Lignes quotidiennes

Lignes quotidiennes
Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 30 août 2013

Les arbres d’Alger et les Banou Hilal

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Cela s’est passé au milieu des années 1980. A l’époque, je suivais mes études d’ingénieur à l’Enita de Bordj-el-Bahri (ex-Cap Matifou). Un nouveau commandant d’école venait d’être nommé et l’une de ses toutes premières décisions fut d’ordonner l’abattage de plusieurs arbres dont un magnifique eucalyptus plus que centenaire au tronc noueux et imposant. Je me souviens bien de ce triste jour où scies, marteaux-piqueurs, bulldozer et forces djounouds entrèrent en action pour déraciner le vénérable végétal et cela au nom d’un improbable « plan de défense » de l’établissement. Partageant notre consternation, un enseignant, alors appelé du contingent, avait eu ces mots définitifs : « les Banou Hilal frappent encore… ». Je me suis souvenu de cette phrase quelques années plus tard quand, effectuant des recherches pour un article, je suis tombé sur une étude concernant la ville tunisienne de Sfax où, photographies satellites à l’appui, les auteurs mettaient en exergue l’existence passée de plusieurs milliers d’hectares de vergers et d’oliveraies vraisemblablement détruits lors de l’invasion hilalienne.

On sait que les Banou Hilal et les tribus qui leur étaient affiliées ont apporté chaos et dévastation au Maghreb même si plusieurs travaux historiques montrent que leurs méfaits ont été exagérés. Et il est logique de penser à eux et à leurs destructions chaque fois que des arbres sont abattus en Algérie. Il y a deux ans, ce fut la triste histoire du bois des pins sur les hauteurs d’Alger. Un espace vert rasé pour faire place à un parking et à centre commercial et cela malgré l’opposition des riverains et plusieurs affrontements entre eux et les forces de l’ordre. Aujourd’hui, c’est au tour d’arbres centenaires de la forêt de l’Atlas (que les Algérois continuent d’appeler Bois de Boulogne), à proximité d’Hydra (colonne Voirol) d’être rasés. Cette magnifique pinède qui longeait l’avenue Souidani Boudjemaâ a été éventrée en quelques jours pour laisser la place à une trémie (tunnel routier souterrain). Objectif de l’opération : désengorger un carrefour très encombrés aux heures de pointe alors qu’il se situe non loin d’emplacements stratégiques comme le siège de la présidence de la République algérienne ou le lieu de résidence de plusieurs personnalités politiques sans oublier l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique.

Le massacre des espaces verts de la capitale algérienne et de ses environs se poursuit donc. Pourtant, il fut un temps où le reboisement du pays était considéré comme une priorité nationale. La terre d’Algérie n’avait-elle pas subi le napalm et autres bombes incendiaires ? Ne fallait-il pas, grâce au « barrage vert », stopper l’avancée des sables pour préserver les terres fertiles du nord ? Aujourd’hui, rien de tout cela n’est à l’ordre du jour. On rase et on coupe ce qui, finalement, est peut-être une manière non-avouée d’honorer les ancêtres hilaliens voire leurs prédécesseurs vandales. On rase et on coupe car, finalement, on n’est peut-être bon qu’à ça et certainement pas à permettre le développement harmonieux d’un pays et de sa population…

On peut rétorquer que le sort des arbres est bien moins important que celui de millions d’Algériens qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. C’est vrai mais cette Algérie verte que l’on défigure à coup de bêton et de parpaings mérite aussi que l’on se mobilise pour elle. A ce sujet, nombreux sont ceux qui ont fait le parallèle entre les événements du parc Taksim d’Istanbul et le sort de l’ex-Bois de Boulogne. D’un côté, la révolte et la mobilisation populaire contre une urbanisation effrénée non dénuée d’arrière-pensées politiques (en finir avec le caractère cosmopolite de la ville, réduire les espaces publics susceptibles d’abriter des manifestations géantes). De l’autre, une apathie que les chaleurs de l’été n’expliquent qu’en partie.  On peut effectivement relever qu’il reste encore beaucoup de chemin pour qu’émerge une vraie société civile en Algérie qui serait capable de croiser le fer avec les autorités pour défendre le patrimoine écologique du pays. Mais il faut tout de même émettre la réserve suivante : le Bois de Boulogne n’appartient pas aux Algérois. Certes, on peut le traverser et ses riverains profitent de sa fraîcheur mais son accès est réservé aux fonctionnaires de la Présidence. Peut-être que la situation aurait été différente si cette pinède avait été accessible à tous.
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mise à jour, le 31 août 2013 : selon des informations transmises par un ami algérien, c'est finalement la seule partie ouverte au public qui a été rasée. La forêt gérée par la Présidence n'a pas été touchée.

