HuffPostMaghreb, 13 septembre 2014
Akram Belkaïd
Madame courage et les autres cachets font leur effet… Dans les tribunes, ils chantent sans s’arrêter. Je les imagine serrés les uns contre les autres, vomissant rage et menaces. Leurs hurlements s’engouffrent dans le vestiaire humide comme un vent glacé qui nous pétrifie. Ils nous promettent la gorge tranchée si nous gagnons et la sodomie si nous perdons. Ils insultent nos mères et nos femmes. A les entendre, on dirait que nous sommes leurs pires ennemis. Qu’est-ce qu’on a bien pu leur faire ? Les autres, ceux d’il y a quinze jours, je peux comprendre. C’est notre ville qui a obtenu le siège de la wilaya et pas la leur... Mais là… On vit à huit cent bornes de chez eux. De toutes les façons, à quoi bon chercher à comprendre ? Ils sont déchaînés, un point c’est tout. Et quand leurs pieds martèlent le béton des gradins à toute vitesse, j’ai l’impression qu’un tremblement de terre va engloutir le stade et nous avec.
Que disent-ils, me demande Touré Diop d’une voix blanche. Je préfère me taire et détourner le regard mais il insiste, me serrant le bras pour m’obliger à lui répondre. Des trucs politiques, lui dis-je en mentant par omission. Mais il ne me croit pas. Peut-être pense-t-il que les chants s’adressent à lui et à lui seul. Deux ans dans ce pays l’ont rendu paranoïaque… Attentif, le soigneur vient à mon secours et lui raconte qu’ils saluent la mémoire des martyrs d’Octobre et qu’ils réclament leur part du gâteau. Diop hausse les épaules d’un air découragé. Il murmure qu’il n’a jamais vu ça ailleurs que chez nous. Qu’il ne s’attendait pas à vivre ça. Le voilà qui se renfrogne. Qu’est-ce que je peux bien lui dire pour chasser sa peur ?
J’essaie d’oublier les vociférations de l’extérieur et d’ignorer les gens que je ne connais pas et qui passent sans cesse leur tête d’abruti à travers la porte. Qui sont-ils ? Qui les a autorisés à traîner dans la zone des joueurs ? La demi-heure qui précède le match est censée être celle du silence et de la concentration. On s’équipe, on vérifie les crampons, on lasse ses chaussures. On se frictionne les muscles, on se shoote au camphre. On attend les derniers mots du coach et de lui seul. Des encouragements simples et un rapide rappel des consignes car tout a été dit pendant la causerie. Ces mots, certains, surtout les plus jeunes, ne les écoutent même pas. Moi, j’en ai toujours eu besoin et cette attente entre quatre murs a longtemps été un moment à part. En silence, je surveillais les anciens. Je les imitais. Comme l’un, je serrais mes chevilles avec de l’adhésif et, comme l’autre, je glissais du coton au bout de mes chaussures. Maintenant, c’est devenu l’instant où je lutte contre la peur qui me tenaille le ventre et où je n’ai plus qu’une seule envie : que le match soit terminé et que nous soyons vite sur le chemin du retour sans avoir pris le temps de la douche ou de la collation. Qu’importe le score, qu’importe la qualité de notre jeu, qu’importe la prime de victoire : seul compte le fait de rentrer chez soi sain et sauf même si c’est avec le goût amer de sa propre inutilité.
Quand on joue chez nous, Diop écoute de la musique pour se détendre. Mais aujourd’hui il a enlevé son casque. Il est sur le qui-vive, sursautant à chaque vibration, nous interrogeant de ses yeux fiévreux. Il sent que l’anormal, je veux dire l’anormal qui est devenu « la routine normale » pendant nos déplacements, est encore plus anormal. On dirait qu’il devine que quelque chose de grave va arriver. Pourtant, il sait comme nous tous ce qui va se passer. Ce qui doit se passer. Ce match, nous allons le perdre. Par deux ou trois buts d’écart. Volontairement, sans avoir été payés pour ça, sans nous être concertés. Nous allons lever le pied. On jouera au ralenti, avec juste ce qu’il faut pour sauver les apparences. On fera semblant de nous battre comme des catcheurs et les joueurs d’en face le savent déjà. C’est ainsi. La règle non-écrite est connue de tous. Khassrine Dhabhinekoum… Ce n’est pas nous mais ce championnat qui n’a plus d’honneur. En fermant les yeux, je revois cette scène dans Gladiator où un type se pisse dessus avant d’entrer dans l’arène. Si j’y pense c’est parce que j’ai déjà vu ça et que ça peut même se passer ce soir. Dans le long tunnel mal éclairé et à moitié inondé, des odeurs fétides peuvent prendre soudain à la gorge. On fait alors semblant de n’avoir rien remarqué. Même ceux qui jouent à domicile regardent ailleurs. On ne plaisante pas avec ces choses et le pauvre gars en est quitte à vite changer de cuissettes. Oui, je dis cuissettes et pas short. C’est une vieille habitude. Ça fait rigoler Diop et les jeunes.
