Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 27 avril 2018

La chronique du blédard : Un manifeste islamophobe

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 avril 2018
Akram Belkaïd, Paris


Mardi soir, dans les tribunes de l’Anfield stadium, et alors que quelques dizaines de supporters de l’AS Roma s’illustraient en poussant des cris de singe à l’adresse d’un joueur sénégalais, les fans du Liverpool FC entonnaient leur chant, désormais habituel, en l’honneur de l’Egyptien Mohamed Salah, auteur de deux buts et autant de passes décisives : « If he scores another few, then I’ll be muslim too (…) Sitting in a mosque, that’s where I wanna be » soit, en traduisant, « s’il marque encore quelques buts, alors je serai aussi musulman (…) Assis dans une mosquée, c’est là où je veux être. » Il est si rare que l’islam soit ainsi à l’honneur que l’on me pardonnera cette « entame » footballistique à propos d’un sujet bien plus sérieux.

Car, bien évidemment, il était impossible d’entendre ces louanges sans penser au « manifeste » publié deux jours plus tôt par 250 (ou 300, le chiffre exact n’est pas clair) signataires d’un texte dénonçant un « nouvel antisémitisme » musulman [en France] lequel s’appuierait sur des versets du Coran. Affirmant, entre autres, que cet antisémitisme est responsable « d’une épuration ethnique à bas bruit », c’est-à-dire le fait que des familles françaises de confession, ou d’origine, juive quitteraient leurs quartiers pour en gagner d’autres plus sûrs. On appréciera à sa juste valeur l’emploi de l’expression « épuration ethnique ». Voici donc la France ramenée au rang de la Birmanie, du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie.

Le texte est signé par des hommes politiques (dont Manuel Valls…), des artistes (Carla Bruni…, on est prié de ne pas rire) et quelques intellectuels médiatiques (parmi lesquels une crapule ayant applaudi à l’invasion de l’Irak en 2003), mais aussi par quelques valetailles opportunistes dont l’ineffable « imam » Chalghoumi. Ce document ne se contente pas de dénoncer ce que les commentateurs qualifient déjà de « néo-antisémitisme », pour bien faire la différence avec l’autre, le « vrai » ai-je envie d’écrire, l’européen à qui on doit tant de drames. Il enjoint aussi à l’islam de faire le ménage dans les Écritures.  « En conséquence, écrivent les signataires, nous demandons que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémite catholique aboli par Vatican II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre un crime. Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie. »

Ce passage dit bien des choses. Il démontre un manque total de culture religieuse (et l’on se demande bien comment un rabbin a pu signer un tel texte). L’islam, notamment sunnite, n’a ni clergé ni papauté. Il n’y a pas de concile d’imams ou d’oulémas capables d’abroger des passages du Coran même si beaucoup de littérature religieuse existe à propos du naskh (abrogation quand deux versets semblent contradictoires). Les auteurs du manifeste auraient pu s’en tirer mieux en demandant une relecture nouvelle ou encore un renouvellement de la pensée islamique via un ijtihad (exégèse) novateur. Rien de cela n’a été avancé. L’oukase est clair : vous supprimez, point à la ligne.

Ce manifeste est à la fois une provocation et une prise à partie. Son premier objectif, est d’installer de manière durable l’idée selon laquelle les musulmans de France sont antisémites ou, dans le meilleur des cas, complices passifs de cette saleté dont la condamnation tombe pourtant sous le sens. Cela s’inscrit dans cette stigmatisation récurrente à laquelle il est difficile de répondre puisqu’il est impossible d’obtenir la même audience et la même exposition médiatique que les signataires. Télévisions, radios, sites internet, leur propos comminatoire est omniprésent. Tranquillement, l’idée s’installe qu’une personne de confession ou de culture musulmane, même si elle est totalement intégrée, est forcément antisémite. Ah ces musulmans, qui ne marchent pas contre le terrorisme, qui n’honorent pas la mémoire de Johnny… Quoi d’autre encore ?

