Le Quotidien d'Oran, jeudi 26 juillet 2012
Akram Belkaïd, Paris
Le soleil va bientôt se coucher sur La Marsa et une belle lumière rouge peigne la banlieue nord de Tunis. C’est l’instant magique où les derniers baigneurs s’en retournent chez eux non sans effectuer une petite halte chez Salem, célèbre glacier de la place. Dans quelques jours, ce sera une autre ambiance, celle des journées sans fin, le plus souvent sans plage (pour cause de barbus sourcilleux) où l’on vit et respire, le ventre vide, dans l’attente des agapes et autres bâfritudes ramadanesques. Mais, pour l’heure, c’est encore le temps des joies et des plaisirs de l’été.
Une pizzeria du coin est prise d’assaut. On commande au comptoir et on compte les minutes avant que son numéro ne soit appelé. Un couple fait son entrée. Ils font la tête. Peut-être est-ce le monde déjà présent qui les contrarie. Peut-être se sont-ils disputés. Allez savoir. Il porte un long bermuda fleuri et un débardeur mouillé par l’eau de mer. Elle, une robe d’été blanche et des sabots en caoutchouc qui crissent à chaque pas. Ils ont la même taille, moyenne et ronde, et illustrent à bien des égards la déroute de la diète méditerranéenne en Tunisie et au Maghreb. Autrement dit, l’huile d’olive battue à plate couture par le sucre, les frites et la mayonnaise…
« Je commande, toi, tu nous trouves une place », ordonne le mari. La dame fait un petit signe de tête mais ne répond pas. « Qu’est-ce que tu veux comme pizza ? » lui demande-t-il encore. « Quatre fromages » est la réponse. « Normale ou large ? » est l’interrogation qui suit. Mouvement d’impatience de l’épouse. « Ti ch'nouwa ? Tu as décidé de me faire raconter ma vie devant tout le monde ? » crie-t-elle. « Tu sais bien que c’est large ! ». Il encaisse mais n’oublie pas sa dernière question : « et tu bois quoi ? ». Elle hausse les épaules. « Hadja zirou » lance-t-elle en montant à l’étage.
Le mari passe commande en ignorant le regard narquois du caissier. Autour de lui, les conversations un temps suspendues, reprennent. Deux hommes, la quarantaine pour l’un, vingt de plus pour l’autre, recommencent à se chamailler, prenant à témoin ceux qui les entourent et interpellant de temps à autre le pizzaiolo pour qu’il donne son avis. « Moi, je te dis que ces gens-là ne sont pas sérieux ! », insiste le plus jeune. « Ils gagnent les élections après avoir promis la lune et au bout de quelques mois les voilà qui parlent de remaniement et d’un gouvernement de technocrates. C’est la preuve qu’ils sont incapables de gouverner. Si ça continue, la Tunisie ne sera plus du tout gérée ».
L’autre, casquette sur la tête, l’interrompt avec de grands éclats de rire. « Mais arrête ! C’est quoi ce catastrophisme ? Ne sois pas mauvais perdant… Ils ont gagné, vous avez perdu. C’est tout. Vous avez du mal à digérer ça. Dans le monde entier on fait appel à des technocrates quand c’est la crise. Tu devrais être content. Ça veut dire qu’ils ne veulent pas tout contrôler. Qu’est-ce t’en penses-toi ? ». Le pizzaiolo fait mine de ne rien avoir entendu. Quant au caissier, il hoche la tête sans que l’on sache si c’est parce qu’il n’a pas d’avis sur la question ou si c’est parce qu’il n’a pas envie de parler politique en ces temps incertains où le moindre propos de travers peut provoquer un attroupement et des protestations avec force « dégage ! ».
« Il faut leur donner le temps de faire leur preuve », insiste l’aîné. « Je n’ai pas voté pour eux, je ne les aime pas mais ce n’est pas une raison pour être hystérique comme ça ou pour les provoquer à la moindre occasion. On vit des temps difficiles, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Tiens, les artistes. Pendant des années ils se tiennent tranquilles avec Ben Ali, et là, ils veulent tout, tout de suite ! Et ça passe son temps à crier au loup, à faire peur aux gens. C’est normal que les touristes ne viennent pas. Il faudrait penser à se calmer ».
