Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 25 février 2016

La chronique du blédard : Ecrire, c’est s’exposer (du moins, à ses pairs)

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 février 2016
Akram Belkaïd, Paris

S’exprimer dans la presse, qu’elle soit imprimée ou électronique, mène aujourd’hui à d’inévitables déboires surtout quand le sujet est tout sauf consensuel. Ainsi, ma chronique de la semaine dernière à propos de la Syrie m’a valu nombre de messages insultants de la part des inévitables « trollnards » qui hantent les limbes des réseaux sociaux et qui semblent vouer une admiration bien virile pour Assad et Poutine. Qu’ils soient basés à Alger, Seattle, Genève ou Paris, ces « idiots » tels que les a défini Norbert Bolz, philosophe allemand et spécialiste des médias, infestent les réseaux sociaux et rendent les débats impossibles (1). Ouvrons juste une parenthèse pour préciser que le terme « idiots », comme l’expliquait Bolz, est à prendre dans son sens originel, « idiotae », autrement dit des gens qui, dans le meilleur des cas, ne jurent que par la « doxa », leur opinion ou par leur capacité à élaborer de longs posts truffés de références et de renvois à d’innombrables sites plus ou moins sérieux. Quel que soit le sujet, ils se contentent de cette opinion, surtout si elle converge avec d’autres avis semblables, et estiment donc qu’ils n’ont nul besoin du savoir étant persuadés que ce dernier est relatif et que les experts ne le sont que de nom. Ainsi cet internaute qui n’a eu de cesse de me reprocher avec virulence d’avoir critiqué le livre de Boualem Sansal avant de concéder qu’il n’avait pas lu ce roman…

De nombreux confrères sont excédés par les attaques incessantes dont ils font l’objet de la part d’inconnus qui agissent souvent en se cachant avec courage derrière un pseudonyme. Des sites ont d’ailleurs décidé de ne plus permettre que les articles soient commentés, leurs modérateurs n’étant plus capables de juguler le flux d’insanités ou d’empêcher que des échanges ne se terminent par des insultes et des menaces réciproques. C’est tout le drame des pugilats électroniques… Il y a dix ans, on pensait que le web 2.0 allait permettre l’émergence d’une intelligence collective et presque immédiate. Certes, cela s’est en partie réalisé avec l’émergence d’un site comme wikipedia mais, trop souvent, cela se traduit par l’aggravation des clivages et par le renforcement des dissensions. Dans le cas algérien, le credo est le suivant : « qui n’écrit pas ce que je pense est forcément un vendu ». Un vendu à BHL (toujours lui…), à la France, au Qatar, à Israël (ah, le Mossad…), au Maroc ou à la Turquie (signe des temps, on ne parle plus des Etats Unis mais cela reviendra très vite à la prochaine guerre déclenchée par l’Oncle Sam…). Face à cette bêtise, il faut continuer d’écrire sans tenir compte de ces fâcheux. Parfois, parce que l’on continue tout de même de croire que l’homme est fondamentalement bon et honnête, on accepte l’échange mais l’on se rend compte très vite que cela ne mène pas à grand-chose.

Ceci m’amène maintenant à aborder une question qui a fait couler beaucoup d’encre en Algérie comme en France. Après la polémique engendrée par son article à propos des agressions de femmes à Cologne, Kamel Daoud vient d’annoncer qu’il se retire du débat public et qu’il envisage d’abandonner le journalisme. Je n’entrerai pas dans la discussion à propos du papier incriminé même si je tiens à préciser qu’il ne m’a guère convaincu et qu’il a même généré un malaise certain. Il se trouve que des universitaires et des chercheurs ont pris la plume (ou le clavier) et mis en cause l’article de Daoud. C’est leur droit le plus absolu. Leurs arguments peuvent être acceptés ou rejetés mais il ne s’agit en aucun cas d’une « opinion » ou d’un « trollage ». Autrement dit, leur texte est le bienvenu parce qu’il alimente le débat. Parce qu’il ne se nourrit pas des anathèmes habituels que véhiculent les trolls et les expertes autoproclamés.