jeudi 29 août 2013

La chronique du blédard : Quelques réflexions à propos de la Syrie

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 29 août 2013
Akram Belkaïd, Paris    
   
On le sait, la vérité est toujours la première victime de la guerre. Le cas syrien n'échappe pas à cette règle. Il y a tant d'informations contradictoires qui circulent qu'il est difficile de se faire une opinion à l'heure où s'annonce une intervention militaire occidentale contre le régime de Bachar el-Assad. Dans ce genre de situation confuse, le journaliste doit reconnaître qu'il est impuissant puisque ses écrits sur le sujet relèvent le plus souvent de ses propres convictions plutôt que d'informations fiables et recoupées dont il disposerait. Même les confrères présents sur le terrain, l'avouent à demi-mots : il est très difficile pour eux de comprendre ce qui se passe et, surtout, de ne pas prendre parti en veillant à une stricte objectivité.

Mais il est des éléments que l'on ne peut ignorer. Le plus important d'entre eux est que la nature du pouvoir syrien ne plaide pas pour lui. Brutal, violent, sanguinaire, capable des pires atrocités contre son peuple et ses opposants, qu'ils soient ou non islamistes, le régime de Damas n'a que trop duré et sa chute est souhaitable et nécessaire. A ce sujet, il est plus qu'étonnant de voir nombre de commentateurs, y compris en Algérie, présenter Assad et sa clique comme de véritables héros de la cause arabe ou, plus exactement, de la " résistance arabe ". Ainsi, le président, héritier de son tyran de père, serait le dernier rempart contre la mise sous tutelle totale du Moyen-Orient par Israël et son protecteur (ou, en réalité, auxiliaire ?) américain. C'est (vite) oublier des épisodes comme le massacre du camp palestinien de Tel al-Zaatar en 1976, la participation syrienne à l'invasion de l'Irak en 1991 et même, plus près de nous, la neutralité bienveillante de Damas à l'égard de la coalition occidentale lors de la guerre en Irak en 2003. En clair, le régime syrien n'a jamais rien défendu d'autre que lui-même et si des hommes et des femmes ont pris les armes contre lui c'est bien parce qu'il a toujours refusé la moindre contestation politique et qu'il n'a accepté aucune ouverture démocratique.

Le bombardement de la ville de Hama en 1982 a montré que ce régime n'a pas eu la moindre hésitation à recourir à la force brutale quand il s'agissait de faire un exemple et de terroriser ses opposants. C'est pourquoi on est en droit de le suspecter d'avoir bien eu recours aux gaz de combat contre la population civile le 21 août dernier. Bien sûr, il faut attendre les résultats définitifs de l'enquête de l'ONU (à condition que cette dernière arrive à son terme…) mais il y a trop de faisceaux convergents pour ne pas accréditer la thèse de la culpabilité. Oui, le régime de Damas est certainement coupable d'avoir utilisé des armes chimiques contre des populations civiles mais le présent chroniqueur mentirait s'il n'avouait pas son malaise. Disons les choses franchement. Le souvenir des mensonges de 2003 concernant l'existence d'armes de destructions massives en Irak reste très prégnant. Quand l'administration américaine, soutenue par ses alliés européens, crie haut et fort qu'elle détient la vérité, c'est-là que des clignotants s'allument et qu'il convient d'être vigilant. Face à un tel unanimisme médiatique en faveur d'une intervention militaire on ne peut qu'être prudent et méfiant surtout quand cet unanimisme est conforté par quelques figures des plus suspectes qui vont de plateaux en plateaux pour expliquer pourquoi il est urgent de frapper Damas. Il faudrait être naïf pour croire que c'est le bien-être des Syriens qui leur importe.

