Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 juin 2014
Akram Belkaïd
Comment peut-on aimer le football ? C’est un sport
injuste. Un sport où la meilleure équipe, la plus belle à regarder jouer, la
plus offensive, la plus généreuse, n’est presque jamais assurée de l’emporter
pendant la Coupe du monde ou d’autres compétitions majeures. La Hongrie en
1954, le Brésil en 1982 et 1986, la France, aussi, en 1982 et en 2006 sans
oublier les Pays-Bas en 1974 et 1978 en sont les meilleurs exemples. Injuste
oui, et souvent irrationnel, sans aucune logique apparente si ce n’est celle du
« réalisme » et du jeu dur. Mais c’est cela qu’on aime… C’est cela, aussi, qui
rend ce sport attachant. Jamais aucun écrivain, jamais aucun compositeur,
jamais aucun artiste ne pourra générer une émotion collective comparable à
celle qui s’est dégagée de Séville en juin 1982 à la fin du match France -
Allemagne. Ce soir-là, ce fut la défaite du monde entier, Algériens compris,
contre les Allemands. Une défaite planétaire comme celle, la même année, du
Brésil contre l’Italie. Injuste, oui, mais c’est un peu cela que l’on
recherche. Une injustice initiatique qui fait écho à celle du monde, à celle de
la vraie vie. De Bill Shankly, le mythique entraîneur de Liverpool on cite
souvent cette déclaration : « Le football, ce n’est quand même pas une question
de vie ou de mort : c’est bien plus grave que ça ! ». Des propos excessifs où
pointe, peut-être, une certaine forme d’autodérision. En réalité, le football
est à la fois une autre vie et la
vie.
Comment peut-on aimer le football ? C’est un sport
immoral où le méchant s’en sort presque toujours indemne. Le casseur de
cheville de Maradona, de Pelé ou de Belloumi. Celui qui tire le maillot, qui
griffe par derrière, qui murmure les pires insultes à l’oreille de son
adversaire direct. Un sport où l’arbitre n’a pas vu ce que des milliers de
spectateurs et des millions de téléspectateurs ont vu. Un hors-jeu, une main
dans la surface de réparation, un pénalty flagrant… Pas vu… Parce ce que
c’était vraiment le cas, parce qu’il était fatigué, parce qu’il regardait
ailleurs, parce qu’on lui a demandé de faire semblant de ne rien voir, parce
qu’on lui a donné des consignes pour que l’équipe jouant avec tel équipementier
l’emporte contre celle liée à tel autre concurrent, parce que, politiquement,
il ne fallait pas que l’URSS l’emporte contre la Belgique en 1986, parce que
des valises de billets ont été déposées sous le lit de sa chambre d’hôtel…
Immoral oui, ce sport. Certainement truqué, arrangé, manipulé, mais, naïfs et
masochistes que nous sommes, nous continuons à y croire. Une Argentine qui
l’emporte sur le Pérou par six buts à zéro en 1978 – ce score hautement
improbable étant la condition pour sa qualification – et l’affaire, des plus
douteuses, passe comme une lettre à la poste (on a appris, plus de trente ans
plus tard qu’un « deal » avait été conclu entre la soldatesque de Buenos Aires
et le pouvoir de Lima avec, entre autres clauses, l’assassinat d’opposants
péruviens). Immoral, oui, comme en 1982 avec ce non-match entre la RFA (encore
elle…) et l’Autriche qui s’est terminé par une qualification commune aux
dépends de l’Algérie. Ni sanctions, ni blâmes.
Comment peut-on aimer le football ? C’est un sport entre
les mains d’une grande mafia, la plus puissante sur terre. Elle n’a pas besoin
de tuer ou de faire disparaître ses adversaires. Elle se contente d’acheter
tout le monde. Les télévisions, la presse écrite, les gouvernements obligés de
concocter des lois pour lui complaire. Des millions de dollars ici, des
millions de dollars là, les consciences cèdent face aux ventripotents adipeux
de Zurich qui osent parler de valeurs et de respect. Comment peut-on aimer le
même sport qu’eux ? Car, elles aussi, les fripouilles dirigeantes, nationales,
continentales, mondiales, aiment le foot. L’explication est simple, en
regardant un match, en écoutant ou en lisant les commentaires d’avant et après,
on oublie souvent ce qu’il y a autour comme purin et eaux fangeuses. On arrive
même à se convaincre que ce sport nous appartient bien plus qu’à ses instances
internationales, comme on les appelle souvent pour bien faire comprendre
qu’elles ont rang de grande organisation multilatérale. On aime le foot comme
on aime un pays entre les mains d’une dictature. On se dit qu’un jour ou
l’autre viendra l’heure de la libération, du grand lessivage. En attendant, on ronge
son frein, on compose, on se tait, on louvoie.
Comment peut-on (encore) aimer le football ? C’est un
sport où la majorité des rencontres sont devenues emmerdantes, des rencontres
où la victoire vient de l’erreur de l’autre, où l’on cherche avant tout à défendre,
à « être bien en place » et à profiter des quelques coups-francs ou corners
pour marquer. Triste spectacle, oui. Mais on attend. On espère. On se dit qu’un
coup de folie peut certainement advenir. Une feinte, un drible, une hadda, un nouveau geste comme le coup du
crapaud du mexicain Cuauhtémoc Blanco ou encore un but d’anthologie. Alors on
attend. On repense aux grands matchs, on rêvasse. Si on est chez soi, on
grignote, on lit, on discute, on se dispute entre partisans du Barça et ceux du
Real, entre ceux du Mouloudia d’Alger et ceux de l’USMA mais toujours en
gardant un œil sur l’écran. Si l’on est au stade, on regarde autour de soi, on
lève la tête pour voir passer un avion au loin. On se dit que le temps est
suspendu. On attend. On espère. C’est cela aussi le football. Une attente, une
espérance. Un temps qui passe.
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3 commentaires:
Merci pource texte.
Commentaires très pertinents
Je vous ai découvert avec votre désopilant et grinçant article sur les journalistes françaises qui vous appellent pour l'élection algérienne
Je comptais vous féliciter et je ne l'ai pas fait. Mais le hasard a voulu qu'hier je tombe sur votre article sur le triomphe de la Diaspora algérienne dans l'EN
J'ai beaucoup aimé cette mise en perspective et j'ai découvert avec surprise que vous en êtiez aussi l'auteur
Alors félicitations pour l'ensemble de votre oeuvre et vos commentaires inspirés
Effectivement, une autre chronique bien inspirée qui sent la profonde passion de l'auteur pour le football.
Mon passage préféré, celui que je ressens (et partage) le plus intensément avec l'auteur est celui où vous soulignez avec amusement la ressemblance de ce sport avec la vie tt simplement (et parfois aussi l'envie et le rêve d'une autre vie à travers une partie de foot..)
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