Une ancienne chronique publiée en 2006 et qui me revient en mémoire alors que le Maroc déploie des trésors de savoir-faire pour convaincre l'opinion américaine qu'il est à l'abri des turbulences du Printemps arabe. (Voir à ce sujet, l'opinion d'Edward M. Gabriel, ancien ambassadeur des Etats-Unis au Maroc et aujourd'hui conseiller du Royaume)
La chronique du blédard : Couscoussage et Taginage
Le Quotidien d’Oran, Jeudi 20 avril 2006
Akram Belkaïd, Paris
Un ami originaire de la vallée de la Soummam possède un
restaurant dans le centre de la France. Comme ses cousins de la région
parisienne, il peut raconter des dizaines d’anecdotes à propos des brimades que
lui inflige l’administration ainsi qu’à propos de l’envie que sa réussite peut
faire naître chez monsieur Dupont. Contrôles, redressements, lettres anonymes
de dénonciation à son encontre – comme par exemple des accusations de recours à
des travailleurs au noir – font partie de son quotidien. Cet ami s’est
d’ailleurs forgé son propre vocabulaire pour désigner l’une des méthodes qu’il
utilise pour faire cesser ces tracas. Quand les gendarmes multiplient les
visites pour des motifs futiles, quand les services d’hygiène deviennent par
trop tatillons ou quand encore, les représentants de l’appareil fiscal sont
trop entreprenants, il a une arme miracle : « je les ‘couscousse’ »
me dit-il ce qui signifie « couscous pour tout le monde, vin compris, c’est le
patron qui régale ».
Le « couscoussage » n’est pas une arme infaillible mais,
selon cet ami, elle a le mérite d’éliminer les deux tiers des désagréments.
Cette passion pour la nourriture « gratos », surtout quand vins et
alcools sont en prime, est d’ailleurs un
péché mignon assez répandu dans l’Hexagone. Un péché parfois à l’origine de
bien honteux renoncements.
Il y a quelques années, une entreprise s’est mise en grève
parce que l’un de ses dirigeants venait d’être renvoyé manu militari, sans
aucune explication ni argument si ce n’est son refus de plier devant la bêtise
de ses supérieurs voire de ses actionnaires. La crise a duré une semaine, puis
les uns et les autres, résignés, ont repris le chemin du travail. Quelques
jours plus tard, m’a raconté l’un des syndicalistes les plus en pointe dans la
contestation, la nouvelle direction a organisé « un pot ». Au menu charcuteries
et spécialités alsaciennes : « Tout le monde ou presque y est allé comme si de
rien n’était. La grève était oubliée alors que les affaires du dirigeant viré
étaient encore en tas sur son bureau », me précise avec indignation ce
syndicaliste.
Pour en revenir au « couscoussage », il faut aussi confier
que c’est une méthode très employée dans la presse. Les gouvernements ou les
entreprises invitent régulièrement des journalistes, tous frais payés. Bien
entendu, il y a « couscoussage » et « couscoussage », certains étant plus fins
et plus intelligents que d’autres. Dans le meilleur des cas, le journaliste n’a
aucune contrainte en matière d’écriture mais c’est toujours difficile de mordre
une main qui vous a (bien) nourri. D’autres « couscousseurs » sont de vrais
idiots qui ne sont satisfaits que lorsque l’article (gentil) a été enfin
publié.
Est-ce que l’Algérie officielle a recours au « couscoussage
» en France ? C’est rare et c’est souvent, allez savoir pourquoi,
contre-productif. Il y a quelques années, me sont ainsi revenus les récits
d’une équipée de la presse française dans le désert algérien. Si l’idée était
de rendre le pays attractif, ce fut visiblement raté au regard de ce qui m’a
été rapporté. Tel grand éditorialiste s’est répandu dans le tout-Paris en
évoquant « l’incompétence congénitale des Algériens à développer le tourisme »
tandis que d’autres « vedettes » du paysage audiovisuel français (paf) se sont
indignées de ne pas avoir été traitées comme leur rang le commandait.
Cela étant, de vous à moi, l’Algérie et le « couscoussage »
n’ont jamais fait bon ménage. On ne sait pas faire, on s’énerve vite et si l’invité
râle un peu trop, qu’il soit acteur ou chanteur, on lui flanque le plateau du
petit-déjeuner (avec de la margarine car « makache » le beurre) sur
la figure. Et puis, à quoi bon « couscousser » quand le baril s’approche des 80
dollars et que le monde entier est à vos pieds pour avoir sa part du gâteau ?
Cette rente permet de se croire invincible, de mépriser les
actions de lobbying (qui sont pourtant la clé du monde moderne) et de commettre
des impairs stratégiques comme lorsque l’entourage d’un ministre très influent
de la cinquième République a sollicité l’Algérie pour qu’il puisse y passer sa
convalescence et qu’il n’a jamais reçu de réponse. Le ministre en question en
fut quitte pour passer plusieurs semaines dans un magnifique hôtel au pied de
l’Atlas où le Palais royal marocain sait si bien traiter ceux dont il entend
faire ses obligés.
Car le champion toutes catégories du « couscoussage », c’est
bien notre voisin marocain. Nulle corruption ni pots-de-vin, mais un savoir
faire au service d’un pays afin que son image soit en permanence défendue dans
les médias et les milieux d’affaires. Le système d’influence marocain
mériterait à lui tout seul une thèse tant il est efficace en Occident et
particulièrement en France (mettons de côté l’Espagne pour des raisons
historiques évidentes).
La méthode est simple. Tout leader d’opinion, tout patron
bien en vue, est initié aux charmes (réels) des riads, des mets raffinés (aaah
le tagine et la pastilla !) et des randonnées dans l’Atlas. A partir de là, se
crée ce que l’on pourrait qualifier de dépendance positive. Et c’est ainsi que
vote serviteur s’est entendu dire par un grand patron du CAC 40 qu’il se
sentait plus en sécurité au Maroc qu’en France. Se sentir bien dans un pays est
une chose, y investir en est une autre. Nombre de pays qui ont dépensé des
millions d’euros en campagne d’image le savent mais, dans le cas du Maroc, ça
marche.
Et pour bien comprendre comment fonctionne le
« taginage », il faut lire le dernier livre du journaliste
Jean-Pierre Tuquoi (*). Jadis persona non grata en Algérie, accusé aujourd’hui
par le Makhzen d’être à la solde des Algériens, ce confrère relève notamment
qu’alors « que le royaume est un partenaire économique mineur et un acteur
déclinant sur la scène internationale, il reste une sorte de lieu de pèlerinage
obligé pour les membres du gouvernement [français], quelle que soit d’ailleurs
la couleur politique de ce dernier ». Cela explique en partie la bonne image du
Maroc en France car, à coup sûr, le « taginage » surclasse, et de
loin, le « couscoussage ».
(*) Majesté, je dois
beaucoup à votre père. France-Maroc, une affaire de famille, Albin-Michel,
mars 2006, 17,5 euros
Retouvez une sélection de 50 chroniques du blédard dans : La France vue par un blédard, Editions du Cygne.
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