Le Quotidien d'Oran, jeudi 20 juin 2013
Akram Belkaïd, Paris
Soudain, la nuit. Inattendue. Effrayante. En ce lundi 17 juin, il n’est que dix heures du matin mais l’obscurité règne sur Paris. La capitale française est plongée dans le noir et la grosse pluie qui s’abat accroît le sentiment de malaise. De peur. Le plafond nuageux est si bas qu’on le croirait à portée de main. Cela ressemble à de l’ardoise mouvante. On dirait aussi une éclipse totale, de celles qui exigent des croyants une prière immédiate pour éloigner le pire et implorer la miséricorde divine. Dans la rue, un silence étrange se fait. Une femme s’arrête et cherche un abri plus sûr que l’enseigne d’une librairie. La gardienne d’un immeuble lui permet d’entrer dans le hall. Avant de refermer la porte, elle jette un dernier regard en direction du ciel et se signe. Une voiture se range en double file. L’automobiliste déclenche le signal de détresse et va s’abriter sous une porte-cochère. A celui qui lui demande pourquoi il fait cela, il parle de foudre imminente et de possible averse de grêlons aussi gros, aurait annoncé une radio, que des balles de tennis. Les corps se crispent, les visages se tendent. On attend une explosion, un déchaînement, qui ne viendront pas. La menace ne fait que passer. Aux devins d’interpréter l’augure…
L’épisode ne dure guère plus de dix minutes mais il marque les esprits. Il va meubler toutes les conversations à venir. Des expressions grandiloquentes, excessives, vont être employées. Armageddon, diront quelques-uns. Scène de l’apocalypse, jureront d’autres, propos qui seront repris par nombre de télévisions et de journaux. Mises en lignes sur internet, les images du phénomène ne parviendront pas vraiment à restituer son caractère sidérant. Il en est souvent ainsi pour ce qui concerne les manifestations météorologiques extrêmes. Mais dans le cas présent, ce n’est pas de la violence d’un ouragan ou d’une tornade qu’il s’agit. Cela concerne plutôt ces instants d’effarement, où la lumière du jour disparaît sans que l’on s’y attende. Cela concerne ces longues minutes où l’on se demande ce qui se passe, où la radio ne donne (pas encore) d’explications (ce qui amènera à s’interroger par la suite sur l’information de proximité y compris dans une grande ville). Cela concerne enfin ces instants où la panique peut gagner, où l’être humain est soudainement renvoyé à son insignifiance face à la nature et ses colères.
Durant les heures qui ont suivi, de nombreuses discussions ont mis en exergue ce sentiment de solitude ressenti durant cet événement atypique. Un peu comme si les uns et les autres se préparaient à affronter seuls et sans aide aucune la catastrophe que ces nuages noirs semblaient annoncer. Que faire quand on est dans un bureau, que le ciel menace de s’ouvrir et que l’on est si loin des siens ? Que faire quand on est loin de l’école de ses enfants ? Et, d’ailleurs, cette école, est-elle suffisamment robuste pour résister à ce qui va frapper ? Faudrait-il sortir, courir sous la pluie, défier les éléments, pour y aller ? Aura-t-on le temps d’y arriver ?
De la solitude donc. Mais aussi de l’impréparation. Que faire ? Habitués à un ordre tranquille et protecteur, les habitants de la ville ne savent rien de ce qu’ils devront accomplir en cas de catastrophe naturelle ou autre. Certes, chaque premier mercredi du mois, à midi puis midi passé de cinq minutes, deux essais de sirènes rappellent aux citadins que cette longue plainte pourrait, un jour ou l’autre, les avertir d’un danger quelconque. Oui, et alors ? Où aller ? Quelles seraient les premières mesures à prendre ? Les premiers gestes ? Les choses à faire et celles à, surtout, ne pas faire ? Personne ne le sait. Personne n’y est préparé. Il n’y a donc qu’à vivre avec la certitude que tout ira toujours bien dans le moins mauvais des mondes.
En ce moment, c’est la menace d’une crue de la Seine qui plane sur Paris. De temps à autre, un article de presse rappelle que certaines administrations et organisations prennent leurs dispositions. Ministères, musées, hôtels et autres commerces savent que cette crue n’épargnera pas leurs sous-sol ni même leurs premiers niveaux. Et le reste ? Les habitants ? Savent-ils par exemple qu’une crue de la Seine peut signifier aussi la montée des nappes phréatiques y compris à des kilomètres du fleuve ? Pas sûr… Pas d’information officielle sur le sujet. En ces temps difficiles, de morosité et de « maussaditude » générales, mieux vaut ne pas inquiéter l’habitant. Il sera toujours temps, croit-on, de le mettre en garde et de lui expliquer ce qu’il doit faire au cas où…
Le temps ? Lisons ce qu’en dit Paul Virilio, ce philosophe français qui ne cesse de réfléchir aux liens entre l’évolution des sociétés humaines et des catastrophes qui en résultent. « L’accident est inséparable de sa vitesse de surgissement inopiné, écrit-il, et cette ‘vitesse virtuelle’ de la surprise catastrophique doit donc bien être étudiée, et non seulement la ‘vitesse actuelle’ des objets et des engins récemment innovés » (*).
Bien entendu, il ne s’agit pas de vivre dans la hantise de ce qui pourrait advenir mais, des épisodes comme celui du ciel noir de Paris ou bien encore celui des récentes inondations d’Alger devraient obliger tout un chacun à prendre le temps de la réflexion et de l’interrogation. Le temps de la prise de conscience qu’il n’est peut-être pas sain de compter uniquement sur autrui, autorités, gouvernement, mairie, pouvoirs dits publics, pour se sentir protégé…
(*) L’accident originel, Editions Galilée, janvier 2005.
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