Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 27 octobre 2016

La chronique du blédard : Jack is back et la parano du wanetoutrisme

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 27 octobre 2016
Akram Belkaïd, Paris

Dans le film « Un après-midi de chien » (Dog day afternoon, de Sidney Lumet, 1973), Al Pacino campe le rôle de Sonny, un paumé qui prend en otage les clients et le personnel d’une banque de Brooklyn. Le braquage est un échec et après quelques péripéties cocasses, Sonny assure son complice, encore plus paumé que lui, qu’il a un plan et que les otages vont leur permettre de quitter les Etats Unis. Au dit complice qui propose le Wyoming comme destination finale, il répond qu’il préfère les Caraïbes et qu’il a donc choisi… l’Algérie. « Ça vous dirait d’aller en Algérie ? On va tous se faire bronzer là-bas ! » lance-t-il à des otages qui, syndrome de Stockholm oblige, sont presque tous ravis de la nouvelle.

La police qui cerne la banque cherche à raisonner Sonny et le met en relation avec Leon, son « mari » (Sonny a attaqué la banque pour lui payer son opération chirurgicale de changement de sexe). Avec sa voix efféminée, Leon demande alors à Sonny ce qu’il compte faire et ce dernier lui répond qu’il veut partir avec lui en Algérie, notamment parce que la chaine hôtelière Howard Jonson s’y serait installée. Réponse alarmée de Leon : « Mon Dieu ! L’Algérie ! Tu sais qu’il y a des bandes de… Ils se baladent par-là… Mon Dieu ! Les gens ont des masques et des trucs sur leur tête. Il y a des bandes de dingues là-bas… ». Du coup, Sonny propose la Suède ou le Danemark et Leon, rassuré, approuve.

Ce film a été diffusé dans les cinémas en Algérie puis à la télévision, sans coupes. Les scènes décrites plus haut ont beaucoup fait rire. C’était l’époque où l’humour l’emportait sur beaucoup de choses. Un temps où l’autodérision le disputait à la capacité créative d’inventer des blagues quotidiennes sur le président Boumediene, ses ministres et les caciques du FLN. Les spectateurs ont donc bien rigolé (le film est un chef d’œuvre) et sont passés à autre chose. Le très sérieux et austère El-Moudjahid n’a pas publié d’éditoriaux vengeurs ou alarmistes dénonçant une attaque sournoise de Hollywood contre l’Algérie. Pas d’article non plus pour alerter sur un « complot ourdi » par les forces impérialistes et revanchardes…

Trente-cinq ans et quelques centaines de milliards de dollars jetés par les fenêtres plus tard, les choses ont bien changé puisqu’une série de dixième rang provoque l’émotion et l’agitation de la galaxie wanetoutristo-complotiste. Pour celles et ceux qui ignorent de quoi il s’agit, voici brièvement résumé cette nouvelle hchouma. Elle est due à une séquence de trente secondes dans la série « Designated survivor » où Kiefer Sutherland, le Jack Bauer de 24 heures chrono – vous savez le fameux Jack is back -, joue le rôle d’un ministre américain unique rescapé de son gouvernement après un méga-attentat le jour du discours de l’Union. Et ce président survivant décide à un moment de faire bombarder un groupe terroriste localisé en Algérie.

De quoi affoler quelques confrères algériens qui y ont vu la preuve d’un plan secret des Etats Unis pour attaquer et envahir l’Algérie. Réaction certes ridicule mais dont la vigueur, couplée à de nombreux tweets rageurs, a poussé l’ambassadrice des Etats Unis en Algérie herself à rappeler via les réseaux sociaux que la série en question n’est qu’une fiction et qu’elle ne saurait exprimer le point de vue du gouvernement américain lequel considère l’Algérie comme un pays ami, etc… Outre cette mise au point très polie (on imagine le sourire en coin de l’intéressée), des confrères, dont le rédacteur de l’excellent blog Menadefense, ont eux aussi tenté d’appeler à la raison (*). En vain…

Il suffit de lire les messages sur internet pour prendre la mesure de l’ampleur des dégâts. « Pas de fumée sans feu », « c’est une préparation mentale des spectateurs américains pour pouvoir attaquer l’Algérie », « c’est un message envoyé à nos dirigeants », « l’Algérie saura résister comme elle a résisté à la France »… Ces phrases qui précèdent ne sont qu’une petite partie du florilège de réactions auxquelles il convient bien sûr d’ajouter les incontournables références antisémites au complot juif contre l’Algérie qui est, comme chacun le sait, la cible de toutes les machinations possibles et imaginables…

