raconter la vie, 101 pages, 7,90 euros (voir aussi le site raconterlavie.fr).
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La chronique du blédard : Demain, la présidentielle de 2017

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 17 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Faisons un pari et imaginons ce que seront les titres de la presse française dans dix-sept mois, c’est à dire au printemps 2017. Ce genre d’exercice est toujours risqué et il est fort possible que l’on se couvre de ridicule (à condition, tout de même, qu’un lecteur impitoyable se souvienne de l’écrit et le diffuse en temps voulu sur les réseaux sociaux…).  Mais à dire vrai, il y a de fortes chances pour que le sujet principal des médias soit l’élection présidentielle. Et avec elle, le score, non, pardon, le gros score, non pardon encore, l’énorme score que peut réaliser Marine Le Pen au premier tour de ce scrutin. Car c’est là le seul enseignement à tirer du résultat des élections régionales de ces deux derniers dimanches.

Certes, on peut gloser sans fin sur la « réaction républicaine » des électeurs de gauche qui ont voté pour la droite afin de faire barrage au Front national (donner sa voix au « motocrate » Estrosi, vous imaginez ?). On peut aussi rappeler que Nicolas Sarkozy, fidèle à ce qu’il est, n’a eu que faire de ce « front républicain » et que la seule chose qui lui importe c’est de gagner en 2017. Et cela quitte à suivre la même stratégie qu’en 2007, c’est-à-dire s’extrême-droitiser pour piquer ses électeurs aux FN (il lui faudra trouver autre chose que la création d’un ministère de l’identité nationale...).

Mais, la vraie information de ce scrutin, celle que l’on tire de l’analyse des suffrages et de la manière dont ils évoluent depuis bientôt quinze ans, c’est que Marine Le Pen a désormais de fortes chance d’être non seulement qualifiée pour le second tour de l’élection présidentielle mais aussi d’arriver en tête des suffrages au premier round. En clair, elle ferait mieux que son père en 2002 (16,86% des voix contre 19,88% pour Jacques Chirac et 16,18% pour Lionel Jospin dont on est sans nouvelles depuis). La question est donc, qui sera l’heureux adversaire de la fille. Pourquoi heureux ? Tout simplement parce qu’il sera élu à coup sûr grâce au fameux « sursaut républicain ».

Marine Le Pen au second tour, ce sera encore « le choc », « la terrible sentence des urnes », la « nécessité de l’union face à la catastrophe », autant de phrases entendues au soir du premier tour des régionales et que l’on resservira à satiété à l’électeur désemparé. Le « sursaut républicain » donc… Comme en 2002, les électeurs de gauche voteront pour un candidat de droite au second tour s’il est face à Le Pen. Et si c’est un candidat de gauche qui est dans cette position, les électeurs de droite seront certainement moins nombreux à lui donner leur voix mais cela suffira à faire barrage au FN. Et tout le monde poussera un ouf de soulagement en attendant la prochaine catastrophe et en ne faisant pas grand-chose pour l’éviter.

Car il faut bien comprendre que l’unique préoccupation de la classe politique, toutes couleurs confondues, est désormais la présidentielle. Tout va tendre vers cet objectif. Les déclarations, les propositions, les contre-propositions, les initiatives, les déclarations, les petites phrases et autres bons mots (ou supposés tels), tout cela devra être décodé sous le prisme du premier tour. Les grandes manœuvres ont déjà commencé. Les Verts disent qu’ils veulent bien s’allier aux socialistes (pour quitter ensuite le pouvoir quand, une fois élus, ces mêmes socialistes leur montreront qu’ils sont les seuls maîtres à bord…). La droite et le centre jouent la partition du vieux couple qui en a vu d’autres et que rien ne saurait diviser… Quant à Nicolas Sarkozy, il veut flinguer ses opposants internes avant des primaires qui, dit-on, l’inquiètent beaucoup.