Le fait même que les divisions au sein du monde arabe à propos de la Syrie soient passées sous silence en Occident pose problème. Prenons le cas de l'Algérie. Par anti-impérialisme, une grande majorité d'Algériens est opposée à une intervention militaire en Syrie. Et nombreux même sont ceux qui soutiennent ouvertement Assad. Cette réalité pose problème à la propagande pro-guerre car elle remet en cause l'idée d'une attaque militaire qui serait unanimement soutenue et saluée dans le monde arabe. Plus important encore, elle oblige aussi à relativiser la thèse d'un affrontement global entre sunnites et chiites. Les Algériens, comme les Tunisiens et les Marocains, sont sunnites mais, qu'on le déplore ou non, cela n'empêche pas leur sympathie d'aller vers Assad l'alaouite et le Hezbollah. Celles et ceux qui, en Occident, pensent qu'une attaque contre le régime syrien sera saluée au Maghreb ou même en Egypte, feraient mieux de nuancer leur jugement et d'anticiper les réactions anti-occidentales que cela provoquera.

Enfin, il faut aussi se pencher sur l'agitation annonciatrice de l'intervention militaire occidentale. " On va frapper… ", " on y est presque… ", " attention, on arrive… " semblent répéter Washington et ses alliés. Est-ce une manière d'avertir Damas de se préparer à encaisser quelques représailles rendues nécessaires après l'indignation générale provoquée par les massacres du 21 août ? Des représailles pour la forme, comme par exemple des tirs de missiles à partir de la côte, histoire de donner le change sans pour autant s'engager dans une aventure militaire aux conséquences imprévisibles notamment en ce qui concerne les réactions russe et chinoise ? En sport, on connaît le concept de " passe téléphonée ", celle que l'adversaire a tout le temps d'intercepter. Et si l'Occident nous préparait, là-aussi, une intervention militaire " téléphonée " ? La réponse à cette question, nous l'aurons dans quelques jours. En attendant, gare aux manipulations et aux effets de théâtre d'ombres.
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mercredi 28 août 2013

Turkish delight : soldes de fin d'été

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Miamies en solde !

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La chronique du blédard : ​Une colère de montagne​

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 22 août 2013​
Akram Belkaïd, Paris
   
Il fait beau. Très beau même. La chaleur est maîtresse des lieux et le bleu du ciel triomphe comme rarement. La montagne semble paisible et accueillante. Inoffensive même. Parée du vert de ses forêts et pâturages, des plaques blanches encore accrochées à ses sommets, elle se laisse parcourir par des groupes de marcheurs, sacs de victuailles et de boissons aux dos et bâtons de randonnées à la main. On entend crisser leurs chaussures hautes dans la pierraille grise, on perçoit leur souffle court et leurs traits tirés disent combien les dénivelés les font souffrir. Ce soir, ils dormiront du meilleur sommeil, celui que procurent les corps courbaturés. En voici d'autres qui déjeunent au pied d'un immense bloc d'ardoise dominé par d'impressionnantes aiguilles de granit. Un petit réconfort avant le dernier effort, celui de la montée finale.

Sur la pente, les uns et les autres se croisent, se saluent et s'encouragent. On dirait des fourmis sillonnant le dos d'un géant endormi. Celui qui descend, bassin cambré et mollets en feu, sait ce qui attend celui qui, dos plié et bouche ouverte, monte à petits pas mais il ne lui en dit rien. Ou presque. Deux cent mètres d'ascension abrupte, ensuite un faut-plat puis encore un raidillon avec, au bout, la récompense. Une cabane flétrie par les vents d'hiver, une vue imprenable sur la vallée, des bouquetins ou bien encore une colonie de marmottes siffleuses. Tout cela pour ça. Pour voir. Pour dire y avoir été. L'avoir fait. Deux mille cinq cent mètre. Trois mille cent ! Qui dit mieux ? Un peu de repos, un pique-nique vite avalé, quelques détritus ramassés ou, hélas, éparpillés, et il est temps de redescendre vers les alpages d'été. Beaucoup le font sans même remercier la montagne pour son hospitalité et sa bienveillance. Sans même se rendre compte qu'ils n'ont été que tolérés. Sans même avoir pris conscience de leur insignifiance en traversant les casses désertes façonnées par les éboulis et les avalanches. Sans même avoir compris que ces lieux commandent le silence et l'humilité. Sans même réaliser pourquoi c'est dans les montagnes que se réfugient les prophètes et les ermites.

Mais dort-elle vraiment, cette montagne ? Car il flotte comme un avertissement, une mise en garde discrète. Oh, rien de vraiment précis. Juste quelques signes précurseurs. Un petit frémissement. Un léger souffle, des feuilles rondes qui se mettent à trembloter de plus en plus vite. Une odeur particulière qui pique le nez. L'odeur de la terre avant d'être arrosée, celle de l'air sec qui s'emplit peu à peu d'humidité. Une fraicheur soudaine qui précède les premiers nuages. D'ailleurs, d'où viennent-ils ces nuages d'abord laiteux puis sombres comme la robe d'un corbeau ? D'où sortent-ils pour être apparus aussi vite, sans même avoir été portés par le vent ?

