Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 29 juin 2020

La chronique du blédard : Sortir du sous-développement

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 juin 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

 

Il y a un an, le Hirak œuvrait en vue d’obtenir sa deuxième victoire. La première, est-il utile de le rappeler, fut le départ du pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika et la fin du projet ubuesque de cinquième mandat présidentiel. Par la suite, les manifestations populaires et pacifiques ont obtenu l’annulation de l’élection présidentielle qui devait avoir lieu en juillet 2019. Faute de candidats crédibles et au vu de l’énorme pression de la rue, le pouvoir, personnalisé alors par feu le général Ahmed Gaïd Salah, eut l’intelligence de ne pas insister.

 

Douze mois plus tard, où en sommes-nous ? Le Hirak, on le sait, est forcé de ronger son frein, en raison du confinement et de l’interdiction de manifester induits par la pandémie de Covid-19. Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de relever à quel point le mouvement populaire a fait preuve de maturité et de responsabilité.  Cette retenue aurait pu constituer le point de départ d’une démarche conciliatrice de dialogue et de négociation. On le sait, ce fut tout sauf cela.

 

L’équation demeure la même. Une bonne partie de la population considère que le pouvoir actuel, dans toutes ses expressions et ses représentations, n’est pas à apte à diriger l’Algérie et à lui fournir les éléments indispensables pour son développement (son « émergence » dirait-on dans les cercles néolibéraux). Beaucoup de gens m’interpellent sur la signification du titre de mon dernier livre. L’Algérie, un pays empêché. Empêché de quoi ? Empêché d’être ce qu’il pourrait être. D’être ce qu’il est capable d’être. Vous noterez que je n’ai pas écrit « ce qu’il devrait être ». Je me borne juste à regarder ce dont dispose le pays comme richesses, humaines et naturelles, et à évaluer, en comparaison, le pitoyable état dans lequel il se trouve.

 

Il y a quelques jours, la presse nationale s’est faite l’écho du classement des quatre-vingt pays les plus influents au monde réalisé par une agence de communication en partenariat avec l’université de Pennsylvanie. Sans surprise, l’Algérie n’y figure pas contrairement à l’Arabie saoudite (10ième), l’Afrique du sud (32ième),le Maroc (57ième) et la Tunisie (61ième).  Bien sûr, ce genre de classement ne constitue pas une référence absolue. Cela vaut aussi pour de nombreux autres « ranking », comme celui de la Banque mondiale sur l’environnement des affaires, qu’il faut toujours prendre avec prudence et en examinant avec attention leur méthodologie et leurs objectifs.

 

De même, l’expression d’une vraie ambition patriotique, différente d’un quelconque chauvinisme ou wantoutrisme, ne signifie pas qu’une bonne place à ces classements est une fin en soi. L’idée n’est pas de vouloir être influent à tout prix. L’objectif, c’est d’abord le développement, le progrès continu, l’amélioration des infrastructures, le renforcement des capacités éducatives, l’existence d’un système de santé à la hauteur des attentes de la population. C’est en atteignant cela que vient l’influence. Autrement dit, cette influence, cette puissance, ne sont que les « bienfaits collatéraux » d’une vraie politique de développement avec ce que cela signifie comme réflexions stratégiques et même, osons ce qui constitue un gros mots chez certains, comme planification.

 

Le monde tel qu’il se dessine en ce début de vingt-et-unième siècle sera féroce pour les pays incapables d’avoir les structures internes suffisamment solides. Croire que l’existence d’importantes réserves gazières et le renforcement constant des capacités militaires donneront à l’Algérie les moyens de coller au peloton de tête dans la compétition mondiale, c’est faire preuve de naïveté et d’amateurisme. La seule chance du pays s’appelle le « capital humain », c’est-à-dire une démographie qui, en théorie, ne présente que des avantages. Beaucoup de jeunes, une part non négligeables de plus âgés et des vieux en nombre moins importants. Bref, la possibilité d’articuler sans peine politique industrielle, développement du marché intérieur et mobilisation de l’épargne. Encore faut-il qu’il existe un consensus politique au sein de la société. Or, le modèle implicite qui prévaut en Algérie depuis au moins trois décennies, est que ce qui est offert à la majorité est uniquement le droit de se débrouiller comme elle peut pour survivre.