Les signataires de l’article incriminé ont le droit de réagir au texte de Kamel Daoud et de le « challenger ». A lui de répondre (ce qu’il a fait) ou pas. Mais décider de se retirer du débat public, en partie à cause de cette réaction écrite, ne me semble pas être la bonne chose. Il faudrait pouvoir continuer à débattre quitte à voir son aura être écornée. On ne peut pas plaire à tout le monde. On ne peut pas être applaudi par tous. Mieux, si l’on est célébré « ici », il faut s’attendre à être déboulonné « là-bas ». C’est la règle du jeu : qui écrit, s’expose. Ou, plus exactement : qui écrit, doit accepter de s’exposer à ses pairs. Mais je peux comprendre la réaction de mon confrère. Il dit qu’il abandonne le journalisme. Je l’inciterai plutôt à faire le contraire. A pencher vers le « vrai » ou « un autre » journalisme. Autrement dit à prendre le temps d’aller à la rencontre des gens, d’enquêter et de restituer un rendu qui ira au-delà de ses propres convictions.

A l’inverse, je trouve stupéfiantes ces réactions diverses qui s’indignent de l’article des chercheurs et qui dénoncent des tentatives de censure ou de passer une muselière à l’écrivain. Cela en dit long sur l’incapacité de nombre d'Algériens (*) à comprendre que critiquer un texte, ce n’est pas s’en prendre personnellement à l’auteur. Ce n’est pas chercher à faire du mal à l’Algérie en critiquant l’un de ses champions. J’ai même vu passer une pétition pour protester contre cette mise au point. On frise le ridicule. Le monde des idées, ce n’est pas un stade de football où règnerait le plus primaire des chauvinismes. Ridicule est aussi une partie de la presse française qui s’empare de l’affaire pour faire croire qu’il y a une tentative organisée de censure contre Kamel Daoud. Il est vrai que l’occasion est belle pour elle de s’indigner en prenant l’habituelle posture du phare mondial de la presse libre qui pointe un faisceau accusateur vers ce pays, l’Algérie, où la censure ne cesserait de sévir…

(1) "Web 2.0, expertise et opinion : Le nouveau royaume des idiots ?", Courrier international, 31 août 2006.
(*) Dans une version précédente de cette chronique, j'avais écrit "de nombreux". L'usage de "nombre d'Algériens" atténue ce qui pourrait passer pour une forme d'essentialisme.
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vendredi 19 février 2016

La chronique du blédard : Gambit syrien

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 février 2016
Akram Belkaïd, Paris
 
A bien des égards, la situation en Syrie peut paraître des plus compliquées en raison de l’intervention de plusieurs forces extérieures à commencer par la Russie. Mais, une chose est certaine. Bachar al-Assad, quoiqu’en disent ses défenseurs et ses thuriféraires, est d’abord un criminel qui massacre son peuple. C’est le point de départ de toute réflexion, de toute approche de la question syrienne. Si l’on n’est pas d’accord sur ce point, il ne sert à rien de débattre ou de poursuivre la discussion. Je lis et j’entends régulièrement que l’homme, son régime et même son pays sont les victimes et qu’ils ont été agressés en premier. C’est faux. Il faut rappeler, encore et encore, que les premières manifestations en mars 2011 étaient pacifiques (salmiya) et que c’est le pouvoir d’Assad qui a œuvré à ce que la contestation soit confisquée par des groupes violents composés d’individus dangereux qu’il a lui-même relâché de ses propres prisons.
 
Assad, comme ce fut le cas pour son père, ou comme d’autres dictateurs, du monde arabe ou d’ailleurs, n’a guère de respect pour la vie humaine. Il applique même cette bonne vieille règle de la fin qui justifie les moyens ou celle, bien connue par les militaires, qui stipule qu’il n’existe pas d’opération neutre et qu’un pourcentage de victimes, y compris collatérales est inévitable. Il y a quelques années, le diplomate algérien Lakhdar Brahimi avait mis en garde Assad contre son jusqu’auboutisme et avait insisté sur le fait qu’il risquait, in fine, d’être forcé de quitter le pouvoir. « Alors, Damas brûlera » aurait répondu le président syrien. Autrement dit, peu importe que des centaines de milliers de Syriens soient morts et que près de 4 millions d’entre eux aient été jetés sur les routes de l’exil. Ce que veut Bachar, c’est durer et l’intervention russe lui permet cela. Pire, elle le pousse désormais à envisager l’impensable, c’est à dire la reconquête de tout le pays.
 