Ce texte a deux autres objectifs. En premier lieu, il revendique, certes de manière implicite, un droit à l’islamophobie (il daigne admettre que le racisme anti-arabe est à combattre mais feint d’oublier que l’islamophobie est souvent le nouveau visage de ce racisme). Agiter la peur, et l’hostilité, à l’encontre de l’islam est une activité rentable en ces temps troublés. Cela permet d’exister à l’heure de l’information continue, des recompositions politiques et de la déliquescence du monde culturel français. Ah, il fallait voir s’afficher la déception sur les visages de certains experts du « terrorisme islamique » (sic) sur BFMTV et compagnie après que l’on a appris que l’assassin de Toronto n’appartient pas à la mouvance islamique radicale. Un misogyne ? Ah, bon ! Allez, on passe à autre chose…

En second lieu, il s’agit aussi de faire taire le soutien aux Palestiniens. En reprenant à son compte l’accusation « antisionisme égal antisémitisme », ce texte entend mettre les contempteurs de la politique israélienne sur la défensive. La tactique n’est pas nouvelle mais elle est efficace. L’accusation infamante d’antisémitisme plane depuis longtemps sur tous les mouvements pro-palestiniens qui activent en France. La nouveauté, c’est que pendant longtemps les Français de confession ou de culture musulmane se sont tenus à distance de cette question, hésitant à s’impliquer même s’ils n’en pensaient pas moins. Les manifestations contre la guerre à Gaza en 2014 ont montré que les choses ont changé de ce côté-là. Ce que veulent les signataires de ce texte, c’est une perpétuation de la mise sous-tutelle de cette partie de la population française.  

vendredi 20 avril 2018

La chronique du blédard : Syrie, non au campisme

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 19 avril 2018
Akram Belkaïd, Paris

Commençons par rappeler une définition que nombre d’amis de l’avant-garde socialiste, ou de ce qu’il en reste, ont peut-être fini par oublier. Il s’agit du campisme ou, pour résumer le propos, la nécessité de s’aligner sur un camp ou l’autre même si les deux belligérants sont impérialistes. On peut livrer une définition un peu plus détaillée en disant que lorsque deux « mauvais » camps se battent, le campisme dicte alors de prendre parti pour le moins mauvais (le moins impérialiste, le moins monstrueux, etc.) des deux. La question est donc simple : a-t-on le droit de refuser le campisme et donc, de ne pas choisir ?

Cela vaut bien sûr pour la Syrie. L’auteur de cette chronique n’a jamais caché sa détestation du régime de Bachar al-Assad. Cette dernière ne remonte pas à 2011 et à la terrible répression contre ce qui fut, au départ – et on ne le rappellera jamais assez – une révolte populaire et pacifique contre un pouvoir dictatorial des plus brutaux. Si Assad est ce qu’il est aujourd’hui, c’est parce qu’il fut cajolé et courtisé durant plus d’une décennie.
Quand on voit certaines personnalités s’agiter aujourd’hui contre le dictateur de Damas alors qu’elles vécurent tranquillement (et dans une certaine opulence) dans la capitale syrienne dans les années 2000, il y a de quoi être dubitatif mais cela est une autre affaire.

Assad mérite d’être traîné devant un tribunal et jugé pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Son cas, et celui de la clique qui l’entoure, est patiemment instruit par des gens qui se tiennent loin des médias et du cirque habituel des postures et des indignations sélectives. En attendant, la Syrie et le sort du peuple syrien sont une peine profonde à vivre. Ce qui s’y passe depuis des années défie l’entendement. C’est un sentiment terrible d’impuissance et de colère. D’attente d’une vengeance ou d’un acte immanents : « Ne te hâte donc pas contre eux : Nous tenons un compte précis de tous leurs actes »… Un jour, viendra.

Je sais qu’il ne sert à rien d’essayer de convaincre les bacharophiles. La servitude volontaire, qu’elle soit physique ou intellectuelle, et la fascination pour l’ordre musclé incarné par nos dictateurs, ne sont pas une nouveauté. Chacun juge comme il l’entend et libre à chacun de se complaire dans cette espèce de sous-développement intellectuel. Pour beaucoup, Assad est le détenteur de cette « victoire » tant espérée, tant attendue, contre l’Occident, son allié israélien et ses vassaux arabes. Lui, le fils du massacreur de Tell Zaâtar, lui qui a causé tant de peines et de maux aux Libanais, serait la force « anti-impérialiste » se dressant contre les forces du mal. Dans un monde arabe où nous n’avons jamais cessé de prendre pâtées sur fessées depuis 1967 (exception faite de la victoire du Hezbollah en 2006), Assad est l’expression de toutes les frustrations et de tous les fantasmes de revanche.