Le plus jeune va pour répondre mais la dame en robe d’été refait son apparition. « Alors ? » crie-t-elle à l’adresse de son mari qui n’a rien perdu de l’échange. « Quoi, alors ? Tu vois bien qu’il y a du monde !» répond-il avec humeur. « Un peu de patience madame, ici la pizza se mérite et elle n’en sera que meilleure » intervient l’homme à la casquette avec un large sourire. Lequel ne dure guère… « De quoi tu te mêles, toi ? Attend ton tour comme tout le monde et occupe-toi de tes affaires ! » La réplique a fusé comme un missile. Tout le monde ou presque regarde ses pieds, sentant qu’un méchant orage risque d’éclater. Le caissier aligne des chiffres sur un bout de nappe en papier et le pizzaiolo est plus que jamais occupé à pétrir la pâte. « Et puis, pourquoi est-ce que ce n’est pas un serveur qui ne nous apporte nos pizzas ? Puisque c’est comme ça, je n’ai plus faim ! » s’emporte l’épouse en quittant l’endroit. Son mari ordonne au caissier de ne pas annuler la commande et la suit à l’extérieur en grommelant.
« Ce que je leur reproche, c’est de semer la division et de ne pas avoir de discours fédérateur » reprend le jeune comme si de rien n’était. « Ça fait des mois qu’ils nous opposent les uns aux autres. Tiens, tu sais ce qu’a raconté l’un de leurs ministres ? Il a dit que nous autres, gens de La Marsa, passons notre temps à nous moquer des ceux des quartiers sud. Comme si on se sentait supérieurs à eux. Tu te rends compte ! Voilà comment on crée la haine entre Tunisiens. »
Son compère n’a pas le temps de répliquer car le couple est de retour, faisant toujours la mine. Mais, cette fois, c’est le mari qui part à la recherche d’une table tandis que l’épouse attend la quatre-fromage et la napolitaine, toutes deux « large », et les sodas à l’aspartame. Ses yeux lancent des éclairs et elle ne cesse de regarder autour d’elle, cherchant visiblement à passer sa mauvaise humeur sur le premier venu. Ce que comprennent les clients, y compris le duo qui a cessé de parler politique. « J’en ai marre de ce pays et de ses bons à rien » souffle-t-elle. Personne ne réagit. La fatigue, la faim, peut-être. A l’extérieur, la nuit tombe en douceur sur La Marsa.
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Une pizzeria du coin est prise d’assaut. On commande au comptoir et on compte les minutes avant que son numéro ne soit appelé. Un couple fait son entrée. Ils font la tête. Peut-être est-ce le monde déjà présent qui les contrarie. Peut-être se sont-ils disputés. Allez savoir. Il porte un long bermuda fleuri et un débardeur mouillé par l’eau de mer. Elle, une robe d’été blanche et des sabots en caoutchouc qui crissent à chaque pas. Ils ont la même taille, moyenne et ronde, et illustrent à bien des égards la déroute de la diète méditerranéenne en Tunisie et au Maghreb. Autrement dit, l’huile d’olive battue à plate couture par le sucre, les frites et la mayonnaise…
« Je commande, toi, tu nous trouves une place », ordonne le mari. La dame fait un petit signe de tête mais ne répond pas. « Qu’est-ce que tu veux comme pizza ? » lui demande-t-il encore. « Quatre fromages » est la réponse. « Normale ou large ? » est l’interrogation qui suit. Mouvement d’impatience de l’épouse. « Ti ch'nouwa ? Tu as décidé de me faire raconter ma vie devant tout le monde ? » crie-t-elle. « Tu sais bien que c’est large ! ». Il encaisse mais n’oublie pas sa dernière question : « et tu bois quoi ? ». Elle hausse les épaules. « Hadja zirou » lance-t-elle en montant à l’étage.