Parlons maintenant de la Russie. Evoquant l’intervention de l’aviation russe notamment dans le nord-ouest syrien, un diplomate occidental m’a fait la réflexion suivante : « il est étrange que les articles de presse sur l’action de la Russie en Syrie ne fassent presque jamais le lien avec ce qui se passe en Ukraine et avec l’augmentation massive de moyens humains et techniques que l’Otan vient de décider pour ses installations en Europe ». Et d’ajouter, en parlant du Secrétaire d’Etat américain John Kerry et du ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov : « croyez-vous vraiment qu’ils ne parlent que de la Syrie lorsqu’ils se rencontrent à Genève ? ». De fait, il est impossible de comprendre l’implication russe dans le théâtre syrien si l’on n’étend pas sa réflexion à l’Ukraine où le statu quo est de mise entre le gouvernement et les factions de l’est proches de Moscou. Impossible aussi de ne pas prendre en compte les sanctions européennes à l’encontre de la Russie. Des sanctions qui ont été non seulement maintenues mais alourdies.
 
Alors, la Russie fait-elle la guerre en Syrie parce qu’elle souhaite garder un allié au Proche-Orient et qu’elle refuse d’envisager de perdre l’accès à la base maritime de Tartous ? C’est certain. Mais on peut aussi se dire qu’elle intervient contre les opposants à Assad parce qu’elle ne peut mener de guerre aussi ouverte en Ukraine. En clair, parmi les éléments qui pourraient modifier la donne concernant la question syrienne, c’est qu’un « effort » occidental, donc des concessions, sur le dossier ukrainien pourrait modifier la donne et le rapport de forces en Syrie. Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans le piège du raccourci mais on peut aussi estimer que c’est la confrontation Occident-Russie en Ukraine qui est, d’une certaine manière, responsable de la prolongation des malheurs du peuple syrien (sans l’intervention de Moscou, le régime d’Assad serait tombé depuis bien longtemps). Pour reprendre un terme d’échec, la stratégie de Poutine est donc de proposer un « gambit », soit le sacrifice d’une pièce à ses rivaux de l’ouest. Offensive à tout va en Syrie, usage d’une force disproportionnée, escalade possible avec la Turquie : tout cela force les membres de l’Otan, Etats Unis en tête à réfléchir à ce qu’il pourraient abandonner. Selon le diplomate évoqué précédemment, Vladimir Poutine entend d’abord réinstaurer l’équilibre antérieur à ses frontières avec une Ukraine qui reviendrait dans son giron et une Crimée dont l’annexion serait reconnue par la communauté internationale. Et tant qu’il n’obtiendra pas cela, il continuera à durcir l’épreuve de force en Syrie.
 
La notion de gambit s’applique aussi aux Etats Unis qui, obnubilés par la volonté d’arriver à une normalisation avec l’Iran, y regardent à deux fois quant à toute initiative contre Assad, l’allié de Téhéran. Cela explique en partie les atermoiements de l’administration Obama à chaque fois qu’une opération d’envergure est envisagée contre le régime du président syrien. S’il y a une unanimité, même de façade, pour réduire l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), la donne change dès qu’il s’agit de Damas. Cela ne signifie pas qu’Assad peut espérer durer encore des années. Mais, pour quelqu’un dont on disait qu’il tomberait très vite, le fait d’avoir gagné cinq années de survie est déjà un grand miracle. Et il sait que le peuple qu’il est en train de détruire, ce peuple qui est finalement l’objet du grand gambit car sacrifié pour la survie du régime, continuera de faire les frais de calculs diplomatiques qui n’ont rien à voir avec la Syrie.
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La chronique du blédard : Du pouvoir et de la diaspora algérienne

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 11 février 2016
Akram Belkaïd, Paris
 
Les Algériens binationaux ne pourront donc plus occuper de postes clés puisque c’est ce que stipule désormais la Constitution dont la réforme vient d’être votée par nos illustres représentants du peuple… Certes, de nombreux pays dans le monde ont une législation restrictive quand il s’agit de certaines hautes responsabilités précises (c’est le cas des Etats Unis où il faut être né sur le sol américain pour prétendre à la présidence). Mais dans le cas algérien, l’intention est plus large et la mesure est un message de défiance sur lequel il convient de s’attarder.
 