Plic-ploc. Une goutte, puis deux. Une petite ondée en guise de préambule. Quelqu'un a certainement offensé la montagne et sa colère ne fait que commencer. Très vite, viennent éclairs et grondements de tonnerre. Il ne fait plus jour. Le soleil s'est sauvé, le vent n'est plus plaintes, il est hurlements. La pluie n'est plus fine averse mais déluges se déversant par baquets. Et voici un autre crépitement. Des rafales de billes blanches qui s'abattent dans un fracas assourdissant tandis que le ciel noir est zébré de traits lumineux. La grêle mitraille l'ardoise et cherche à percer les gros blocs de pierre bleue. Au loin, une sourde explosion. Quelque part, la foudre est tombée.

Combien de temps cela va-t-il durer ? Personne ne sait. La prudence commande de s'abriter et d'attendre. S'accroupir entre deux rochers, serrer les dents et ne pas se soucier de l'eau glacée qui a perforé les vêtements et qui ruisselle sur le visage et dans le dos. Surtout ne pas marcher, ne pas courir, ne pas se dresser. Il faut guetter le grésillement, semblable à ce bruit d'abeilles, qui annonce l'imminence de la foudre. Il faut aussi chasser les pensées qui engendrent la panique. Celles qui susurrent que tout ce déchaînement va s'aggraver et qu'il faut reprendre sa marche pendant qu'il est temps, avant que la nuit ne s'installe définitivement. Et, piégé pour piégé, on doit alors réaliser sa chance, oui sa chance, et se dire que rares sont ceux à qui il a été donné d'assister à pareil spectacle.

 Vient enfin l'accalmie. Elle aussi est précédée par de petits signes. Une trouée dans le ciel. La grêle qui s'interrompt. Un oiseau qui se remet à chanter, heureux peut-être d'annoncer la fin de l'orage. Le vent qui tombe et la pluie qui s'espace. Il faut alors se remettre en marche. Le pas rapides et les yeux rivés aux cimes incertaines. Mais la frayeur est passée et même la nature exhorte à l'apaisement. La terre et la rocaille ont bu l'eau du ciel et il ne reste guère que quelques flaques et la verse de l'herbe pour témoigner de ce qui vient de se passer. L'atmosphère est cristalline et l'air paraît plus pur. Pendant l'orage, la montagne est terrible car transformée - et non défigurée- par la colère. Une fois calmée, elle n'en est que plus majestueuse et c'est presqu'avec regret que l'on redescend vers la vallée.
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mardi 20 août 2013

Ce vote démocratique dont ne voudront plus les islamistes

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Nombre d'islamistes ont longtemps considéré que la démocratie et les processus électoraux qui en relèvent n'étaient pas licites. Pour eux, il était "haram" de voter puisque seule devait s'exprimer la loi divine à travers la Charia et les différents préceptes coraniques. Cette conviction n'a pas disparu et l'on peut d'ores et déjà parier qu'elle s'est même renforcée au regard des récents événements.

L'exemple des Frères musulmans d'Egypte est édifiant. A la chute de Moubarak, la Confrérie était divisée entre plusieurs tendances. La vieille garde, méfiante, assurait qu'il valait mieux se tenir à l'écart de ces troubles car, affirmait-elle de manière prémonitoire, cela retomberait fatalement sur elle. A l'inverse, et à quelques exceptions près, la jeune garde voulait prendre le train de la Révolution en marche et, au passage, faire oublier les hésitations des Frères à participer à la grande manifestation du 25 janvier 2011 réclamant le départ de Hosni Moubarak.

Plus de deux ans plus tard, l'actualité a donné raison aux sceptiques. Après un an à peine de mandat plus que controversé, le président Morsi a été débarqué et ses partisans sont allègrement massacrés. Pour nombre d'officiels égyptiens, le sort des dirigeants de la Confrérie ne peut se résumer qu'à deux options : la mort ou la prison. On est loin de l'euphorie de la victoire électorale de juin 2012...

