Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 août 2017
Akram Belkaïd, Paris
Nuit d’hiver pluvieuse au milieu des années 1980. Une école
militaire non loin d’Alger avec un chalet en enfilade en guise de foyer.
L’endroit est bondé. Enfumé. Dès qu’un nouvel arrivant pousse la porte, on lui
enjoint de se taire. La consigne est claire : on ne doit pas donner le
score du match de football joué par l’équipe nationale que la télévision va
bientôt diffuser en différé. Mais une fenêtre s’ouvre de l’extérieur. Un visage
au long pif se colle aux barreaux et hurle: « Rentrez dans vos
chambres, les gars ! Match nul, zéro-zéro ». Flots d’insultes, chaises
qui tombent, rangers qui martèlent le carrelage. Certains restent tout de même
accrochés au petit écran, se disant que cette « zkara » (méchanceté gratuite) n’est peut-être qu’une farce
mais le cœur n’y est plus.
C’est ce sentiment de colère et de lassitude que toute
personne ayant subi un « spoilage » ou divulgâcheage peut ressentir.
La question, fondamentale, est donc la suivante : mais pourquoi diable
éprouve-t-on l’envie de spoiler la
fin d’un film, d’une série ou d’un livre ? Prenez ce confrère qui, à peine
le premier épisode de la septième saison de Game
of Thrones diffusé sur une chaine payante, se dépêche d’en raconter le
contenu sur les réseaux sociaux. Impossible, pour ce zozo, de ne pas savoir que
la majorité des internautes ne verra pas le dit épisode avant des semaines.
Mais rien à faire : il divulgâche, il divulgâte, il balance, il abime le
rêve, l’attente.
Pourquoi ? Par zkara ?
Parfois, oui. Le divulgâcheur est dans la même disposition d’esprit que
l’Algérien qui éprouve un malin plaisir à dire « n’kahass ». Je gâche, je perturbe, j’empêche. Comme ça, par
envie, parce que vos têtes ne me reviennent pas, pour emm… le monde. Mais la
méchanceté gratuite n’est pas la raison principale. Il y a d’abord et surtout
le besoin insatiable de faire savoir que l’on sait. De faire savoir que l’on
est parmi les premiers à savoir ou à avoir su (ou vu). En un mot, c’est penser
que l’on peut exister ainsi. Ma consœur Hanane Guendil propose d’ailleurs sur
les réseaux sociaux une définition combinée entre divulgâcheur et rkhiss (un « moins-que-rien »,
un « pour pas cher ») : « individu
égoïste et simple d’esprit, dont l’activité principale est de spoiler GOT [Game
of Thrones, ndc] à ses amis sur les
réseaux sociaux pour se sentir exister ».
Etre le premier à savoir, donc, et vouloir à tout prix qu’on
le sache… Dans les salles de rédaction, j’ai toujours été étonné de voir la
satisfaction tirée de l’annonce à voix haute d’une info tombée sur le fil des
dépêches. Rien à voir avec un scoop dont on serait l’auteur mais juste l’info
d’un autre dont on se saisit en étant le premier à l’annoncer à son entourage.
Il y a aussi de l’arrivisme dans le divulgabîmage. On montre que l’on a accès à des choses inaccessibles
à d’autres comme par exemple l’avant-première d’un film ou l’abonnement
(coûteux) à une chaine de télévision payante (à moins de disposer dans ses bonnes
connaissances d’un « Huggy les bons tuyaux » capable de récupérer
telle ou telle série sur le net, parfois même piratée avant sa diffusion…). Je spoile donc je suis. Je spoile car j’ai plus que toi… Je me
souviens, par exemple, de ce camarade de collège qui, à la rentrée de janvier,
racontait à la classe entière le menu détail de La fièvre du samedi soir. En fait, le message, le vrai, consistait
à dire qu’il avait passé ses vacances en France, loin de l’ennui hivernal
d’Alger. Et comment oublier cette bagarre aussi mémorable qu’étrange entre deux
lycéens, pourtant amis, chacun prétendant être le premier à avoir fait
connaître à l’autre Hotel California
des Eagles ? Souvenir aussi de ce camarade qui menaçait de nous révéler le
nom du tueur de J.R. Ewing (dans Dallas)
pour mieux nous rappeler son séjour chez un proche vivant en Californie…
On peut divulgâcher par émotion, parce qu’on a tellement été
impressionné par un épisode que l’on veut immédiatement partager ses propres sentiments.
Si l’on reste dans Game of Thrones,
on peut comprendre l’envie pressante d’en parler quand se terminent Les noces pourpres ou quand arrive ce
qui doit arriver à Hodor… Dans ces cas, on parlera de divulgâcheage véniel. On
sera moins indulgent avec le divulgâcheage snobinard qui part du postulat que
ce n’est pas son dénouement qui fait l’intérêt ou la qualité d’une œuvre et
qu’on peut donc le dévoiler sans aucun égard pour les autres. Une spécialité de
Pierre Murat, un critique de cinéma que l’on peut entendre sévir le dimanche
soir pendant Le Masque et la Plume
sur France Inter. On divulgâche aussi par accident. Imaginons une discussion
entre amis à propos d’une série un peu ancienne. Quelqu’un évoque le dénouement
(ou le non-dénouement comme par exemple dans Lost) à la grande fureur de celui ou celle qui vient de la
découvrir…
Enfin, on peut divulgâcher par divagation. Expliquons… Prenez
une série, un film ou un livre. Une fois que l’on a compris ce dont il s’agit,
on peut donner libre cours à son imagination en listant tous les dénouements
possibles. Si on joue à ce jeu devant des amis et si on fait mouche, comme ce
fut le cas pour une universitaire du Maine à propos du film Seven, il est possible de provoquer des contentieux
durables… Néanmoins, le divulgâcheage par imagination n’est pas un exercice
simple. Il faut vaincre sa propre propension à se laisser captif de l’intrigue,
à se laisser porter (piéger ?) par ce qu’un auteur a concocté pour nous.
Faire une pause dans la lecture d’un (bon) polar et, crayon et papier sur
table, réfléchir à l’intrigue, essayer de deviner qui est le coupable ou
d’imaginer les dénouements possibles, voilà des détours qui peuvent s’avérer
très stimulants.
Il y a encore beaucoup à dire sur ce thème notamment le lien
entre littérature et divulgâcheage qu’il soit explicite ou implicite. Nombre
d’auteurs ne peuvent s’empêcher d’annoncer la couleur, parfois même sans s’en
rendre compte. Reprendre un livre, repérer les petits signes et indices qui
façonnent la fiction : tout cela est un bel exercice où logique,
réflexion, analyse littéraire, histoire de l’art et psychanalyse convergent.
Mais on s’éloigne du sujet. Pour clore cette chronique en générosité, voici donc
un divulgâcheage (par imagination) : Samwell Tarly sera le grand vainqueur
de Game of Thrones…