Comment expliquer ce genre de dérive ? Comment expliquer le fait que la rationalité et le cartésianisme semblent avoir définitivement abandonné le cerveau d’une partie des Algériens ? L’échec de l’école ? La dépréciation des valeurs dans un pays où des députés affirment fièrement qu’ils ne lisent aucun livre ? L’aggravation de cet étrange complexe d’infériorité-supériorité, qui alimente les délires nationalistes et chauvins ? La disparition de voix respectées susceptibles d’encourager les Algériens, notamment les plus jeunes, à s’instruire, à se cultiver et, surtout, à toujours réfléchir ?

Bien entendu, il y a de tout cela. Mais si des Algériens sont devenus paranoïaques c’est aussi parce qu’on les a conditionné pour cela. On les a forcé à ne voir le monde que sous la forme de complots et d’agressions latentes contre leur pays. On les a convaincus que l’échec de ce même pays à sortir du sous-développement ne s’explique que par des raisons exogènes. Le tollé provoqué par la série américaine peut faire rire – et cela a été le cas à l’extérieur de nos frontières – mais c’est surtout l’accablement et l’inquiétude qu’il devrait provoquer.


(*) « Quand une série US affole la presse-parano algérienne », http://www.menadefense.net
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vendredi 21 octobre 2016

La chronique du blédard : Le Zim, nobélisé

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 20 octobre 2016
Akram Belkaïd

Alger-centre, deuxième moitié des années 1970, un lundi après-midi. Sur le trottoir, des paquets humains qui s’étirent sur une longue file d’attente. La police militaire, casques et godillots blancs, matraque bien en vue, est présente en force pour canaliser les impatients, prévenir les toujours possibles débordements, calmer les inévitables bagarreurs, castagner les habituels resquilleurs et faire la chasse aux revendeurs de tickets au marché noir. La jeunesse algéroise, essentiellement mâle, jeans Sonitex effilés ou pat’def en velours, ne veut pas rater le film. Cela fait des semaines qu’elle l’attend, nourrie d’abord par la rumeur puis par quelques images du « lancement ».

Le film ? C’est Pat Garrett and Billy the Kid. Un western de Sam Peckinpah avec James Coburn et Kris Kristofferson. A dire vrai, tout ce beau monde se fiche pas mal des acteurs et du réalisateur. Il pousse et attend parce que la bande-son est signée par Robert Allen Zimmerman plus connu sous le nom de Bob Dylan (lequel a aussi un rôle mais, de cela, ils s’en moquent aussi). Avec quelques camarades collégiens, nous faisons profil bas. On ne sait jamais, un « pième » pourrait avoir l’idée de nous chasser de la queue au prétexte que nous sommes trop jeunes – cela m’est arrivé pour Don Angelo est mort avec Anthony Quinn. Mais tout se passe bien, nous entrons enfin dans la salle. Je vais pouvoir écouter « Knockin' on Heaven's Door », cette chanson qui passe souvent sur les ondes de la Chaîne III et dont je ne comprends guère le sens.

Quand on me parle aujourd’hui de Bob Dylan, j’évoque souvent cet épisode. Je le fais pour dire à quel point une partie de la jeunesse algérienne des années 1970 s’est identifiée à l’icône du « protest song » et de la Beat génération. A quel point elle était connectée malgré l’isolement relatif du pays. A l’époque, pas d’internet (et de youtube), pas d’antennes paraboliques, peu de disquaires, pas de Rock and Folk ou de Rolling Stone dans les kiosques ou même sous le comptoir du libraire et, enfin et en surprime, pas de liberté de circuler car obligation d’obtenir une autorisation de sortie pour quitter le pays. « Knockin’ on Heaven’s Door », je n’en ai compris le sens que quelques années plus tard grâce à un petit livret, perdu depuis car prêté et jamais rendu. Il contenait une vingtaine de titres du « Zim » - c’est ainsi que ses fans absolus aiment à l’appeler, histoire de bien se démarquer du reste des écoutants – en version bilingue anglais et français.