L'une des conséquences de cette terrible tragédie égyptienne est que les mouvements islamistes savent aujourd'hui que la victoire électorale ne leur garantit rien et que tout peut être remis en cause. On imagine que ce raisonnement trotte dans la tête des militants et responsables d'Ennahdha en Tunisie. Si Morsi a été débarqué, si les Frères musulmans se font tirer comme des lapins sans que la communauté internationale ne réagisse autrement que par quelques larmes de crocodile, pourquoi le parti de Ghanouchi ne subirait-il pas le même sort ? On voit bien que cette hypothèse peut inciter les islamistes tunisiens à un durcissement de leur position. A une fuite en avant où toute concession, pourtant nécessaire pour apaiser le climat politique, serait vécue, par les militants d'Ennahdha mais aussi ses opposants, comme un aveu de faiblesse voire un signe de panique.

Il est encore trop tôt pour dire comment le monde arabe va évoluer mais une chose est certaine : il sera désormais difficile de convaincre les islamistes de participer pacifiquement à la vie politique. Pour eux, la démocratie électorale ne signifiera rien d'autre qu'un piège. Des sables mouvants destinés à les neutraliser avant des les éradiquer.

Cela va plaire aux "démocrates" qui conçoivent la vie politique de manière censitaire. Cela plaira à celles et ceux qui applaudissent sans vergogne aux tueries du Caire. Mieux, cela les rassure et leur offre quelques satisfactions dans leur manière égoïste et déshumanisée d'appréhender le monde et la vie de leur pays. Face à leur euphorie d'une rare obscénité, il est très difficile de leur expliquer que l'éradication par la force de l'islamisme est une chimère à laquelle ne peuvent croire que celles et ceux qui n'ont aucun sens politique, aucune connaissance de leur propre société. La bataille contre l'obscurantisme ne se gagne pas à coup de rafales d'armes automatiques. L'islamisme ne disparaîtra pas de nos sociétés et, tôt ou tard, il faudra revenir à la politique pour l'affronter. A moins que tout ce qui se passe aujourd'hui ne lui permette un jour de prendre le pouvoir. Par la force et, au nom de ses martyrs, sans volonté de le rendre un jour...
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vendredi 16 août 2013

L'armée égyptienne, ce médecin-boucher

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En avril 2013, à l'occasion d'un dîner, j'ai échangé quelques idées avec un ancien diplomate français aujourd'hui reconverti dans les affaires. Arabophone, spécialiste du Machreq et de l'Iran, il m'a tenu le propos suivant concernant l'Egypte :

"Toutes les chancelleries occidentales le savent : l'armée va tôt ou tard intervenir. Si elle ne l'a pas encore fait c'est qu'elle estime que la blessure n'a pas suffisamment saigné".

Je repense ce soir à cette discussion en me disant que cette image de la blessure qui doit continuer de saigner pour que le "médecin" soit accueilli en sauveur était des plus pertinentes. Oui, l'armée égyptienne a su profiter de la dégradation du climat politique sous Morsi et il faudrait être naïf pour croire qu'elle n'a pas encouragé et entretenu les tensions. Le 3 juillet dernier, son intervention a comblé d'aise nombre d'Egyptiens, hostiles aux Frères musulmans.

Mais le fait est que le "médecin" a peut-être préjugé de ses capacités puisque le voici obligé de recourir à une boucherie pour finir de soigner la blessure qu'il a lui-même laissé s'aggraver.
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jeudi 15 août 2013

La chronique du blédard : Une leçon égyptienne

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 15 août 2013
Akram Belkaïd, Paris
 
Jour après jour l’Egypte s’achemine vers la guerre civile. Qu’on le veuille ou non, ce qui s’y passe est la conséquence directe de la destitution du président Mohamed Morsi par l’armée le trois juillet dernier. Qui a pu croire alors que les Frères musulmans et leurs sympathisants accepteraient ce coup de force sans réagir ? En décidant de mettre aux arrêts (et au secret) le premier président démocratiquement élu dans l’histoire de l’Egypte, les militaires ont commis une faute majeure. Ils ont mis en danger l’intégrité de leur pays et ont délibérément ouvert une boite de pandore qu’il sera désormais difficile de refermer. Et, contrairement à ce que prétendent nombre de « démocrates » égyptiens – certains ont atteint des sommets dans le pathétique pour justifier leur soutien au coup d’Etat – les premiers responsables des assauts sanglants des forces de l’ordre contre les campements pro-Morsi ne sont pas les dirigeants de la Confrérie des Frères musulmans mais bien ceux qui ont donné l’ordre d’ouvrir le feu.
 