 

Ceux qui dirigent le pays n’ont pas de projet de société inclusif. Leur modèle, c’est la Russie de Vladimir Poutine ou la Chine du (faux) Parti communiste. En somme, l’ordre et, si possible, une certaine dose de redistribution pour tenter de faire oublier les inégalités. Les arrestations auxquelles nous assistons depuis des mois, les poursuites et condamnations pour des motifs aussi fallacieux qu’invraisemblables n’ont pas d’autre objectif qu’une mise au pas autoritaire de la société. C’est un retour anachronique au 19 juin 1965.

 

Bien sûr, on pourra rétorquer que la Chine ne s’en sort pas si mal, elle qui domine désormais une grande part de l’économie mondiale. Admettons. Encore faut-il être capable de faire aussi bien ou même presque aussi bien qu’elle. Ce qui est loin d’être le cas. La seule manière pour l’Algérie de s’en sortir, c’est de passer par la mobilisation de la majorité de ses enfants, réunis autour de la conviction que la liberté et le droit aux droits fondamentaux sont le socle de la sortie du sous-développement. Et ce n’est pas en enfermant des gens qui n’ont pas commis d’autre crime que de s’exprimer de manière pacifique que l’Algérie s’en sortira.

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La chronique économique : Pas touche aux GAFAM

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 24 juin 2020

Akram Belkaïd, Paris

 

 

Cela devait être la grande réforme de l’année, celle qui aurait démontré le retour en force des États face aux multinationales. Selon le calendrier initial, les membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) devaient adopter en octobre prochain un texte en deux axes permettant de taxer les entreprises transnationales dans tous les pays où elles vendent leurs produits et services (et pas simplement dans les pays où elles ont une présence administrative). Le second axe prévoyait quant à lui un « taux minimum de 12,5% » destiné à compenser le manque à gagner provoqué par le fait que telle ou telle multinationale est installée dans un paradis fiscal.

 

Refus américain

 

Cette réforme aurait donc dû apporter une première réponse au fait que les grandes entreprises du numérique ont développé un savoir-faire sans égal pour payer le minimum d’impôts. Mais c’était compter sans le revirement de l’administration américaine qui a demandé à ses partenaires britannique, espagnol, français et italien « la suspension » de la réforme. Demander n’est d’ailleurs pas le bon terme puisque Washington a clairement indiqué que toute taxation qui serait tout de même mise en place par les autres membres de l’OCDE entraînerait des « sanctions » sous la forme de nouvelles taxes douanières. Bonjour l’humiliation…

 

Cette bataille autour de la taxation – sans oublier les questions juridiques liées aux positions monopolistiques des géants de l’Internet – n’est pas anecdotique. Cela préfigure de ce que seront les relations entre États et ces acteurs qui ont le vent en poupe. Prenons un exemple : la valeur boursière des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) atteint 5 800 milliards de dollars soit 25% du poids de l’ensemble des cinq cent valeurs constituant l’indice S&P 500, le plus représentatif de l’économie américaine. Depuis le début de l’année, et plus encore, depuis la pandémie de Covid-19, ces multinationales tirent leur épingle du jeu comme le montre la progression constante de leurs titres en Bourse.

 

Autrement dit, taxer de manière équitable ces machines à cash et à dividendes n’est pas anormal. En Afrique, ces entreprises paient peu d’impôts alors que leurs chiffres d’affaires sont en constante hausse. La question est donc simple : pourquoi les États-Unis refusent-ils une telle réforme ? La réponse est tout aussi claire : le lobbying des GAFAM est une machine implacable. Certes, il arrive que ces entreprises connaissent des déboires, à l’image de Google et du procès qui lui pend au nez pour abus de position dominante. Mais, encore une fois, nombre d’États attendaient beaucoup du nouveau texte afin de contenter des opinions publiques lasses de voir les transnationales échapper aux impôts. Les GAFAM ont su mobiliser leurs soutiens politiques et faire dérailler le processus.