Une chanson en anglais est toujours appréhendée de manière étrange en milieu non-anglophone. Quel que soit le chanteur, le sens du texte ne s’impose jamais de manière immédiate. On s’intéresse d’abord à la musique, au rythme, aux arrangements, aux solos de guitares ou à la performance de tel ou tel instrument. Les paroles, elles, se mémorisent par l’écoute mais elles ne livrent pas toujours leur secret. Ce n’est que lorsqu’on arrive à un niveau appréciable de maîtrise de la langue de Shakespeare que la mécanique s’inverse ou, plutôt, s’équilibre. Les paroles, leurs multiples sens, prennent alors de l’importance. Grâce soit donc rendue au web qui, en quelques clics, offre l’accès gratuit aux lyrics et à leurs interprétations diverses.

Bien entendu, cela peut être une bouillie infâme ou bien encore quelques gentillets sonnets (comme les premières chansons des Beatles qui sont d’une totale indigence). Mais cela n’est pas le cas de Bob Dylan qui vient de recevoir, à la surprise générale, le Prix Nobel de Littérature (son nom n’est jamais apparu dans la liste des possibles lauréats). Il est évident que l’Académie Nobel a frappé un grand coup et qu’elle a dérouté nombre d’amoureux de la littérature. L’affaire est clivante, les positions des pros et des anti sont figées et la controverse va durer.

Pour ma part, cette distinction me ravit. Pourtant, je ne suis pas un Dylanolâtre. Il fait certes partie de mon top-ten mais, à choisir, je préfère de loin écouter du Bruce Springsteen ou du Marck Knopfler à défaut de m’échapper avec un bon vieux morceau du Floyd. Par contre, et c’est peut-être ce qui échappe aux contempteurs de ce prix, quand il s’agit de « lirécouter », autrement dit d’accorder une attention égale aux textes et à la musique, Dylan n’a pas (ou presque) de rival. Avec lui, on entre dans un monde particulier de poésies, de ballades imagées, de phrases à ricochets, de fenêtres entrouvertes sur de multiples sensations. Ce n’est peut-être pas la définition exacte de ce que l’on appelle littérature avec une lettre capitale mais cela y ressemble un peu. Un exemple ? La « Ballad of a Thin Man » est un texte captivant, sombre et inquiétant. Son sens nourrit depuis des décennies de multiples supputations et des débats sans fin. C’est à la fois un instantané et une histoire à tiroirs et même le scénario de ce qui pourrait être un court métrage.

Certaines chansons de Dylan s’écoutent d’ailleurs comme on lirait une nouvelle ou un récit (idem pour Georges Brassens mais, hélas pour lui, il chantait en français, langue bien moins impériale que sa rivale yankee…). Cela vaut par exemple pour « Sara », ode à une épouse bientôt quittée et pour qui avait été écrit « Sad eyed Lady of the Lowlands ». Cela s’applique aussi au fameux « Hurricane », chant dédié au boxeur Rubin Carter accusé à tort d’un triple homicide et dont l’adolescent que je fus a longtemps cru qu’il racontait l’histoire d’un ouragan voire d’un avion de la Royal Air Force… Mais il y a surtout et avant tout la poésie propre à Dylan. « Lily, Rosemary and The Jack of Hearts », « Shelter from the Storm » et le cultissime « Desolation Row » : toutes les influences de Dylan sont présentes : Walt Whitman, Yeats, Shakespeare mais aussi, et c’est rarement relevé, Khalil Gibran.

Mis bouts à bouts, la plupart des textes de Dylan s’enchaînent par une cohérence poétique évidente, y compris quand il s’aventure sur le terrain du religieux (bifurcation, certes temporaire, mais jamais admise par les « critiques » français pour qui une rock-folk-star ne saurait se perdre en bondieuseries…). A dire vrai, ces écrits n’ont finalement nul besoin de musique pour être appréciés. Certes, l’oreille risque de réclamer son dû mais on peut tenter l’expérience. Prendre une chanson au hasard. La lire d’abord, l’étudier, la ré-imaginer. Attendre un peu et enfin l’écouter. Double enchantement garanti. Bob Dylan a créé un genre littéraire que l’on a encore du mal à définir mais qui paraitra évident dans quelques décennies. En faisant cela, il a ouvert la voie à des auteurs aussi doués comme Leonard Cohen ou Patti Smith. C’est peut-être cela qui vaut bien un Nobel.
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La chronique économique : L’atout Rosneft

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Le Quotidien d’Oran, mercredi 19 octobre 2016
Akram Belkaïd, Paris

Vous connaissiez déjà Gazprom, il est temps de retenir le nom de Rosneft, le premier producteur russe de pétrole avec 4 millions de barils par jour. Alors que l’on parle beaucoup du géant gazier, notamment en raison des tensions récurrentes d’approvisionnement, avec l’Ukraine et, par ricochet, l’Union européenne (UE), le « major » russe poursuit une expansion qui en fait l’un des poids lourds mondiaux du marché du brut. Et aussi, un instrument géopolitique pour le Kremlin.

