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Le Quotidien d'Oran, jeudi 10 avril 2014
Akram Belkaïd, Paris
Personne ne peut décemment affirmer que Paul Kagamé est un démocrate. Personne non plus ne peut démentir l’idée qu’il ne fait pas bon d’être un opposant à l’actuel président du Rwanda surtout si l’on a fait défection après avoir été l’un de ses proches (1). Derrière la façade démocratique et pluraliste de son régime, un habillage dont l’Afrique, y compris du nord, a le secret, l’homme est en réalité un autocrate qui n’entend pas partager son pouvoir. Cela même si on lui concèdera bien volontiers d’importantes et spectaculaires réussites en matière de reconstruction de son pays, de développement économique et d’efforts pour atténuer les conséquences du terrible génocide de 1994 commis par les milices et la population hutues (plus de 800.000 morts dont la très grande majorité appartenaient au groupe ethnique des Tutsis).
Mais la personnalité cassante de Kagamé (l’homme est un ancien militaire), sa poigne de fer et le rôle très controversé de son armée dans la crise sans fin que connaît la République du Congo voisine (RDC, ex-Zaïre) ne doivent pas servir à occulter le passé et à exonérer de leurs fautes les acteurs ayant eu une responsabilité directe ou indirecte dans les massacres des Tutsis. Pour Kagamé, la France (comme la Belgique) a eu un rôle dans « dans la préparation politique du génocide » et dans « la participation (…) à son exécution même » (2). Des propos graves et récurrents qui ont provoqué la colère des autorités françaises lesquelles ont annulé la présence de Christiane Taubira aux commémorations organisées le 7 avril à Kigali.
La responsabilité de la France
Pour disqualifier les accusations du président rwandais, de nombreuses personnalités françaises, parmi lesquelles l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine (il était Secrétaire général de l’Elysée – sous la présidence de François Mitterrand – durant le printemps sanglant de 1994), ont insisté sur l’isolement diplomatique croissant de Kagamé et rappelé que son grand protecteur étasunien manifeste des signes d’impatience à l’égard de son autoritarisme. Cela est vrai mais ce genre d’argument ne répond pas à l’essentiel. Il sert surtout à éluder le vrai débat en allumant des contrefeux grâce à des faits avérés. Le schéma dialectique avec ses « éléments de langage » est simple : Kagamé accuse la France, Kagamé est un dictateur isolé, ses accusations sont donc fausses et servent à la fois à masquer ses propres difficultés et à ressouder l’adhésion des Rwandais à son pouvoir de plus en plus contesté.
Le problème, c’est que la France a beaucoup à se reprocher dans cette triste affaire. Ce n’est pas un secret, elle a porté à bout de bras le régime de l’ancien président Juvénal Habyarimana (tué dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, après que son Falcon 50 a été abattu au-dessus de Kigali). Partie prenante des négociations entre le pouvoir rwandais de l’époque et la rébellion armée du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé, elle a aussi été un acteur du conflit en formant l’armée rwandaise et en lui fournissant une assistance militaire à partir d’octobre 1990 avec l’opération Noroit. « C’était pour empêcher que le FPR ne l’emporte et pour obliger Habyarimana à s’asseoir à la table des négociations » se défend aujourd’hui Hubert Védrine. On appréciera cette explication à sa juste valeur…
La France a aussi toléré que s’exacerbe, dès le début des années 1990, une propagande fasciste et génocidaire à l’encontre des Tutsis. Contrairement à l’argument ressassé par les négationnistes et ceux qui cherchent à régler leurs comptes avec Kagamé, ce n’est pas parce que l’avion d’Habyarimana a été abattu que la folie meurtrière a eu lieu. Les tueries de masses étaient préparées depuis longtemps et pas uniquement par le biais de l’immonde radio des mille collines. C’est toute l’idéologie officielle du régime rwandais qui a conduit à l’irréparable. En tant que parrain et protecteur d’Habyarimana, la France avait les moyens d’enrayer cette machinerie démoniaque. Elle ne l’a pas fait.
Et à ce jour, des questions restent posées quand à cette période qui a précédé l’hécatombe. Des troupes spéciales françaises ont elles directement participé aux combats contre les forces du FPR ? Quand exactement les livraisons d’armes françaises se sont-elles vraiment interrompues ? Avant ou après le 7 avril ? L’Elysée ou le Quai d’Orsay étaient-ils informés des agissements de certains barbouzes français présents à Kigali auprès des génocidaires ? Et, question fondamentale, pourquoi la France n’est-elle pas intervenue ensuite auprès des autorités intérimaires rwandaises (celles qui avaient succédé à Habyarimana) pour ordonner l’arrêt des massacres? « Une simple menace de Mitterrand aurait suffi » affirment aujourd’hui encore des rescapés tutsis.