Le mari passe commande en ignorant le regard narquois du caissier. Autour de lui, les conversations un temps suspendues, reprennent. Deux hommes, la quarantaine pour l’un, vingt de plus pour l’autre, recommencent à se chamailler, prenant à témoin ceux qui les entourent et interpellant de temps à autre le pizzaiolo pour qu’il donne son avis. « Moi, je te dis que ces gens-là ne sont pas sérieux ! », insiste le plus jeune. « Ils gagnent les élections après avoir promis la lune et au bout de quelques mois les voilà qui parlent de remaniement et d’un gouvernement de technocrates. C’est la preuve qu’ils sont incapables de gouverner. Si ça continue, la Tunisie ne sera plus du tout gérée ».
L’autre, casquette sur la tête, l’interrompt avec de grands éclats de rire. « Mais arrête ! C’est quoi ce catastrophisme ? Ne sois pas mauvais perdant… Ils ont gagné, vous avez perdu. C’est tout. Vous avez du mal à digérer ça. Dans le monde entier on fait appel à des technocrates quand c’est la crise. Tu devrais être content. Ça veut dire qu’ils ne veulent pas tout contrôler. Qu’est-ce t’en penses-toi ? ». Le pizzaiolo fait mine de ne rien avoir entendu. Quant au caissier, il hoche la tête sans que l’on sache si c’est parce qu’il n’a pas d’avis sur la question ou si c’est parce qu’il n’a pas envie de parler politique en ces temps incertains où le moindre propos de travers peut provoquer un attroupement et des protestations avec force « dégage ! ».
« Il faut leur donner le temps de faire leur preuve », insiste l’aîné. « Je n’ai pas voté pour eux, je ne les aime pas mais ce n’est pas une raison pour être hystérique comme ça ou pour les provoquer à la moindre occasion. On vit des temps difficiles, ce n’est pas le moment d’en rajouter. Tiens, les artistes. Pendant des années ils se tiennent tranquilles avec Ben Ali, et là, ils veulent tout, tout de suite ! Et ça passe son temps à crier au loup, à faire peur aux gens. C’est normal que les touristes ne viennent pas. Il faudrait penser à se calmer ».
Le plus jeune va pour répondre mais la dame en robe d’été refait son apparition. « Alors ? » crie-t-elle à l’adresse de son mari qui n’a rien perdu de l’échange. « Quoi, alors ? Tu vois bien qu’il y a du monde !» répond-il avec humeur. « Un peu de patience madame, ici la pizza se mérite et elle n’en sera que meilleure » intervient l’homme à la casquette avec un large sourire. Lequel ne dure guère… « De quoi tu te mêles, toi ? Attend ton tour comme tout le monde et occupe-toi de tes affaires ! » La réplique a fusé comme un missile. Tout le monde ou presque regarde ses pieds, sentant qu’un méchant orage risque d’éclater. Le caissier aligne des chiffres sur un bout de nappe en papier et le pizzaiolo est plus que jamais occupé à pétrir la pâte. « Et puis, pourquoi est-ce que ce n’est pas un serveur qui ne nous apporte nos pizzas ? Puisque c’est comme ça, je n’ai plus faim ! » s’emporte l’épouse en quittant l’endroit. Son mari ordonne au caissier de ne pas annuler la commande et la suit à l’extérieur en grommelant.
« Ce que je leur reproche, c’est de semer la division et de ne pas avoir de discours fédérateur » reprend le jeune comme si de rien n’était. « Ça fait des mois qu’ils nous opposent les uns aux autres. Tiens, tu sais ce qu’a raconté l’un de leurs ministres ? Il a dit que nous autres, gens de La Marsa, passons notre temps à nous moquer des ceux des quartiers sud. Comme si on se sentait supérieurs à eux. Tu te rends compte ! Voilà comment on crée la haine entre Tunisiens. »
Son compère n’a pas le temps de répliquer car le couple est de retour, faisant toujours la mine. Mais, cette fois, c’est le mari qui part à la recherche d’une table tandis que l’épouse attend la quatre-fromage et la napolitaine, toutes deux « large », et les sodas à l’aspartame. Ses yeux lancent des éclairs et elle ne cesse de regarder autour d’elle, cherchant visiblement à passer sa mauvaise humeur sur le premier venu. Ce que comprennent les clients, y compris le duo qui a cessé de parler politique. « J’en ai marre de ce pays et de ses bons à rien » souffle-t-elle. Personne ne réagit. La fatigue, la faim, peut-être. A l’extérieur, la nuit tombe en douceur sur La Marsa.
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