Il ne s’agit pas ici de défendre le court bilan de Morsi et certainement pas de reprendre les textes hagiographiques qui circulent à son propos sur la toile et que relaient des sites d’informations plus ou moins proches de l’islamisme politique. L’homme a fait des erreurs importantes, il n’a pas pris la mesure de sa tâche et ne s’est pas rendu compte qu’il divisait son peuple. Surtout, il n’a pas réalisé à quel point il se devait de protéger la transition démocratique en pratiquant une ouverture politique plutôt que de gouverner au seul bénéfice de ses pairs. Mais quelles que soient ses fautes, il ne méritait certainement pas d’être embastillé de la sorte et, qui plus est, sans aucun procès.
 
Pour autant, il est important pour tout partisan de la démocratisation du monde arabe de prendre position par rapport à ce qui se passe en Egypte. Qu’on le veuille ou non, les Frères musulmans sont des acteurs incontournables de la vie politique égyptienne et les massacrer ne règlera aucun problème, bien au contraire. L’assaut sanglant contre les camps de pro-Morsi est une honte et un crime majeur. Conséquence d’une crise politique provoquée par l’armée et ses soutiens, ces sit-in auraient dû être levés grâce à un compromis politique et, surtout, de manière pacifique pour ne pas aggraver la situation.
 
Mais l’armée égyptienne a visiblement d’autres objectifs. Depuis le début de l’été, elle entend privilégier l’épreuve de force voire-même l’encourager. Peut-être se sent-elle capable de réduire à néant le mouvement des Frères musulmans… Peut-être est-elle décidée à sacrifier une partie de la population au nom de la « sauvegarde » de l’Egypte. Peut-être pense-t-elle à l’expérience algérienne en se disant que, in fine, l’islamisme politique est toujours vaincu sur le plan sécuritaire (« à quel prix ? » est la question que les képis égyptiens ne se posent pas…). Ou alors, peut-être que l’armée égyptienne n’a finalement aucune stratégie clairement définie et qu’elle avance au coup par coup, en présumant de ses forces et de sa capacité à ramener l’ordre. Ou plutôt, en présumant de sa capacité à instaurer rapidement un ordre de fer…
 
Car c’est bien là vers où se dirige l’Egypte. Le sang appelle le sang et qui dit violence dit pouvoir dictatorial et Etat d’exception. Bien naïfs sont les démocrates qui ont soutenu le coup d’Etat contre Morsi et qui pensent que Sissi et sa bande de galonnés vont leur offrir demain une place au sommet du pouvoir. Bien sûr, ils auront quelques strapontins car l’époque n’est plus aux juntes totales. Comme sous Moubarak, la démocratie sera officiellement proclamée mais l’on sait déjà qu’elle sera de façade et que des lignes rouges seront interdites de franchissement sous peine d’emprisonnement et autres désagréments caractéristiques des dictatures.
 
Que peut-on faire pour l’Egypte et les Egyptiens ? Cela peut paraître naïf mais il est important de multiplier les appels au calme et à la conciliation. Les récentes tentatives de médiation ont échoué ? Il faut recommencer. Certes, on ne peut guère compter sur les pays arabes dont certains – on regardera du côté de la péninsule arabique – se frottent les mains à propos du dérapage de la transition égyptienne post-Moubarak. La question reste donc de savoir ce que veulent, et ce que peuvent, l’Europe et, surtout, les Etats-Unis. Eux-seuls peuvent faire pression sur l’armée égyptienne et l’amener à négocier. Le feront-ils ? Une chose est certaine, personne, pas même Israël, n’a intérêt à ce que l’Egypte soit à feu et à sang.
 
Enfin, ce qui se passe en Egypte devrait aider les Tunisiens à réfléchir quant aux conséquences d’un détournement du processus démocratique. Partisans ou opposants du parti Ennahda n’ont qu’à méditer le chaos égyptien pour savoir quelles erreurs éviter. Peut-être que cela leur semblera plus convaincant que les mises en garde répétées de leurs voisins algériens... Pourtant fort de leur terrible expérience des années 1990, ces derniers ont bien de la peine à faire entendre leur exhortation à la prudence et au dialogue national. Car la paix civile n’a pas de prix et c’est ce que les Egyptiens sont malheureusement en train de réaliser.
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mercredi 14 août 2013