Et puis, il y a eu cette fameuse opération Turquoise lancée par l’armée français le 22 juin 1994 (un mois et demi après le début du carnage) non pas pour (enfin) faire cesser les exactions mais pour s’interposer entre l’offensive militaire triomphante du FPR et les populations civiles hutues en fuite. Pour Kagamé et ses pairs, la France n’est intervenue que pour permettre aux génocidaires de s’enfuir. Et il est vrai qu’une bonne partie des organisateurs et planificateurs de la boucherie ont pu quitter le pays et se cacher aux quatre coins de la planète. Certains d’entre n’ont jamais été inquiétés à ce jour notamment ceux qui ont formé les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) qui opèrent aujourd’hui à partir de la RD Congo. Avec l’opération Turquoise, la France a privé Paul Kagamé d’une victoire militaire totale sur les génocidaires et offert, volontairement ou non, une porte de sortie à ses ennemis : c’est cela, entre autre, qu’il ne lui pardonne pas.
La France ne veut pas demander pardon
On pourrait consacrer plusieurs autres paragraphes à détailler les multiples griefs formulés par les Rwandais, et pas simplement leur président. Mais, l’un des aspects les plus importants de ce drame est que la France n’a jamais demandé pardon pour ce qui s’est passé au Rwanda. Du bout des lèvres, elle a reconnu des « fautes » comme l’a fait le président Nicolas Sarkozy en 2010 à Kigali. Des diplomates admettent des « erreurs graves » dans la gestion des événements ayant précédé le drame. Mais d’excuses présentées, point (à l'inverse de la Belgique, des Etats-Unis ou même de l'Onu). Et ce n’est pas le retour aux affaires de l’ancienne gauche mitterrandiste qui va changer les choses. En effet, poser la question de la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis, c’est questionner le rôle de François Mitterrand et de ses collaborateurs de l’époque.
De façon générale, il y a en France une complaisance réelle à l’égard de ce qui n’est rien d’autre que du négationnisme. On peut tranquillement y expliquer que les Tutsis sont responsables de leurs malheurs, qu’ils ont payés « le mal qu’ils ont infligé aux Hutus ». Qu’ils sont un peuple « menteur » et « dissimulateur ». Des propos qui empruntent à l’argumentaire antisémite sans que cela n’interpelle les autorités françaises. A Paris, on peut aussi développer en public la thèse du « double génocide » en affirmant que s’il y a bien eu massacre de Tutsis par les Hutus, ces derniers ont subi la même chose de la part des premiers ceci, bien entendu, expliquant cela… On peut aussi y relativiser le carnage en jurant que c’est un Tutsi, en l’occurrence Paul Kagamé, qui l’a sciemment déclenché contre les siens en faisant abattre l’avion d’Habyarimana. Une thèse rejetée aujourd’hui par la justice française laquelle, au passage a mis bien du temps avant de se réveiller pour traquer les génocidaires réfugiés dans l’Hexagone. Et, contrairement à la destruction des Juifs par les nazis ou le massacre des Arméniens par les Ottomans, on peut nier, ou réviser, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 sans craindre d’être poursuivi par cette même justice française…
On peut même se saisir des massacres des Tutsis pour en faire le sujet d’un sketch fécal diffusé sur l’antenne d’une grande radio, comme l’a osé en février dernier l’imitateur Nicolas Canteloup. Prenant la voix de l’animateur Julien Courbet, spécialiste télévisuel et radiophonique du règlement à l’amiable des différends entre voisins, ce dernier a brodé sur un « conflit de voisinage » entre « monsieur Hutu » et « monsieur Tutsi », le premier exagérant dans les supplices infligés au second. Un « amusement » très franchouillard qui a ulcéré les Tutsis vivant en France mais pour lequel Canteloup a refusé de s’excuser, recevant même le soutien d’Alain Jakubowicz, président d’une Licra à l’indignation à géométrie variable…
« La France doit défendre son honneur » a protesté Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères en 1994) après les nouvelles accusations de Paul Kagamé. En réalité, et quel que soit le sujet, l’honneur commande de reconnaître ses erreurs et de demander pardon pour ses fautes. Mais encore faudrait-il que la France officielle se débarrasse d’une suffisance héritée d’un temps pas si ancien où l’obsession de « sa grandeur » et de son influence dans le monde permettait toutes les dérives. A commencer par le soutien accordé à des régimes bien peu recommandables. Et c’est même en demandant aux Rwandais de lui pardonner que la France contribuera à les aider à se relever et à se reconstruire.
(1) Rwanda : Paul Kagame met de nouveau en garde les dissidents en exil, RFI, 17 mars 2014.
(2) Paul Kagamé, « du génocide à la ‘rwandité’ », Jeune Afrique, 6 avril 2014.
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PS : Signalons aussi ces propos de Guillaume Ancel, capitaine de l'armée française pendant l'opération "Turquoise" en 1994 (rapportés par le quotidien Le Monde daté du 9 avril 2014)
" Je sais qu'en aucun cas nous n'avons participé au génocide. Mais je sais aussi, parce que je l'ai vécu, que nous avons une part des responsabilités dans le drame rwandais pour avoir commis des erreurs lourdes de conséquences. 'Turquoise' n'était pas au départ, comme on le prétend, une opération humanitaire. J'étais spécialiste des frappes aériennes : on n'emmène pas ce type de professionnel pour faire de l'humanitaire ! Ma mission était agressive : elle consistait à dégager la voie pour un raid terrestre sur Kigali. Il s'agissait de combattre le Front patriotique rwandais [FPR de Paul Kagamé] et de reprendre la capitale pour y réinstaller au pouvoir le gouvernement soutenu par Paris."
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