 

Des entreprises patriotiques ?

 

Reste une autre question. Pourquoi les États continuent-ils à aider les multinationales ? Les GAFAM sont-elles des entreprises américaines ou se sont elles émancipées depuis longtemps de toute logique nationale ? Une vision ancienne pousse à considérer qu’une multinationale est un champion national qui mérite toutes les aides y compris diplomatique. Un jugement plus contemporain oblige à y regarder de près, notamment en termes de créations d’emplois, de rapatriements de bénéfices et de niveaux de délocalisation. Autrement dit, pour reprendre une expression de la vieille économie (elle concernait General Motors), ce qui est bon pour les GAFAM n’est pas forcément bon pour l’Amérique. En matière d’économie, la notion de patriotisme est toujours à relativiser

 

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lundi 22 juin 2020

La chronique du blédard : La roue tournera…

Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris

« Eddeniya t’dour »… Le monde tourne. Cette expression très fréquente en Algérie est de celles qui exhortent à la nécessaire patience face à l’arbitraire. Le message est simple. Quiconque réprime et inflige des malheurs à autrui en paiera tôt ou tard le prix. Sa condition changera et viendra alors le temps des regrets et du repentir. Qu’importe le temps, qu’importe le lieu, la justice, qu’elle soit immanente ou pas, solde les comptes. L’ivresse de la puissance, le sentiment d’impunité, la volonté d’écraser autrui, tout cela s’efface. Le monde tourne, il faut juste avoir la patience d’attendre. Eddeniya t’dour

Cette expression m’est revenue en tête en relisant une nouvelle de Selahattin Demirtaş, cet homme politique emprisonné par le régime turc en raison de ses opinions politiques démocratiques et progressistes. Depuis sa cellule, Demirtaş écrit désormais des nouvelles (*). Le titre de l’une d’entre elles fait écho au liminaire de cette chronique : « La roue finira bien par tourner ».

De quoi s’agit-il ? Salim Bey Kurtoğlu est un avocat d’Istanbul à la situation très confortable. Un jour, très agité, anxieux, il décide de se rendre à Erzurum, dans l’est du pays. Ni sa femme ni son fils ne comprennent les raisons de ce voyage. Le narrateur indique que le prétexte avancé – un procès – est un mensonge. Au fil des lignes, on suit donc le périple de Salim Bey. Arrivée en avion puis location d’une voiture. Sur la route, c’est un décor de montagnes, de neige et de pic rocheux noirs qui l’entoure. Le voici à Karayazi, une sous-préfecture où il a vécu jadis. Il reconnaît les cafés bondés où les gens jouent encore aux dominos comme à l’époque où, jeune procureur de la République, il y avait ses habitudes avant qu’on ne lui conseille d’éviter les lieux.

Nous sommes au cœur du Kurdistan turc. Dans cette région où les bâtiments officiels ont tous un buste d’Atatürk (Mustafa Kemal) et où s’affichent des slogans proclamant « quel bonheur de se dire Turc ! » ou bien encore « chaque Turc est né soldat ». Salim Bey poursuit son chemin. La neige est partout. Ses pneus ont des chaînes et il lui faut essuyer l’écriteau rouillé qui porte des traces de balles pour prendre la bonne direction. Le voici enfin arrivé au hameau de Yüksekkaya. C’est le crépuscule. La neige continue de tomber. Deux jeunes Kurdes viennent à lui. Ils ne comprennent pas ce qu’un homme comme lui vient faire dans leur village mais ils ne disent rien.