De fait, qu’est-ce qui unit un Algérien résidant à Paris à une Algérienne vivant à Los Angeles, Montréal,  ou Brunswick (ME) ? Qu’est-ce qui unit une Algérienne installé à Marseille à une Algérienne de  Tunis, Taipeh ou Tokyo ? Qu’est-ce qui unit un Algérien vivant à Tokyo à un Algérien installé à New York, Dubaï ou Istanbul ? Dans la majorité des cas, et à de rares exceptions, il y a un sentiment diffus d’inaccompli, la sensation d’un échec plus ou moins assumé, celui de n’avoir pu se réaliser dans son propre pays. Il y a la volonté, récurrente, de « faire quelque chose ‘là-bas’ », « d’aider el-bled », de rembourser une dette que chacun apprécie et assume à sa façon. Il y a donc une virtualité. Une potentialité.
 
Quand on évoque la triste situation de l’Algérie, les facteurs d’optimisme sont rares. Dans un contexte de fuite en avant où la pire des possibilités est toujours celle qui se réalise au grand dam de celles et ceux qui espéraient, espèrent toujours, que ce pays prenne enfin son envol, c’est la jeunesse, sa créativité, sa capacité à réaliser des choses malgré un environnement hostile qui empêchent l’accablement de triompher. D’un point de vue socio-économique, n’importe quel observateur relèvera aussi que l’un des atouts principaux de l’Algérie est aussi sa diaspora. Bien sûr, il est aisé de s’engager dans des polémiques inutiles en divisant les Algériens. On est en droit, à Alger, Oran ou Constantine, de reprocher leur départ à ceux qui sont partis ou de leur signifier que leur avis ne compte pas dans la mesure où ils ne partagent pas le quotidien éprouvant, du moins pour certains, de ceux qui sont restés. Mais tout cela est secondaire. En tous les cas, cela devrait le rester.
 
Car, la réalité, c’est que la majorité des pays qui ont réalisé un développement économique spectaculaire durant la deuxième moitié du vingtième siècle l’ont fait avec l’aide de leur diaspora. C’est le cas, par exemple, de la Chine. On connaît la fameuse phrase de Deng Xiaoping pour justifier le grand écart entre orthodoxie communiste et réformes libérales : « qu’importe la couleur du chat pourvu qu’il attrape la souris ». Ce que l’on connait moins c’est que le pragmatisme du PC chinois l’a aussi obligé à être accommodant à l’égard des compétences issues de la diaspora et cela reste encore le cas aujourd’hui. Sinon, comment expliquer que des sino-américains ou même des sino-vietnamiens ou encore des sino-singapouriens se retrouvent parmi les dirigeants économiques les plus en vues en Chine ?
 
Prenons un autre exemple, moins connu que celui de la Chine. A la fin des années 1950, la Corée du sud était un pays qui désespérait ses soutiens occidentaux. Economie en panne, corruption, fuite de capitaux, chômage, autrement dit une situation qui n’a rien à voir avec ce qui existe aujourd’hui. Or, l’un des facteurs de redressement de ce pays a été qu’il a réussi à convaincre sa diaspora de rentrer au pays. Comment ? En lui garantissant un minimum de conditions décentes de vie avec, entre autre, la réforme du système éducatif, une politique ambitieuse de logement et la modernisation du système de santé. Dans ce « deal », le pouvoir sud-coréen reconnaissait deux choses majeures : d’abord, la gravité de la situation du pays et l’exigence d’un changement. Ensuite, le fait que le pays avait besoin de « sa » diaspora.
 
Si l’on en revient à l’Algérie, le pouvoir ne reconnaît ni la gravité de la situation et donc l’exigence de réformes urgentes ni le fait que la diaspora est un élément de la solution. Je ne vais pas m’attarder sur la première partie de ce qui précède. On sait ce qu’est le pouvoir algérien, inutile d’insister là-dessus. Par contre, concernant la diaspora, il est important de dire certaines choses. Tout comme il refuse de faire confiance aux Algériens qui vivent en Algérie, le pouvoir n’a que peu de considérations pour la diaspora. Certes, elle a droit de temps en temps à quelques discours laudateurs mais ils sonnent aussi creux que les promesses d’une plus grande démocratisation ou de la mise en place d’une politique pour sortir du tout pétrole.
 