Si Marine Le Pen est quasiment assurée de passer le premier tour, c’est parce que le personnel politique français n’est guère à la hauteur des enjeux et que son horizon ne dépasse pas la réélection de François Hollande, pour les uns et la victoire de la droite pour les autres (on notera bien que ce n’est pas, ou que ce n’est plus, la revanche de Sarkozy qui compte). Comme l’ont montré les régionales, la hausse du Front national rend finalement service aux socialistes car cela affaiblit la droite dite modérée. Au-delà des déclarations et promesses bien gentilles à propos de la lutte contre le chômage (pourquoi avoir attendu autant de temps ?) c’est donc la préservation de ce cocktail instable qui va façonner (figer ?) la politique gouvernementale. Pas de vraies mesures de gauche, pas de relance budgétaire, pas de politique de la demande, pas de lutte réelle (et non déclamatoire) contre les inégalités sociales et les discriminations : pour Hollande et Valls (bien obligé de suivre même s’il pense déjà à 2022), il s’agit de laisser l’eau frémissante à la même température. On ne modifie pas une recette qui rapporte.

Le problème dans l’affaire, c’est que le plus important de tout ça ce n’est ni le premier ni le second tour de l’élection présidentielle de 2017. Le danger et ce qui demeure incertain, c’est le score que réaliseront les candidats frontistes aux législatives qui suivront quelques semaines plus tard. Voilà la vraie rupture. Combien seront-ils à entrer au Palais Bourbon ? Deux, comme en 2012 ? Ou bien alors une soixantaine comme l’avancent déjà certains commentateurs ou bien encore plus d’une centaine selon des projections qui circulent dans les salles de rédaction parisiennes ? Cent députés pour le FN, ce n’est certes pas le pouvoir mais c’est une minorité de blocage qui risque de faire beaucoup de dégâts et d’influer sur nombre de lois. Tic-tac, le compte à rebours pour 2017 a commencé…
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La chronique du blédard : Radiographie d’un pays qui doute

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Le score élevé du Front national (FN) au soir du premier tour des élections régionales françaises est tout sauf une surprise. Cela fait des semaines, pour ne pas dire des mois, qu’il est annoncé.  Les attentats du 13 novembre à Paris n’ont fait qu’amplifier la tendance, celle d’une montée en force irrésistible de la formation de Marine Le Pen. Comment pouvait-il en aller autrement dans une France minée par de nombreux malaises et de multiples peurs ? Désarrois et craintes auxquels ont répondu désinvolture, comportements irresponsables et incompétences des dirigeants politiques, de droite comme de « gauche » …

Sans nier l’existence d’autres raisons, il faut commencer par insister sur ce point fondamental. C’est l’échec social de l’actuel gouvernement qui explique l’essor actuel du Front national. Contrairement aux incantations et aux promesses récurrentes, la courbe du chômage ne s’est jamais, mais jamais, inversée. Promis aux électeurs du printemps 2012, « le changement » n’a pas eu lieu. Du moins, pas dans le sens espéré. A celles et ceux qui attendaient une politique de gauche il a été offert un mélange indéfinissable de mesurettes libérales saupoudrées de quelques réformes sociétales.

La prise en compte combinée du chômage, du travail précaire et des faibles rémunérations, montre l’étendue des dégâts. Au moins trois Français sur cinq sont en état de grande insatisfaction quand il ne s’agit pas de colère. Sondage après sondage, c’est la radiographie d’un pays en grande souffrance qui se confirme. A cela, le duo Hollande-Valls n’a pas apporté de réponse sérieuse contrairement à ce qui avait été le cas à l’époque du gouvernement Jospin (1997-2002). Dimanche soir, un électeur habituel du Parti socialiste a eu ces mots : « quand la gauche gouverne mal et qu’elle tient des propos de droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle perde les élections. »

Peur du chômage et peur du déclassement ont caractérisé la dégradation sociale et politique que connaît la France depuis au moins dix ans. Une majorité d’électeurs vote-t-elle contre le projet de Traité constitutionnel (printemps 2005) ? Qu’importe, la classe politique trouve le moyen de contourner ce refus et d’imposer, sans débat populaire, sa volonté de passer outre. Et l’on ose ensuite s’étonner (et s’indigner) de la persistance d’une abstention importante ! (on notera à ce sujet que les médias principaux, qui étaient tous en faveur de ce Traité, évitent d’évoquer cet épisode pourtant fondateur de la défiance durable des électeurs).