Cervin - Cervino - Matterhorn : 4 478 m

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                                                                                                                              photo ©A.Belkaïd
 


La plus noble des montagnes d'Europe. L'une des plus fascinantes aussi.

pour en savoir plus : La notice wikipedia sur le Cervin-Matterhorn

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mercredi 7 août 2013

Tunisie : Quand la contre-révolution menace le compromis historique

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 1er août 2013
Akram Belkaïd, Paris 
 
Qui veut la peau de la révolution tunisienne? Avant de répondre à cette question, une précision de taille s'impose à propos du terme de révolution (que l'on écrira sans majuscule pour ne pas renouer avec le culte que vouait l'ancien pouvoir aux lettres capitales...). La séquence historique enclenchée depuis les manifestations populaires contre le régime dictatorial et paranoïaque de Ben Ali correspond bien à une révolution en ce sens où un système politique a bel et bien été jeté à terre dans un contexte de violence et d'affrontements.
  
C'est la structure même de l'architecture politique tunisienne postcoloniale qui est en cours d'évolution avec ce que cela comporte comme remise en cause en matière d'idées, de discours politiques et même de projets de société. Quand on parle de révolution tunisienne, nombre d'Algériens rejettent cette expression quand ils ne s'en amusent pas avec ce que cela comporte de condescendance habituelle à l'égard du peuple voisin. Pour eux, ce n'est rien d'autre qu'un coup d'Etat ou un complot fomenté par les Etats-Unis et ses relais du Golfe. Ils ont tort car, s'il est au monde un pays arabe où le système politique hérité de l'indépendance est bien à même de disparaitre, c'est bien la Tunisie. Et ce n'est ni l'Algérie et encore moins l'Egypte où l'ordre kaki redonne des couleurs à de pseudos démocrates bien contents de revenir à un système néo-Moubarak.
 
Revenons donc à la question posée. Une partie de la réponse est évidente. Le premier ennemi de la révolution tunisienne est celui dont, bizarrement, on parle le moins en ces temps troublés. Révolution du 14 janvier ou pas, l'ancien système est encore vivant. Il active à l'intérieur et à l'extérieur de la Tunisie et il devrait figurer en bonne place parmi les suspects quant aux tentatives de déstabilisation du pays par le biais d'actes terroristes. Certes, cet ennemi de l'ombre ne réclame pas (encore) le retour de Ben Ali et de sa belle-famille kelptocrate mais il verrait d'un bon œil une restauration qui ne dirait pas son nom, un peu à la manière des anciens satellites de l'ex-URSS où dirigeants communistes sont devenus du jour ou lendemain de parfaits hérauts du marché et de la démocratie.
 
Aujourd'hui, tout le monde ou presque en Tunisie est révolutionnaire. Par sagesse mais aussi par manque de volonté et par peur d'engendrer des processus incontrôlables, les Tunisiens ont évité un processus d'auto-questionnement sur leur comportement durant les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. Pas de processus de type «vérité et réconciliation», pas d'autocritique : ce déni, cet évitement, rend service à bien des personnes qui ne veulent pas d'une Tunisie nouvelle où les syndicats auraient leur mot à dire, où les salaires seraient revalorisés et où les zones de non-droit, celles où les ouvriers sont payés une misère, disparaîtraient. Ils ne veulent pas non plus d'une Tunisie où la jeunesse aurait enfin sa place sur l'échiquier politique, bousculant dans la foulée cet insupportable culte du zaïm et où les privilèges de la banlieue nord de Tunis seraient moins importants. Enfin, rien n'est moins acceptable pour eux qu'une Tunisie où le diktat du Sahel sur le reste du pays ne serait plus de mise. Pour ces gens, un nouveau dictateur, un peu plus présentable que Ben Ali, moins rapace et plus partageur, serait même le bienvenu. En attendant, ils agissent en sous-main et prétendent œuvrer pour sauver la révolution alors, qu'en réalité, ils ne se soucient guère de répondre aux attentes du peuple en matière d'égalité, de dignité et de bien-être matériel.
 