Jadis, entre les années vingt et la fin de la guerre d’Indépendance, c’est au sein de l’émigration algérienne que le mouvement nationaliste s’est renforcé. Peut-être est-ce cela qui alimente la méfiance à l’égard des exilés d’aujourd’hui. Il est vrai qu’un Algérien qui travaille à la Nasa ou dans la Silicon Valley ou qui est encore l’un des pontes de la recherche médicale en France n’apportera pas que sa seule expertise.  Il aura aussi sa manière de voir les choses et des exigences pour que le minimum de vie décente – et il ne s’agit pas que de considérations matérielles – lui soit garanti.
 
Finalement, les seuls binationaux qui intéressent le pouvoir algérien sont les footballeurs. Appelés en masse d’Europe pour les besoins d’un « wanetoutrisme » mortifère, ces joueurs sont célébrés en tant qu’exemples de dévouement pour le pays alors, qu’en réalité, ils ne servent qu’à donner des jeux et flatter le nationalisme du peuple (cela sans compter quelques magouilles avec les agents et autres intermédiaires). Quant aux autres « binat », quels que soient leur niveau de compétence, leur capacité d’entreprendre et d’investir, il vient de leur être signifié qu’ils ne sont plus que des Algériens de seconde catégorie.
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vendredi 12 février 2016

Le marché pétrolier sous la menace du retour de l’Iran

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Akram Belkaïd,
vendredi 12 février 2016

La levée des sanctions internationales permet à l’Iran de faire un retour en force sur le marché pétrolier. Mais cet afflux supplémentaire d’or noir risque de contribuer à la chute des prix, tandis que la volonté de Téhéran de remplacer le paiement en dollars par le paiement en euros pourrait créer des tensions avec les Etats-Unis.


La suite de l'article est à lire sur le site d'OrientXXI
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vendredi 5 février 2016

La chronique du blédard : Cœurs de grenades

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 février 2016
Akram Belkaïd, Paris

Tiens, viens voir, toi qui aimes les séries. Il y en a une qui passe en ce moment sur Nessma et qui fait déjà un carton. Oui, Nessma, la télé tunisienne qui est aussi très regardée en Algérie, la preuve, elle passe même des pubs en dialecte algérien. Non, je corrige, en dialecte néo-algérois limite vulgos, si tu vois ce que je veux dire. Attends ! Je suis sûr que ça va t’intéresser. C’est un feuilleton turc. Tu vois, je savais que tu allais réagir. Bah oui, les séries turques ont tué le feuilleton égyptien et je me demande souvent si c’est une bonne chose ou non.

Bref, ça s’appelle « qloub erromen » autrement dit les « cœurs de grenades ». Joli, hein ? Bon, il y a des sites tunisiens qui traduisent ça par les « cœurs de grenadine ». Je te dis ça, je dis rien… En turc, ça s’appelle « Yaoum Kitabet Qadari » ou « Loabet al Kadar ». Ne me demande pas ce que ça veut dire, je n’en sais rien. En turc, je ne sais dire que « teşekkür ederim », merci beaucoup, et « Onlar Bizi Dinlerler ». Ça veut dire « ils nous écoutent ». Qui ? Le DRS, la NSA, va savoir... C’est une chanson du groupe Yüksek Sadakat autrement dit « haute fidélité », de la pop turque qui déménage. Si, si, ça existe et c’est cogne grave !

Donc, le feuilleton turc… Le plus important, c’est qu’il est doublé en arabe tunisien. C’est une grande première. Ils ont pris des acteurs et des actrices tunisiens pour ça. Je t’avoue que c’est un peu bizarre. J’ai pris l’habitude du doublage syrien. Tu me diras qu’il est tout aussi bizarre de doubler un feuilleton turc en syrien qu’en tunisien. Mais bon… Peut-être qu’il n’y a plus d’acteurs syriens pour le faire. J’ai pourtant lu que les maisons de production syriennes se sont installées à Dubaï. J’aime bien regarder les feuilletons turcs doublés en syrien. L’habitude. L’exotisme. L’accent lointain. Là, les gens parlent en tunisien mais ce que tu vois et entends n’a rien à voir avec la Tunisie ou même le Maghreb. Enfin, je nuance, les Turcs, ils ont plus des têtes à être doublés en algérien. Le débit est le même tout comme les intonations et ils sont tout autant renfrognés…

