Le Quotidien d’Oran, jeudi 21 août 2014
Akram Belkaïd, Paris
Il y a ce moment
où débute la marche. Alors que les brumes matinales se dissipent peu à peu, on se
force à ne pas être à l’écoute de ses sensations et petites douleurs. La
journée va être longue. Très longue. Un point de côté dès les premiers
dénivelés, un essoufflement prématuré, une articulation du genou qui grince,
des jambes qui paraissent lourdes : il faut faire avec et se rappeler que,
là-haut, les choses seront bien différentes,
souvent plus difficiles et que celui qui gambade trop vite le matin peut
traîner la patte à midi tandis, qu’au contraire, celui qui peine en aval se met
à voler en amont…
Il y a ce
moment où l’on pénètre dans la forêt de sapins et de mélèzes, impressionné par
le calme qui y règne. Il a plu la veille, le sol est encore détrempé et l’odeur
âpre des colonies de champignon prend à la gorge. Serein, on avance en étant
persuadé d’être observé et que le silence environnant n’est qu’illusion. On songe
à ces contes pour enfants où la traversée aventureuse d’un bois symbolise un
rite initiatique, le passage à l’âge adulte, celui de l’innocence perdue. On
réalise aussi pourquoi les forêts, jadis, peut-être encore aujourd’hui, ont été
des lieux de culte car il est impossible de ne pas ressentir la puissance
mystique de l’endroit.
Il y a ce
moment où tout ou presque n’est qu’herbes hautes et fougères. On pense alors,
entre deux ahans, aux Tendres souhaits,
poème romantique du dix-huitième siècle mis en musique par Antoine Albanèse.
Pendant toute l’ascension, les premiers vers de cette vieille chanson française
tourneront sans cesse dans la tête du randonneur : « Que ne suis-je la fougère / Où, sur la fin d’un beau jour / Se
repose ma bergère / Sous la garde de l’amour ? ». Chanter pour se
donner du courage. Pour canaliser la tristesse qui s’est invitée sans crier
gare mais on y reviendra.
Il y a ce
moment, magique, où l’on sort de la forêt et où, peu à peu, la rocaille, le
granit et l’ardoise commencent à prendre le dessus. Ici, une voie impraticable
en hiver. Là, un déversoir d’avalanches. Plus loin, un vieux télésiège qui ne
sert plus et dont on se demande s’il n’a jamais fonctionné. Plus on progresse,
plus le sentiment de solitude s’épaissit. On est ensemble mais seuls. Solidaires,
nécessairement solidaires, mais seuls.
Il
y a ce moment – il vient toujours – où la vue d’un alpage inondé de soleil ou
d’un nuage laiteux pris au piège de pitons acérés provoque une exaltation
soudaine. On reprend son souffle et l’on se dit qu’il suffisait d’attendre un
peu, que la récompense de cette débauche gratuite d’efforts est bien là. Que
faire d’autre alors si ce n’est de murmurer, un peu bêtement, « Que c’est
beau ! Dieu, que c’est magnifique ». L’ascension, aussi difficile
soit-elle n’est là que pour servir la contemplation. La contemplation d’un
univers de puissance et de forces telluriques destinées à impressionner
n’importe quel être humain.
Il y a ce
moment où l’oxygène commence à se raréfier. L’instant où tout semble flotter. Maux
de têtes, picotements, fatigue, découragement de plus en plus marqué et même
hallucinations auditives… C’est l’instant où une petite voix suggère que
rebrousser chemin ne serait pas honteux mais l’organisme finit toujours par
s’adapter. Et on continue de grimper.
Il y a ce
moment, ces moments, où un plissement, un vieux muret, un éboulis, un précipice
vertigineux, le tronc calciné d’un arbre foudroyé, un moment donc où tout cela
rappelle d’autres ascensions, d’autres joies et, parfois aussi, d’autres
frayeurs. C’est ainsi. La montagne est toujours source de réminiscences, de
déjà vu ou vécu, mais, désormais, tous ces moments se vivront autrement. Ils ne
pourront plus être appréhendés de la même manière. D’un pas à l’autre, à la vue
d’un glacier proche ou lointain, à une cordée engagée, à une varappe délicate,
il sera alors impossible de ne pas penser à Jassim Mazouni, ce beau jeune homme,
vif et intelligent, qui aurait fêté ses dix-sept ans il y a quelques jours.
Le 9 juillet
dernier, Jassim a disparu lors d’une ascension vers le Mont-Blanc par le
versant italien. Au bout de plusieurs jours de recherche dans des conditions
météorologiques très difficiles, lui et son guide, Ferdinando Rollando, n’ont
pas été retrouvés par les sauveteurs. Après avoir déjà gravi le très ardu
Monta-Rosa, deuxième sommet en Europe occidentale, Jassim souhaitait, cette
année, découvrir ce qui constitue le rêve de n’importe quel amoureux des cimes.
Le Mont-Blanc, seigneur majestueux des massifs alpins. Le destin, injuste, en a
hélas décidé autrement et rappelé que la montagne peut être impitoyable.
Cette chronique
est dédiée à Jassim. Cela n’apaisera certainement pas la peine de ses parents
Samia et Halim et de ses sœurs Sophia et Leïla. Mais ce texte souhaite rendre
hommage aux deux disparus, Jassim et « Nando », et cela au nom de
cette fraternité anonyme que constituent celles et ceux qui ne cessent
d’arpenter les sommets. C’est aussi un message amical de soutien et de
sympathie à deux familles frappées par une effroyable douleur. Qu’elles sachent
que nombreux sont ceux qui pensent à elles.
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