Le mouhtar (équivalent du ‘omda égyptien) de Yüksekkaya ne lui pose pas non plus de questions mais lui offre l’hospitalité. Salim Bey décline, il tient à aller chez Hasan Sürgücü. Lequel lui ouvre grand la porte de sa modeste demeure et lui dit « Bienvenue monsieur. Entre donc, ne reste pas dehors. » Salim Bey est au terme de son voyage. Le vieux couple qui l’accueille s’affaire tandis qu’il se repose dans la pièce centrale. Ni Hasan Sürgücü ni sa femme ne lui posent de question. Il est juste accueilli. Gardons un œil sur l’épouse de Hasan. « Vêtue d’une robe à fleurs bleu marine taillée dans une étoffe épaisse, de bas de laine tricotés à la main, un foulard blanc sur la tête, la vieille sourit à Salim Bey avec respect, en joignant les mains sur sa poitrine. Il lui répondit de même. Malgré ce sourire chaleureux, il pouvait voir le chagrin qui rongeait ses traits et la tristesse dans ses yeux. »

A l’extérieur, il neige encore plus fort. A l’intérieur, « le couple dépose du miel, du beurre, du fromage frais, de la féta, des olives et tout ce qu’il possédait » sans oublier un ragoût dont le « fumet exquis » remplit très vite la pièce. Si l’on compte bien, ils sont trois dans la maison. Salim Bey et le vieux couple. En réalité, ils sont quatre en comptant une photographie dans un cadre, celle du fils, Devran Sürgücü, dont l’avocat évite le « regard ». Pour Salim Bey, rien ne se passe comme il l’a prévu. Venu se confronter à sa conscience, il s’est d’abord senti accablé, « pour la première fois de sa vie, de ne pas savoir un mot de kurde. » Ensuite, le calme l’a gagné. « La paix à laquelle il avait aspiré toutes ces années, il l’avait trouvée dans cette petite pièce, dans un village de montagne, la nuit, en pleine tempête de neige. »

Le lendemain, l’avocat décide de repartir. Il n’a rien dit, il n’a rien échangé avec le couple. « Tu es notre invité, monsieur. Nous ne te demanderons ni pourquoi tu es venu ni quand tu reviendras » lui dit Hasan Sürgücü en essayant, en vain, de le convaincre d’attendre un temps meilleur pour repartir. A ce moment du récit, une autre expression algérienne vient à l’esprit. Ketlouh bel qdar : « Ils l’ont tué avec le respect ». Cette attitude qui consiste à ne jamais se départir de son calme et de sa dignité face à n’importe quelle situation, face à n’importe quel fâcheux, soudard ou mauvais plaisant.

Salim Bey s’en va donc sur la route enneigée. Que voulait-il au couple Sürgücü ? Que lui arrivera-t-il ? Tout cela est dans la nouvelle mais il ne revient pas au présent chroniqueur de le dévoiler. L’important, c’est de ne pas oublier que partout où l’oppression règne, la roue finit toujours par tourner.

(*) Lire à ce sujet, ma note de lecture « Le sourire du combattant » (Le Monde diplomatique, mars 2020), à propos du recueil de nouvelles de Selahattin Demirtaş, « Et tournera la rue », traduit du turc par Emmanuelle Collas, Éditions Emmanuelle Collas, Paris, 2019, 216 pages, 16,90 euros.

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La chronique économique : Quand une Bourse en avale une autre

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 17 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris


A quoi sert une Bourse de valeurs ? A permettre le financement des entreprises et donc au financement de l’économie, dira-t-on sans trop s’étendre sur l’évolution controversée de ces marchés devenus des terrains de jeux pour « investisseurs institutionnels » et divers sortes de fonds dont ceux dits spéculatifs ou de couverture. Longtemps, l’image de la Bourse est allée de pair avec sa « corbeille », endroit symbolique où se traitaient les transactions. Aujourd’hui, seule la Bourse de New York a gardé ses traders dont la possible disparition au profit de transactions cent pour cent électroniques est régulièrement évoquée.

