Le Quotidien d'Oran, jeudi 13 juin 2013
Akram Belkaïd, Paris
Souvent, quelques mots clés suffisent à résumer un pays ou une région. Dans le Golfe arabo-persique (formule neutre qui n’irritera personne…), il en est un qui s’impose d’emblée : Vision (prononcer à l’anglaise, soit « vijieune »). Le journaliste ou le chercheur de passage dans la région en a très vite pour son compte. « His highness had a vision » telle est la phrase répétée à l’envi. Son Altesse, ou plutôt son « Altessissime des cieux plus que très élevés » - puisque l’on est aux pays des émirs, des rois et des sultans - a donc eu, un jour, une vision. « A strategic vision », une vision stratégique, bien entendu, pas juste un caprice de riche. Un désert transformé en tours d’acier et de verre. Des ports et des aéroports, des usines sorties de nulle part, des compagnies aériennes qui mettent leurs concurrentes occidentales à genoux, des économies qui cherchent à se diversifier, des projets fous qui attirent les touristes et les croisiéristes, des fonds souverains qui font la pluie et le beau temps sur les marchés internationaux : « the vision » affirme être cohérente et préparer l’après-pétrole grâce au… pétrole.
Du coup, le mot est mis à toutes les sauces. Tout le monde ou presque se doit d’avoir une « vijieune ». Malins, les cabinets de conseil anglo-saxons, plus qu’influents dans la région, ont saisi l’aubaine. C’est à qui vendra le plus beau rapport de prospective. « Vision 2020 », « Vision 2030 », les pays du Golfe ne cessent de se projeter en avant, s’imaginant en puissances économiques, pariant sur le nucléaire civil et les énergies renouvelables, affirmant vouloir développer le « human capital », le capital humain lui aussi mis à toutes les sauces sauf quand il s’agit de parler du sort des migrants asiatiques ou africains et, parfois même, arabes. Des migrants qui, quand ils ne se tiennent pas bien, comme lorsqu’ils font grève pour qu’on leur verse enfin leurs salaires, sont immédiatement soumis à « the deportation », comprendre l’expulsion du territoire. Pour l’exemple, pour que les autres sachent ce qui les attend au cas où leur viendrait la mauvaise idée de revendiquer leurs maigres droits.
Loin de l’Europe morose et fauchée, on ne parle ici que de « projects », des projets, et de « billions », de milliards de dollars. Les sommes avancées donnent le tournis et l’optimisme qui les porte confine à la démesure. Car, il faut bien le comprendre : tous les projets sont « world class », de classe mondiale. Pas question d’acheter de la seconde-main, il y a le Maghreb et l’Afrique pour ça… Ici, le projet doit être grand, lourd et impressionnant. Mais, attention, encore une fois vous dit-on, ce n’est pas un caprice ou un éléphant blanc destiné à arroser en commissions des responsables aussi vénaux qu’incompétents. Non, le « project » doit permettre au pays de se développer encore et toujours, de rivaliser avec les économies émergentes et de devenir un grand « hub ». Un terme qui entend tout dire : carrefour (stratégique, of course), plate-forme, nœud de communications et de transports. Le hub, signifie à celui qui l’entend le caractère incontournable du lieu, la nécessité de s’y rendre pour y faire des affaires.
L’acolyte de hub est le terme « global ». Aucun projet, aucune activité, n’ont droit de cité s’ils ne sont pas « global », c'est-à-dire planétaires, ou du moins, présentés comme tels. Alors, tout le monde est global y compris l’attachée de presse d’une toute petite affaire familiale. Sur sa carte de visite elle sera donc « global press officer ». Avouez que cela en jette ! Même le « mall », ce gigantesque centre commercial où expatriés et locaux (« the locals » dans la bouche des premiers) traînent leur ennui dans de tristes galeries de marbre, se doit d’être global. Les pays du Golfe ? « A global hub with a strategic vision ». Un hub global avec une vision stratégique… Avec cela, on peut broder durant des lignes et des colloques en célébrant l’avènement d’une nouvelle économie. Une « strong economy », économie robuste mais aussi, vous préviendra-t-on, très attentive au « sustainable development », le développement durable. Car bien sûr, dans cette région qui est la première du monde en termes d’émissions de gaz à effet de serre par habitant, prétendre faire attention à l’environnement c’est aussi très « world-class ».
Mais, tous ces bouleversements, toute cette richesse apparente pour ne pas dire tapageuse, oblige les maîtres du Golfe à ne pas perdre de vue l’histoire et l’identité. Ainsi, est-il question en permanence de « heritage », l’héritage (prononcer « heuritadje » en roulant bien le « r ») et de culture (prononcer « keultch’re »). Ah, ce « cultural heritage », expression bien utile pour compenser le mal-être généré par la « modernity », la modernité tant revendiquée, du moins pour ce qui est de l’aspect technologique car, pour les mentalités... Mais, question, de quel héritage culturel parle-t-on ? La tente ? Les chameaux ? La poésie antéislamique ? La frugalité imposée par le désert ? Les joutes marines ? La gastronomie sommaire dont le visiteur prendra garde à ne pas demander si elle est « spicy », épicée, le terme « spice », épice, faisant désormais référence à des substances synthétiques de plus en plus prisées par la jeunesse locale en quête de paradis artificiels.
Etrange, le mot youth est peu présent même si la jeunesse ultra-gâtée commence à attirer l’attention inquiète des puissants chouyoukhs. Pas facile pour elle d’exister, de mener une vie normale ou, plus important encore, d’acquérir le goût de l’effort et du travail bien fait quand tout ce qui l’entoure ne parle que de luxury (luxe mais on peut aussi s’amuser à traduire cela par luxure…) et de « leisure » (c'est-à-dire loisir mais c’est à comprendre surtout dans le sens de farniente…), le maître verbe dans tout cela étant « enjoy » au sens de prendre plaisir. Résumons donc : Le Golfe, un global hub porté par des visions altessissimes et stratégiques avec des projets world-class à des milliards de dollars, respectant le développement durable et offrant au visiteur tout le luxe et les loisirs dont il a besoin (ou pas). La question, fondamentale, étant de savoir si tout cela va durer même s’il n’existe pas (encore) de mot pour résumer cette interrogation.
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