Le danger totalitaire représenté par Ennahdha et la mouvance salafiste sont les alliés objectifs de ce que l'on peut qualifier de dynamique réactionnaire. De fait, c'est au nom de la lutte contre l'islamisme arrogant et sûr de son fait, que la réaction entend miner la révolution tunisienne et restaurer l'ordre ancien fusse au prix de quelques concessions et oripeaux. Les appels à la dissolution de l'Assemblée constituante après l'assassinat du député Mohamed Brahmi s'inscrivent pour partie dans cette stratégie et il n'est pas étonnant de voir que les diatribes les plus virulentes à l'égard des islamistes viennent de personnes on pense notamment à certains « intellectuels » et journalistes qui étaient les obligées de Ben Ali et sa clique. Certes, nombreux sont les Tunisiens qui ont eu pour premier réflexe de réclamer cette dissolution. L'émotion et l'indignation légitimes, le désarroi et l'impuissance tant sur le plan politique que sécuritaire, expliquent cela. Mais ce serait faire une grave erreur que de ne pas voir que les réactionnaires n'attendaient que cette occasion pour faire déraper une transition démocratique qui, jusque-là, avançait tant bien que mal.
 
Bien sûr, beaucoup de temps a été gaspillé. Bien sûr aussi, les débats au sein de l'Assemblée constituante ont souvent été consternants au grand désespoir des Tunisiens. De même, il faut clairement établir un constat d'échec pour ce qui est de la politique économique suivie par le gouvernement Larayedh. Les islamistes tunisiens, comme d'ailleurs leurs homologues égyptiens, ont fait la preuve de leur incompétence dans ce domaine et, tôt ou tard, cela aurait eu des conséquences sur le plan électoral. Pour autant, les discussions touchaient à leur but et, de l'avis même de membres de l'opposition tunisienne, la Constitution était sur le point d'être bouclée. Or, voici soudain que tout est remis en cause après l'assassinat du député Brahmi et la multiplication d'actes de violences. Pire, voici la Tunisie à l'orée d'un scénario à l'algérienne ou à l'égyptienne.
 
Dans l'Italie des années 1960 et 1970, une expression revenait souvent dans les discours politiques. Il s'agissait du «compromis historique», c'est-à-dire la possibilité pour le Parti communiste italien (PCI) de trouver un accord de gouvernement avec son grand rival qu'était alors la Démocratie chrétienne italienne (DCI). Deux hommes ont illustré cette stratégie de recherche d'une solution politique pour mettre fin à la ligne de fracture qui divisait le pays (il faut se souvenir qu'à cette époque le PCI pesait plus de 35% des suffrages). Il s'agit d'Aldo Moro pour la DCI et Enrico Berlinguer pour le PCI. Le premier a vraisemblablement payé de sa vie ce projet (il a été enlevé et assassiné par les Brigades rouges) tandis que le second a fini par être marginalisé. On sait aujourd'hui, qu'hormis les Italiens, personne ne voulait de ce «compromis historique». Ni le pape Paul VI, ni les Etats-Unis et encore moins l'URSS et la RDA (et sa stasi) qu'épouvantaient une telle coexistence. Cela explique l'échec d'une stratégie qui aurait pu changer le destin de l'Italie.
 
Pour la Tunisie, la question du «compromis historique» reste encore posée puisque c'est désormais le seul pays arabe où, à la différence de ce qui se passe au Maroc ou en Jordanie, les islamistes demeurent de réels détenteurs du pouvoir politique. Dans le meilleur des mondes, islamistes et laïcs devraient accepter l'idée de cohabiter ensemble sur la base d'un texte fondamental. Or, la stratégie des forces réactionnaires est justement de saborder ce compromis historique pour ouvrir la voie à une restauration de l'ancien régime. Et cela, au risque de mener la Tunisie à la guerre civile. Une option qui ne fait pas peur aux nostalgiques du système RCD, l'ancien parti de Ben Ali. Bien au contraire, ils savent que du désordre et de la violence ne peut naître qu'un pouvoir fort dont ils seraient, au final, les bénéficiaires.
 
Enfin, une autre erreur consisterait à disculper les islamistes. Au sein d'Ennahdha comme au sein de la mouvance salafiste, les pousse-au-crime sont nombreux. Les uns agissent par conviction, avec comme carburant la haine des démocrates et, il faut le dire, des femmes qui défendent leurs droits. Les autres, sont les combattants de la vingt-cinquième heure qui ont rejoint Ennahdha parce qu'ils font le pari que ce sera le parti dominant de demain et qu'ils ne croient guère car ils n'en veulent pas à la démocratie. Dans les deux cas, ces agissements sont du pain béni pour les ennemis de la révolution tunisienne. Ainsi, et même après la chute de la dictature, les islamistes continuent d'en être les meilleurs alliés.
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