La Bourse en Bourse

Avec le triomphe néolibéral et la dématérialisation des échanges, c’est le statut des Bourses qui a évolué. La Bourse de Paris, qui fut longtemps une sorte de coopérative publique est aujourd’hui une entité privée faisant partie d’Euronext, entreprise née en 2000 de la fusion entre les Bourses de Paris, Amsterdam et Bruxelles. Dit autrement, le Palais Brongniart (place de la Bourse) n’a plus rien à voir avec les marchés financiers et se contente d’accueillir fêtes et salons spécialisés.

Les Bourses sont ainsi devenues des entreprises comme les autres, dotées d’un capital ouvert aux investisseurs et soumises aux mêmes lois du marché. Ainsi, depuis 2014, Euronext est elle-même cotée sur… Euronext. Une situation que l’on croyait encore impossible au début des années 2000 mais qui a fini par devenir une réalité. Les entreprises qui gèrent les Bourses peuvent ainsi entrer en Bourse et même être soumises à des offres publiques d’achat (OPA), amicales ou hostiles.

Prenons, par exemple, la Bourse de Madrid. Toujours indépendante ces dernières années, elle faisait office de survivante dans un environnement marqué par les regroupements initiés par l’incontournable trident : Euronext (autrement dit Paris), Deutsche Börse (Francfort) et London Stock Exchange (LSE, Londres). Ces trois géants concurrents n’ont eu de cesse de tenter de conclure un mariage à deux en excluant le troisième. A chaque fois, les discussions ont capoté, l’Union européenne veillant notamment à empêcher l’émergence d’un monopole boursier. Alors ?

Madrid perd son indépendance

Alors chacun des trois a fait son marché. Par exemple, Euronext s’est mariée – temporairement – avec la Bourse de New York puis a racheté les places de Dublin, de Lisbonne et même d’Oslo. Une stratégie d’expansion européenne qui faisait de Madrid un objectif logique. Or, la Bolsa y Mercados Espagnoles (BME) vient d’échapper à Euronext. Lancée en novembre dernier, l’OPA amicale de Six Group, l’opérateur suisse qui gère la Bourse de Zurich, vient de conclure de manière positive pour un montant de 2,57 milliards d’euros.

Pour Six Group, c’est une prise de choix. Outre le fait que cela lui donne un accès direct au marché de la zone euro, cette acquisition lui donne plus de poids pour résister aux appétits d’Euronext ou de la Deutsche Börse. La logique est évidente : grossir pour ne pas être mangé trop vite ou se ménager des conditions plus favorables en vue d’une inévitable OPA. En tout état de cause, cette acquisition ne changera rien à la hiérarchie des capitalisations boursières (valorisation au prix de marché de l'ensemble des actions émise par l’entreprise) : 5 milliards d’euros pour Euronext, 26 milliards d’euros pour le London Stock Excange (LSE) et 28 milliards d’euros pour Deutsche Börse.
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dimanche 14 juin 2020

Note de lecture : Le sourire du combattant (recueil de nouvelles de Selahattin Demirtaş)

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« Et tournera la roue », de Selahattin Demirtaş
Akram Belkaïd
Le Monde diplomatique, Mars 2020

Depuis le 4 novembre 2016, Selahattin Demirtaş, leader du Parti démocratique des peuples (HDP), progressiste et prokurde, est incarcéré dans la prison turque de haute sécurité d’Edirne, non loin des frontières bulgare et grecque. Opposant à la politique autoritariste et répressive du président Recep Tayyip Erdoğan (1), cet avocat spécialisé dans la défense des droits humains poursuit son combat par la littérature. Après L’Aurore, recueil de nouvelles dédié « à toutes les femmes assassinées, / à toutes celles victimes de violence », et récompensé par le prix Montluc Résistance et Liberté 2019 (2), il a publié en avril 2019 Devran — Et tournera la roue en français, succès de librairie en Turquie avec un tirage de deux cent mille exemplaires.