Deux opérations majeures

Il y a quelques jours, Rosneft (détenu à 70% par l’Etat russe) a ainsi conforté sa place de numéro un russe en rachetant la compagnie pétrolière publique Bachneft pour un montant de 4,7 milliards d’euros. Une manne bienvenue pour le gouvernement russe qui cherche à limiter son déficit budgétaire mais qui confirme à quel point Rosneft est désormais incontournable. « Ils ont fait la meilleure offre » a déclaré à ce sujet le président Vladimir Poutine pour justifier cette opération qui n’est donc pas une vraie privatisation puisqu’elle concerne deux groupes contrôlés par l’Etat. Au départ, plusieurs ministres s’opposaient à ce deal, certains estimant que le groupe privé Lukoil ferait mieux l’affaire.

C’était sans tenir compte du poids politique et économique d’Igor Setchine, le patron de l’entreprise. Comme Poutine, dont il est un proche, c’est un ancien du KGB et il a tâté de la politique avant de prendre en main le groupe étatique. Et c’est sous l’impulsion de Setchine que Rosneft a pris de l’importance et s’est diversifié. En 2013, à la surprise générale, le pétrolier avait acquis le groupe TNK-BP ce qui lui avait conféré une visibilité internationale. Aujourd’hui, Rosneft est la plus grande capitalisation boursière russe (devant Gazprom !) puisqu’il pèse près de 60 milliards de dollars. En début de semaine, le groupe s’est aussi illustré en déboursant avec ses partenaires - le courtier européen Trafigura et le fonds russe United Capital partners (UCP) - la somme coquette de 13 milliards de dollars pour acquérir la branche pétrolière (dont des raffineries) du groupe indien (très endetté) Essar.

Un outil géopolitique

Ces deux rachats démontrent que Rosneft est désormais un atout stratégique et d’influence géopolitique pour l’Etat russe. Avec Bachneft, le groupe contrôle désormais 40% de la production nationale d’or noir. La Russie peut donc signifier à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) qu’elle a la capacité politique pour limiter ou non ses propres pompages de brut. Une donnée importante quand on sait que le Cartel tente de convaincre Moscou de s’associer à un mouvement de réduction de la production. Au cours des dernières années, de nombreux analystes ont avancé l’idée que le pouvoir russe perdrait de son influence sur les questions pétrolières en raison de la privatisation progressive de ce secteur. Certes, et à en croire le discours officiel, Rosneft est appelé à être privatisé à l’avenir, mais pour l’heure cette compagnie demeure publique et donc soumise aux « orientations » du Kremlin.

Avec l’achat d’Essar Oil, c’est un mouvement stratégique d’ampleur que réalise Rosneft. Cela signifie que les intérêts pétroliers russes prennent pied sur le marché indien ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les exportateurs du Golfe. Jusqu’à présent, ces derniers représentent près des deux tiers des approvisionnements en hydrocarbures de l’Inde.  En contrôlant les raffineries locales, Rosneft pourra modifier ses sources d’approvisionnements et concurrencer les fournisseurs du Moyen-Orient. Un atout important quand on sait que la demande indienne en pétrole (importée à 80%) est en train de supplanter celle de Chine. Avec Rosneft, la Russie met donc un pied dans le pré-carré des exportateurs pétroliers du Golfe et en ces temps de tensions géostratégiques, c’est tout sauf anodin.


mercredi 12 octobre 2016

La chronique du blédard : Voter Juppé ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 octobre 2016
Akram Belkaïd, Paris


Allons enfants de la gauche, pour Alain Juppé, aux primaires de la droite, il nous faut absolument voter ! Voici, en forçant (juste) un peu le trait, le mot d’ordre tel qu’il circule en ce moment à gauche. Enfin, pas dans toute la gauche mais chez beaucoup de gens de gauche parmi lesquels les ineffables bobos-écolos-véganos-vélos. La motivation d’un tel acte, contre nature, écrivons-le tout de suite, réside dans la volonté de faire barrage à Nicolas Sarkozy qui, on ne peut l’ignorer, entend reprendre son ancien bureau au Palais de l’Elysée au mois de mai prochain. Calcul simple : on vote pour Juppé aux primaires de la droite pour stopper l’hargneux et inconséquent revanchard. Et ensuite ? Ensuite, on… Bah, ensuite, on verra…