Mais nous voilà enjoints de prendre parti. Pour ou contre les bombardements occidentaux qui ont visé la Syrie ? Le commandement est clair : si on n’applaudit pas, alors on est forcément pour Assad. Alors, disons les choses clairement : ces bombardements anglo-américano-français sont à la fois : illégaux (selon le droit international) et illégitimes. On n’insistera jamais assez sur le premier point. Dans le monde actuel, le respect du droit international devrait rester une balise. La chose à laquelle on peut se raccrocher quand tout se délite. Que trois des membres du Conseil de sécurité des Nations Unies prennent des libertés avec ce droit est une chose catastrophique. Mais, là aussi, ce n’est guère nouveau…

Ces bombardements étaient aussi illégitimes. Etre légitime, c’est être, d’une certaine façon, inattaquable en matière d’actions ou de positions passées. Brandir la morale et la justice pour frapper Assad, quand, dans le même temps, on détourne les yeux de ce qui se passe au Yémen, à Gaza ou même au Myanmar, c’est pratiquer le deux poids deux mesures. On vend des armes à l’Arabie saoudite (qui détruit actuellement le Yémen), on laisse Israël tirer à vue sur des manifestants désarmés (sans parler de l’usage de bombes au phosphore durant les dernières guerres), on n’agit guère pour sauver les Rohingyas mais on se drape soudain dans les oripeaux de la morale quand il s’agit d’agir en Syrie. C’est pour cela que la France, comme les Etats Unis et la Grande-Bretagne sont disqualifiées et qu’elles ne peuvent prétendre incarner la justice en ce monde.

On nous parle aussi de « ligne rouge ». En clair, Assad peut tuer des centaines de personnes avec de l’armement conventionnel mais s’il utilise des armes chimiques, alors, il est (mollement) attaqué. Tout cela ressemble à une mise en scène bien huilée où chacun joue un rôle précis et où les seules victimes sont le peuple syrien et la vérité. Croit-on vraiment que ces bombardements vont changer le cours des choses ? Bien au contraire, cela ne fait que renforcer Assad et lui assurer que ses protecteurs russes et iraniens continueront de lui sauver la mise. C’est en 2012 qu’il aurait fallu être ferme à son égard. C’est en 2012, bien avant les attaques chimiques de l’été 2013, qu’une solution aurait pu être trouvée, si Washington et Moscou avaient bien voulu s’entendre et empêcher les monarchies du Golfe d’embraser ce pays pour les besoins de circonscrire l’élan des printemps arabes. Mais avec des si… Quoiqu’il en soit, les Syriens finiront par être débarrassés de ce boucher. Nous prendrons alors conscience de la dette imprescriptible que nous avons à leur égard.
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mercredi 18 avril 2018

La chronique du blédard : Juste avant la grève

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 avril 2018
Akram Belkaïd, Paris

Il est tôt. Très tôt. Le train express régional (TER) a été annulé et remplacé par un car qui longe le Gardon en prenant son temps à travers de petites routes de campagnes. Des nappes de brume flottent à hauteur des pieds de vignes et des oliviers. Dans le bus, toutes les places sont prises. Au moment du départ, le chauffeur a dû se fâcher pour faire descendre deux jeunes hommes qui prétendaient voyager debout ou bien assis dans la travée centrale. Normes de sécurité, leur a-t-il expliqué. Obligation d’être à l’heure au travail, ont-ils répondu. En vain.

Les passagers dorment pour la plupart. D’autres pianotent sur leur portable. Parfois, il n’y a plus de réseau. Pas de 4G ni même de 3G. Alors, ils se rabattent sur des jeux ou s’assoupissent comme leurs voisins. Rares sont ceux qui lisent. Pas de journaux et encore moins de livres. Le car s’arrête à toutes les petites gares de l’itinéraire du TER. En temps habituel, assis dans son wagon, on jette un coup d’œil discret à l’extérieur, fixant une petite maisonnette à tuiles qui doit remonter aux premiers temps du siècle dernier, notant l’herbe qui court sur le quai désert ou les vieux trains réformés qui rouillent tranquillement sur une voie au gravier sombre. On se dit alors que l’endroit semble vraiment loin de tout. Ce matin, le fait d’arriver par car et d’avoir bien observé les environs, ne fait que décupler cette sensation. On est bien au milieu de nulle part, décor propice pour un film sur la ruralité des années 1930.