Dans ces quatorze nouvelles, Demirtaş propose au lecteur des récits intimistes où la politique et la morale ne sont jamais loin. Ici, c’est un avocat prospère qui, perdu dans la neige — décor primordial dans la littérature kurde d’expression turque, est confronté à son passé d’ancien procureur, responsable de tant de condamnations injustes. Là, c’est une famille de saisonniers confrontés aux rigueurs de l’hiver dans le sud-est du pays, avec pour seule espérance une transhumance, l’été, pour gagner leur vie en cueillant des fruits dans la très fertile plaine de Çukurova. Ailleurs, c’est un village qui n’a aucun moyen d’empêcher une entreprise minière de dévaster la nature environnante. Pauvreté, misère, chômage, désarroi et brutalité clientéliste des représentants de l’État… Demirtaş nous le dit avec simplicité : c’est ainsi que « mal-vivent » nombre de ses concitoyens, habitants d’un pays qui prétend pourtant faire partie des puissances émergentes.

Les personnages les plus courageux devant l’adversité sont souvent des femmes ou de très jeunes gens. On est ému par cette syndicaliste qui entend ne rien abdiquer face à ses petits chefs, ou par l’acte fou d’un gamin décidé à punir les siens pour leur égoïsme et leur âpreté au gain face à des démunis déchiquetés par les morsures de l’hiver. On sourit — car l’humour imprègne ce recueil — à la rédemption d’un voleur à la tire qui découvre l’existence d’engagements généreux qu’il ne soupçonnait même pas et qui, fréquentant des militants d’extrême gauche, finit par dire : « Je ne sais pas encore ce qu’est exactement la révolution, mais ça a l’air sympa. »

Confronté à la censure vigilante du pouvoir turc, Demirtaş n’hésite pas à recourir à l’allégorie, comme lorsqu’il met en scène un jeune Kurde obligé de gagner sa vie en travaillant dans une station balnéaire et qui, un jour, croise, alors qu’il manque se noyer, des privilégiés obsédés par leur bronzage. Comment, alors, ne pas repenser à ses amis morts, brûlés dans le sous-sol d’un immeuble au Kurdistan ? Et de se demander : « Mérite-t-il le nom d’être humain, celui qui se fait bronzer à Bodrum, celui qui ne souffre pas le martyre à la pensée de tous ceux qui se sont fait carboniser dans le sous-sol de nos villes ? » C’est en écrivain talentueux que Demirtaş nous conte l’arbitraire qui règne dans son pays.

Akram Belkaïd

Traduit du turc par Emmanuelle Collas, Éditions Emmanuelle Collas, Paris, 2019, 216 pages, 16,90 euros.

(1) Lire Selahattin Demirtaş, « L’homme qui se prend pour un sultan », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

(2) Selahattin Demirtaş, L’Aurore, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Points, Paris, 2019 (1re éd. : Éditions Emmanuelle Collas, 2018).
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vendredi 12 juin 2020

La chronique économique : L’Opep+ a le vent en poupe

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 10 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris


A chaque période, son vocabulaire particulier. Désormais, quand il sera question des cours du pétrole et de l’évolution mondiale de l’offre et de la demande, on lira souvent les termes suivants « Opep+ » et « réduction coordonnée ». Pour mémoire, l’Opep+ désigne l’alliance — ou l’entente, entre les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et dix autres producteurs (1)). En avril dernier, dans un contexte de prix déprimés, l’Opep et ces dix exportateurs ont conclu un accord historique destiné à réduire l’offre mondiale et, donc, à soutenir les cours. Comme le souligne l’économiste et ancien ministre de l’énergie algérien (1988-1991) Sadek Boussena dans une analyse de haute facture publiée dans Le Monde diplomatique (2), nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle ère régissant les grands équilibres (et déséquilibres) du marché pétrolier. A coup sûr, l’Opep+, avec 60% de la production mondiale (contre 40% pour la seule Opep) détient un levier fondamental.