Enfin, le doublage c’est jamais simple. Une fois, j’ai vu Rocky en espagnol… Quelle rigolade. Ou alors, Le Bon, la Brute et le Truand en version ourdoue… Bon, peut être que les Ricains, ça les fait aussi rigoler d’entendre leurs films en français. Tu te souviens de cette prof au collège qui ne savait pas ce qu’était un doublage. Mais si ! Elle nous avait juré que J.R de Dallas était un Américain qui parlait le français… Prof au collège, mon pote… Et c’était avant l’arabisation ! T’imagines les dégâts que cette ânesse a fait pendant des années ?

Oui, oui, d’accord. Donc, le feuilleton… C’est l’histoire d’une grande famille. Des riches. Superbe maison, belles voitures. Le père, façon chef de clan, qui  ne sourit jamais. Le fils, un quadra bogosse, taciturne, avec une belle épouse qui a tout pour être heureuse sauf qu’elle n’a pas d’enfants. Et tout le monde lui met la pression à commencer par sa belle-mère qui, tu t’en doutes, est la manœuvre. Pas d’enfant, c’est le qu’en dira-t-on qui fonctionne à plein régime, c’est des histoires d’héritage, bref, c’est la tchaqlala. La solution finit par être trouvée. Le couple trouve une mère porteuse. Oui, monsieur ! Un feuilleton turc qui parle de mère porteuse et qui est diffusé en Tunisie, ça existe et ça ne pose pas de problème à la censure. Va vite le dire à ceux qui ne parlent que des fatwas d’Al-Azhar, tu sais comme celle de cet imam qui veut que les employés mâles tètent leurs collègues femmes pour avoir le droit de rester avec elles dans le même bureau…

Comme tu t’en doutes, la mère porteuse est pauvre. Belle mais pauvre… Ça ouvre des possibilités… On sent bien que le père commence à se rapprocher d’elle sans même s’en rendre compte. Au début, c’est juste parce qu’il est attentionné vis-à-vis de celle qui porte son enfant mais ensuite tu devines qu’il va peut-être y avoir moyen pour lui de moyenner… Et c’est là que l’affaire se corse… L’épouse apprend qu’elle est totalement stérile. Donc, le bébé qui est dans le ventre de la mère porteuse n’est pas le sien. Suspense total ! Drame ! Pleurs, sanglots, crise de nerfs ! – la doubleuse en rajoute d’ailleurs pas mal ce qui crée un drôle de décalage… Il y a d’autres trucs comiques qui n’ont rien à voir avec l’intrigue mais toujours avec le doublage… L’épouse, le mari, la belle-mère, parlent tous des « zoviles », parce que l’un des mystères est de savoir à qui appartient l’ovule qui a été fécondé pour que la pauvrette puisse porter « el-bibi »…

Il y a des moments où je décroche. Je regarde juste les décors. C’est tourné du côté d’Antalya. C’est vert, c’est propre, c’est magnifique. La mer, la forêt et la montagne. J’ai passé deux étés là-bas. Crois-moi, c’est plus beau que la côte de Ziama-Mansouriah et même celle de Ténès. Hein ? D’accord, je retire. C’est plus beau que Ziama-Mansouriah tout court, ça te va ? Tiens, ça me rappelle cette histoire. Un jour, je raconte mon séjour à Antalya à un couple d’amis. Lui est d’Aokas, elle d’Ajaccio. Un Kabyle et une Corse, tu imagines le duo. Moi, sans vraiment me douter de ce qui allait arriver, j’ai juste dit qu’Antalya, c’est l’un des plus beaux coins de la Méditerranée. Là, l’ami dit un truc du genre : plus beau que la Corse, peut-être mais ça n’a rien à voir avec la côte algérienne. Et là, sans hésiter, elle lui met une claque magistrale. Il a fallu que je les sépare. Tiens… Ça ferait un beau feuilleton cette histoire. On le doublerait en corse et en kabyle !

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