Notre entraîneur sait lui aussi que nous n’allons pas jouer la gagne mais il fait comme si de rien n’était. C’est un Français qui a eu une belle carrière de joueur. Il est arrivé chez nous avec plein d’idées et d’énergie. A peine trois mois, et le voilà déjà éteint ou presque. Les jeunes l’écoutent à peine. Le président du club l’insulte devant nous, le préparateur physique nous prend à part pour nous ordonner de faire le contraire de ses consignes et la presse, selon son humeur, le traite de profiteur, d’incompétent ou d’escroc. Qu’est-il donc venu faire dans cette galère ? Diop, je peux comprendre. Il n’a pas pu faire son trou en Europe où il a été balloté d’un club à l’autre dans des championnats de seconde zone : Autriche, Bulgarie, Roumanie... Mais le coach, lui, pourrait rester dans son pays, s’occuper tranquillement d’une équipe de vrais pros sans avoir à souiller sa dignité. La dernière fois, alors qu’on jouait à domicile, il s’est pris sur la tête un sac en plastique rempli de boulons et de légumes pourris. Comment ont-ils fait pour faire rentrer ça ? On m’a raconté que ça a fait beaucoup rire le président. Je ne l’ai pas vu, je donnais le dos à la tribune. Je ne comprends pas. S’il regrette de l’avoir recruté, il n’a qu’à le renvoyer. On n’humilie pas les gens comme ça.
Tout à l’heure, comme cela arrive souvent sur le chemin du stade, notre bus a été lapidé. On a beau s’y attendre, le fracas du verre qui éclate provoque toujours la panique. On se sent vulnérable parce qu’il n’y a aucun endroit où fuir. On se tasse alors sous les sièges et on attend que la police veuille bien venir nous délivrer. L’année dernière, ils ont abattu un arbre pour nous bloquer et ils ont essayé de nous pousser dans le ravin. A bien y regarder de près, je préfère encore l’époque où on suppliait Le Miséricordieux de nous éviter de tomber sur un faux barrage. Avec les barbus, on pouvait parlementer et il se trouvait toujours parmi eux un ancien supporter pour convaincre les siens de nous épargner. Mais là, il n’y a rien à dire à ces voyous. Ils caillassent, détruisent et s’en vont comme une nuée de sauterelles affamées. Mais de quels ventres sont-ils donc sortis ?
Diop ne veut pas jouer. Il vient de le dire à haute voix au coach. La semaine prochaine, il a un match avec son équipe nationale qu’il ne veut pas rater. Je sais qu’il espère que des recruteurs européens seront présents. Il veut partir d’ici. N’importe où, même en Albanie ou en Iran, m’a-t-il dit une fois à l’entraînement. Et pourquoi pas la Corée du nord pendant qu’il y est ? Je suis sûr que ce serait moins rude pour lui. Pauvre Diop. Son talent est réel. Il a la classe. Quand il a la balle au pied, il me rappelle Abedi Pelé à ses grandes heures. Je ne comprends pas comment il a pu atterrir dans un pays comme le nôtre. Bien sûr, il a besoin d’argent. Sa famille compte sur lui. Son village ou même sa tribu, que sais-je encore. Il ne parle pas beaucoup de ça.
Le coach pique sa colère. Il ne changera pas la feuille de match. Diop fera partie du onze de départ. Pas question de revenir là-dessus. L’équipe se tait. Nous baissons la tête. Demain, cet incident sera dans la presse alors que ce qui se passe dans le vestiaire doit y rester. Je sais qu’il y a plusieurs taupes parmi nous. De l’argent facile contre une information croustillante qui fera la une. Pauvre Diop que personne ne soutient. Nous savons tous que c’est lui qui va subir le plus. Des coups, bien sûr, parce qu’il est le seul attaquant dans notre système ultra-défensif. Mais il y a pire. Combien d’insultes va-t-il entendre, lui qui va encore se faire traiter d’esclave, de cannibale, de remède pour rhumatismes, de Boko Haram et de je ne sais quoi d’autre. Meskine… Pourtant, c’est le meilleur joueur de tout le championnat. Ce soir encore, il va faire le spectacle. Il n’aura pas peur d’aller sur les ailes pour déborder même au risque de recevoir un portable, un briquet ou une bouteille de yaourt liquide. J’envie son courage mais il ne faut pas qu’on gagne.
Le match va commencer. Comme depuis le début de la saison, je fais encore garetta en compagnie des autres remplaçants et il y a très peu de chances pour que je rentre en cours de jeu. Il fut un temps où cette situation m’aurait mis en rage. Mais là, je ne dis rien. Rester sur le banc me convient très bien. Tout à l’heure, quand les sauvages envahiront le terrain, car c’est cela qui va certainement arriver, je n’aurai que quelques mètres à courir pour revenir me réfugier dans le vestiaire.
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