Prix à la hausse et discipline tenue

Dans le détail, l’accord d’avril prévoyait une baisse de la production Opep+ de 9,7 millions de barils par jour (mbj) pour les mois de mai et de juin. La seconde étape, de juillet à décembre, prévoyait une baisse de 7,7 mbj tandis que la troisième et dernière, allant de janvier 2021 à avril 2022, tablait sur un retrait de 5,8 mbj du marché. Réunis en visioconférence – épidémie de Covid19 oblige – les représentants de l’alliance ont quelque peu modifié la donne en prolongeant la première étape (baisse de 9,7 mbj) jusqu’à juillet. Il faut dire que les signaux du marché sont positifs. Les références Brent et WTI sont toutes les deux orientées à la hausse, le pallier de 40 dollars étant franchis.

De même, selon les estimations qui circulent sur le marché, il semble que la discipline ait joué à plein au sein de l’Opep+ puisque, concrètement, 8,6 mbj ont été retiré en mai dernier. Certes, l’objectif de 9,7 mbj n’a pas été totalement atteint mais la majorité des producteurs ont joué le jeu exception faite du Nigeria et de l’Irak, rappelés à l’ordre par leurs pairs. Il faut avoir en tête que dans les circonstances de réduction concertée de la production, l’Opep a toujours été surveillée de près, certains de ses membres s’affranchissant un peu trop vite de leurs quotas et de leurs promesses de réduction. Pour le mois de mai, l’Opep+ a démontré que la presque totalité de ses membres pouvait tenir ses engagements. Pour le marché, il s’agit d’un signal fort.

Le cas du Mexique

Il faudra néanmoins que l’Alliance traite rapidement le cas du Mexique. En avril dernier, ce pays a refusé la proposition qui lui était faite de réduire de 400 000 barils quotidiens sa production, n’acceptant une baisse que de 100 000 bj. En début de semaine, Mexico a aussi refusé que la première étape de l’accord d’avril soit prolongée en juillet. La prochaine réunion de l’Opep+ aura lieu le 1er décembre prochain. D’ici là, il faudra que ses membres déploient toute leur force de persuasion pour que le Mexique, producteur incontournable pour donner du poids à l’alliance, soit en parfaite cohésion avec ses partenaires.

(1) Pour l’Opep : Algérie, Angola, Arabie saoudite, Emirats arabes unis (EAU), Gabon, Guinée équatoriale, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigéria, République du Congo (RDC). Les dix membres associés à l’Opep dans l’Opep+ sont : Azerbaïdjan, Bahreïn, Brunei, Kazakhstan, Malaisie, Mexique, Oman ,Russie, Soudan et Soudan du Sud.

(2) « Après la guerre des prix entre pays producteurs :Pétrole, accord et désaccords », Le Monde diplomatique, Juin 2020.
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La chronique du blédard : Un déni français

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris

Il ne pouvait en être autrement. Dès les premières manifestations aux Etats-Unis en protestation contre l’assassinat, par un policier, de George Floyd, un afro-américain de Minneapolis (Minnesota), les médias français ont été pris de leur habituelle empathie à l’égard des combats antiracistes que connaît l’Amérique depuis si longtemps. Toutes les grandes chaînes d’information en continu mais aussi les radios et les principaux quotidiens ont consacré une large place à cet énième épisode de violence policière débouchant sur la mort d’un être humain.

Les informations et les analyses concernant ce drame et les impressionnantes marches populaires qui ont suivi offrent une image plutôt fidèle de la réalité américaine. On citera en exemple les articles consacrés à la ville de Minneapolis, dirigée par un démocrate, dont l’image « progressiste » ne parvient pas à faire oublier des décennies d’inégalités et d’impossibilité pour la population noire d’accéder à la propriété immobilière. Les provocations et surenchères du président Donald Trump, appelant à mater les protestataires et menaçant de déployer l’armée, ajoutent à l’intérêt des médias français qui peuvent gloser à l’infini sur le racisme et la violence intrinsèques des forces de l’ordre américaines.

Ironie de l’histoire, quelques jours auparavant, la France a connu une polémique sur le même sujet. Camélia Jordana, chanteuse et actrice née en France et de grands-parents algériens, a provoqué le tumulte avec deux déclarations prononcées dans une émission de grande écoute sur France 2 : « Il y a des hommes et des femmes qui se font massacrer quotidiennement en France, tous les jours, pour nulle autre raison que leur couleur de peau. », a-t-elle ainsi déclaré avant de préciser : « Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fais partie ».