Les vétérans de cette chronique peuvent témoigner de l’aversion que son auteur porte à Nicolas Sarkozy. Elle ne date pas d’hier. Elle l’a porté à se colleter avec certains de ses amis (lesquels font partie des lecteurs de la première heure, coucou Karim !) qui pensaient que ministre de l’intérieur en 2005 avait la carrure présidentielle pour changer la France et la réveiller de son long sommeil entamé dès le deuxième mandat de François Mitterrand (le désormais épistolier célébré sans décence aucune par le tout-Paris germanopratin). On sait ce qu’il advint et il est inutile de revenir sur les péripéties hexagonales de 2007 à 2012.

Certes, assister à la réélection de celui dont on sait aujourd’hui qu’il n’a ni principes ni scrupules (citons simplement l’invraisemblable histoire des fausses factures destinées à masquer le dépassement de ses dépenses de campagne) est susceptible d’endolorir nombre de fondements mais, soyons sérieux. Voter Juppé ? Au nom de quelle éthique politique ? Un matin, on ne cesse de regretter la confusion des programmes politiques, la convergence néolibérale entre parti socialiste et ex-UMP et il faudrait ensuite participer aux primaires de « les républicains » (ah que c’est moche, quand c’est écrit ainsi) au nom d’une combinazione politique ?

Passons sur l’obligation de lâcher deux euros par tour de scrutin (20 et 27 novembre), il faudra signer un papier où il est écrit, noir sur blanc, la mention suivante : « Je partage les valeurs républicaines de la droite et du centre et je m’engage pour l’alternance afin de réussir le redressement de la France ». En clair, on devra se parjurer pour la « bonne cause ». Parce que signer ce papelard équivaudra à dire : Je ne suis pas de droite mais je vote aux primaires de la droite pour choisir son candidat dont, en tant que partisan de la gauche, je souhaiterai tout de même la défaite à la présidentielle. Chouiya tordu comme raisonnement, non ? Reconnaissons néanmoins qu’il existe un débat byzantin autour de la phrase qui vient d’être citée. Nombre de celles et ceux (de gauche) qui vont voter Juppé aux primaires LR insistent, pour se justifier et s’amender, sur les termes « valeurs républicaines ». Autrement dit, pour eux, il ne s’agit pas d’affirmer que l’on partage « toutes » les valeurs de la droite (et du centre… dont on se demande pourquoi il est cité ici, mais passons) mais juste les dites républicaines…

On m’explique ainsi que ces valeurs républicaines sont le socle commun à la droite et à la gauche. Je vous demande pardon ? Ah oui, je corrige : disons donc, le socle commun à la droite, à la gauche et… au centre. Admettons de bon cœur que cette intersection existe. Mais cela signifierait que la primaire de la droite (et du centre) n’est organisée que pour désigner le candidat le plus républicain de cette honorable famille politique. Ce n’est pourtant pas ce que disent les programmes des uns et des autres. C’est une compétition pour désigner le candidat de la droite (et du centre), un point c’est tout. Le Juppé qui, en 1995, a voulu réformer les régimes spéciaux des retraites est le même que celui de 2016, quelques zestes d’écologie en plus. On peut respecter l’homme, lui reconnaître une belle réussite dans la métamorphose de la ville de Bordeaux dont il est le maire mais cela ne justifie pas que l’on prenne des libertés avec l’éthique et la morale. En clair, aux gens de droite (et du centre), et à eux seuls, les primaires de la droite (et du centre).

Il faut néanmoins saluer l’exploit de celui ou celle qui a conçu cette phrase. L’insertion de la mention « valeurs républicaines » est une belle trouvaille pour attirer et balayer les scrupules des électeurs de gauche et il semble que les sarkozystes n’ont pas vu le piège. On peut aussi se permettre quelques considérations moqueuses à propos de la deuxième partie de la phrase. « Je m’engage pour l’alternance… ». De quelle alternance parle-t-on ? Considérant que la France est actuellement dirigée par un président de centre-gauche (soyons indulgents), cela signifie donc que l’on souhaite l’élection d’un président de droite parce que, disons-le tout de suite, aucun des candidats à la primaire LR ne peut être considéré comme de centre-droit, Juppé compris. En réalité, s’il y a bien une constante dans la politique française, c’est que la droite reste la droite et que les gens de gauche qui viendraient se mêler à ses affaires risquent de faire beaucoup de tort à la démocratie.

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