Un monsieur, la quarantaine, s’impatiente. Il faut faire plus vite, j’ai une correspondance à prendre pour Paris, crie-t-il faisant sursauter les uns et se retourner les autres. Il demande à ce que le bus emprunte l’autoroute pour ne pas perdre de temps. Ce qui, en clair, revient à exiger que l’on zappe les autres petites gares Le chauffeur lui répond qu’on sera à temps au terminus. Qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Que la circulation sur cette petite départementale est fluide et qu’il est dans l’obligation de servir tous les arrêts même si personne n’y monte ou que personne n’y descend.

Nous voilà arrivés dans la « grande » ville. Sur le quai C, plusieurs dizaines de voyageurs immobiles, l’air hagard de ceux qui ont peu dormi. Des visages inquiets, qui ne cessent d’épier les panneaux d’affichage. Le train pour Paris est annoncé avec quarante minutes de retard « suite à des problèmes dans la préparation. » Allez savoir ce que cela veut bien dire. On préparerait les trains avant qu’ils ne s’élancent à grande vitesse ? Allez, mon petit, tu vas y arriver. Tu vas toucher les trois cent kilomètres par heure, c’est dans tes capacités…

L’homme qui s’impatientait dans le car est furieux. Quelqu’un a eu la mauvaise idée de plaisanter avec lui en disant que c’était bien la peine d’avoir mis la pression au chauffeur. Quarante minutes à attendre sur un quai… L’interpellé lui jette un regard noir. Parce que vous y croyez, vous, à ces quarante minutes de retard ? lance-t-il. Le TER annulé, le TGV qui tarde, tout ça c’est la grève qui commence, ajoute-t-il, prononçant le mot qui trottait dans tous les esprits. La grève ? Elle est normalement prévue pour le soir, lui dit-on. Mais « ils » sont capables de tout, réplique-t-il. « Ils » ont tous les droits et le gouvernement a peur d’eux. S’il ne prononce jamais le mot « cheminots », il ne cesse de répéter celui de grève et cela sème la panique dans les rangs des voyageurs.

On cherche un agent de la sncf pour se renseigner. Miracle de la 3G, on consulte le site de la compagnie ferroviaire. A chaque fois, rien de plus que ce que dit le panneau d’affichage et les écrans sur le quai. Quarante minutes de retard. Attendez, non, c’est une heure de retard qui est maintenant annoncée. Toujours à cause des problèmes lors de la préparation… Résignation, stoïcisme, indifférence (du moins, en apparence), impatience et rage à peine maîtrisée. Voilà les tableaux composés sur le quai où un petit vent d’est fait frissonner les sans écharpes qui ont cru à tort au retour définitif du printemps.

Non, non, la grève n’a pas commencé. C’est pour ce soir, jure un agent sncf qui trouve le courage d’affronter la foule. On discute un peu avec lui. Ah, que d’insultes entend-il depuis quelques jours. Privilégié, lui ? Avec à peine plus que le salaire minimum ? Et cette étrange phrase qu’il nous lance avant d’aller se coltiner de nouveau avec les impatients : ceux qui insultent le plus les grévistes sont les plus riches ou les plus pauvres…

Une chose est certaine, le quadra qui criait dans le bus, fait partie des contempteurs. Il trouve anormal d’être « pris en otage » et hausse les épaules quand on lui fait remarquer que personne ne veut le tuer… Mais il vient de trouver une nouvelle raison de s’emporter. Sur l’écran qui affiche la disposition des voitures du train selon les repères du quai, il y a moitié moins de wagons que prévu. Nouvelle séquence de panique collective. Je vous l’avais dit, ils sont en grève. Ils maintiennent les trains mais diminuent le nombre de place. Il y a des gens qui vont voyager debout, je vous le dis… Frémissements, corps et visages qui se crispent. Va-t-il y avoir mêlée ? Faudra-t-il briser des vitres pour embarquer dans le train ? Le suspense ne dure pas. Le TGV, bien préparé, finit par arriver, avec le nombre prévu de voitures.


On retrouvera le quadra bien plus tard, prenant le métro à la Gare de Lyon. En l’observant dans la rame (automatique) de la ligne 14, on réalise, mais c’est une autre histoire, qu’à part nous, personne ne peut imaginer que, celui qui n’est désormais qu’un simple parisien parmi tant d’autres, s’est réveillé aux aurores pour prendre un car filant à travers de petites routes gardoises embrumées…
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