On regrettera l’usage du verbe « massacrer » pris au premier degré par de nombreux commentateurs trop heureux de discréditer le propos de l’artiste. Mais pour le reste ? Qu’a-t-elle dit pour mériter un tel torrent de critiques et de haine avec, à la clé, des menaces de poursuites judiciaires proférées par des syndicats de policiers ? En France, une bonne partie des élites vit dans le déni d’une réalité sordide. Celle de la violence policière structurelle, pour ne pas dire systémique, infligée aux minorités et aux classes populaires. Même les violences subies par les Gilets jaunes – qui ont découvert en 2018 ce qu’enduraient depuis longtemps les jeunes des quartiers – n’ont pas modifié la donne.

La peur du flic est une réalité. Le seul changement, c’est qu’elle s’est étendue à d’autres catégories de la population. Aujourd’hui, les gens vont aux manifestations avec la peur au ventre parce qu’en face, c’est buffet ouvert. Recours à la stratégie de la nasse, usages intensifs de gaz lacrymogènes alors que les cortèges sont calmes, tirs aux lanceurs de balles de défense (LBD) sont devenus des actes courants symbolisés par les outrances du préfet de Paris Didier Lallement. Ebranlé par la crise des gilets jaunes, discrédité par son impréparation et sa désinvolture face à l’épidémie de coronovirus, le gouvernement français semble craindre sa police. A chaque bavure, le message est toujours le même. Il n’y a rien eu ou s’il y a eu quelque chose, il faut faire preuve de compréhension.

Il est très probable que l’on ne sache jamais qui est le policier qui a tiré une grenade lacrymogène dans le visage de feu Zineb Redouane [note, l’affaire vient d’être classée sans suites !]. Ce sujet qui devrait constituer une indignation nationale n’a jamais fait la une des journaux. Il est vite évoqué et on passe à autre chose. L’affaire Adama est encore plus symbolique. En juillet prochain, cela fera quatre ans que la famille d’Adama Traoré, mort à 24 ans dans une gendarmerie, réclame justice. Et cela fait quatre ans qu’une conspiration du silence vise à relativiser l’importance des mobilisations. Mardi 2 juin, d’impressionnantes manifestations ont eu lieu à Paris et Marseille pour réclamer la vérité. Le soir, les grands journaux télévisés ont consacré des dizaines de minutes à la situation américaine mais presque rien pour le rassemblement à la mémoire d’Adama Traoré. L’évitement, toujours et encore… L’incapacité à reconnaître qu’il y a un vrai problème de violences policières en France.

Il y a bientôt quinze ans (misère…), je consacrais une chronique à ce qui fut le prélude aux émeutes de l’automne 2005 (*). Je faisais le lien entre ces violences et le passé colonial qui a façonné bien plus qu’on ne le croit la police. Évoquant le cas d’une connaissance, j’y racontais comment on peut habiter le très chic septième arrondissement de Paris, avoir une situation confortable dans la finance et avoir peur d’entrer seul dans un commissariat pour y déclarer le vol de son scooter, tout cela parce que l’on a un nom et un faciès maghrébin. J’ai revu cette personne il n’y a pas longtemps. Nous avons reparlé de cette affaire. Elle m’a déclaré que cette peur n’avait pas disparu, bien au contraire. Dans cette même chronique, j’évoquais les contrôles d’identité musclés de la Brigade anti-criminalité (BAC). Le tutoiement, les gifles qui fusent et l’impossibilité de protester sous peine d’être embarqué pour le bien commode motif de rébellion. A dire vrai, rien de tout cela n’a changé. Et le déni demeure.


(*) Après Clichy-sous-Bois, 5 novembre 2005. Chronique reprise par Courrier International, le 12 novembre 2005… (précision qui sera peut-être utile pour les exégètes de ma chronique de la semaine dernière).
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