De même, et cela a été abordé à plusieurs reprises dans cette rubrique, les émeutes urbaines de l’automne 2005 n’ont donné lieu à aucune réforme majeure et cela alors qu’elles avaient mis en évidence plusieurs fractures dans la société française dont une menace directe contre le « vivre-ensemble ». Dans la vie d’une société, comme celle d’un individu, rien ne s’obtient sans contrepartie. Faute d’action, de travail et de volonté de (bien) faire, le résultat est toujours une catastrophe à rebours. Aujourd’hui, cette dernière s’illustre dans la possibilité offerte au Front national à diriger plusieurs régions – et donc à disposer d’une structure logistique (et financière) d’importance à même de l’aider à préparer d’autres conquêtes électorales à commencer par les scrutins présidentiel et législatif du printemps 2017.

Bien entendu, la question sociale n’est pas la seule à prendre en compte. Nier le fait que la France connaît un malaise identitaire ne serait pas sérieux. Il y a d’abord l’Europe à qui ce pays a concédé une partie de sa souveraineté (notamment la monnaie…) ce qui est loin d’être indolore d’autant que le « projet européen » est de moins en moins lisible et qu’il est même absent des débats et des démarches pédagogiques. Le credo est simple : L’Europe, parce que l’Europe, pas de discussion et passons à un autre sujet… 

Ensuite, il y a tout ce qui entoure, de manière négative, la présence, pourtant en grande majorité tranquille et intégrée, d’une importante minorité d’origine étrangère et de confession – ou de culture – musulmane. Les points de friction ou déstabilisateurs sont nombreux : Voile, viande halal, immigration, fonctionnement et financement des mosquées, incivilités attribuées à tort ou à raison aux « minorités visibles », réfugiés du Proche-Orient, menace terroriste et existence de filières djihadistes au sein d’une partie de la jeunesse française. Autant d’éléments qui aggravent un racisme, déjà existant, mais de plus en plus assumé sans oublier qu’ils donnent une caution aux discours islamophobes, aux discriminations à l’embauche et pour le logement. Cela, et c’est trop rarement dit, dans un contexte de persistance d’un inconscient colonial qui fait que des milliers de jeunes français ont trop souvent du mal à se sentir acceptés dans leur propre pays.

Menée en deux temps, avant et après les attentats, une enquête du CSA a pourtant montré qu’une forte majorité de Français (72%) a envie de préserver le « vivre-ensemble » mais que, dans le même temps, une proportion comparable (70%) estime que l’identité de leur pays est menacée. Dans ce face-à-face contradictoire, la parade pour l’apaisement paraît des plus difficiles car il ne faut pas se faire d’illusions. Le Front national va continuer à souffler sur les braises de l’extrémisme, de l’exclusion et du discours xénophobe. Une partie de la droite dite républicaine, mais aussi de la gauche (celle qui, par exemple, envisage les déchéances de nationalité pour les djihadistes) vont courir derrière le FN et ses idées nauséabondes. Et les tensions identitaires sont telles que même une amélioration du climat social risque d’avoir peu d’effets.

Et c’est là que l’on réalise, comme cela avait été le cas après les attentats de janvier dernier, qu’il existe peu d’espaces de médiation et de dialogue destiné à apaiser ces tensions au sein de la société. C’est même à se demander s’il n’existe pas de volonté politique pour empêcher un dialogue nécessaire à la « dynamique civique » qu’exigent les circonstances. 
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