HuffPost Algérie, samedi 6 septembre 2014
Scène imaginaire (ou presque) :
Il est dix heures du matin à Paris. Août s’y termine comme a débuté l’été : dans la grisaille et une déprime générale plus ou moins mollassonne. Albert Henri Pierre-Marie de Torcy, la cinquantaine sportive, le teint halé et des cheveux grisonnants plaqués vers l’arrière, sort d’un taxi à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue de Sèvres. Il règle la course avec un billet de cent euros, récupère monnaie et reçu puis, le buste bien droit, presse le pas vers le François Coppée, le café-restaurant où Loïc Chicost, son condisciple de l’ENA – promotion Felix Faure – l’attend depuis une bonne vingtaine de minutes. Albert se sent vaguement coupable. Cela fait au moins deux ans qu’il n’a pas revu son ancien camarade et il a reporté ce rendez-vous à plusieurs reprises, essayant même de l’annuler la veille encore. Mais Loïc a tenu bon, arguant de l’urgence d’une entrevue discrète. « Pour ton plus grand bien et celui de ton boss », a-t-il précisé d’une voix à la fois grave et mystérieuse. Une insistance plutôt inhabituelle qui a éveillé la curiosité d’Albert plutôt enclin à considérer cette rencontre comme une corvée imposée, comme tant d’autres, par sa fonction de conseiller au Palais.
- Pardonne-moi ce retard mais un coup de fil du patron
m’a retenu, dit-il en s’installant à une table à l’écart où traînent les
journaux du jour, une tasse vide et quelques restes de croissant.
Loïc, plus petit, le visage rougeaud et le front dégarni
a un geste de la main pour faire comprendre qu’il n’est pas contrarié.
- Et il va bien ? demande-t-il d’un air jovial qui indispose
un peu Albert.
- Qui ça ? Le patron ? Mouais… Il est d’une
humeur de chien. Les sondages sont à gerber et c’est le bordel général avec le
remaniement. On n’est même pas sûrs que la confiance soit votée. Remarque, ça
ne peut pas être pire.
- Si, ça pourrait l’être, s’amuse Loïc. Ou, plutôt, ça va
l’être bientôt…
Albert prend une grande inspiration. Il devine qu’une
armoire en fonte va bientôt lui tomber sur la tête. Il fait signe au garçon,
commande un double-expresso bien serré et un pain aux raisins puis interroge :
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
Loïc se tend un peu.
- J’ai une info pour toi… Sûre à cent pour cent. De quoi
vous donner quelques jours pour vous préparer.
- Et c’est quoi ?
- Je veux d’abord que tu me promettes un renvoi
d’ascenseur.
Albert ne peut s’empêcher de sourire. Contrairement à
lui, Loïc est sorti mal classé de l’ENA et, jusque-là, sa carrière n’a guère
été prestigieuse. Sollicité quelques jours après l’élection, c’est même Albert
qui lui a déniché sa dernière affectation.
- Tu t’ennuies à la Culture ? Et tu veux aller
où ? Tu sais, le Palais n’est plus aussi puissant... On a déjà du mal à
recaser les collaborateurs des ministres qu’on vient de virer…
Loïc a un nouveau geste de protestation.
- Je ne veux pas grand-chose. Juste un vrai coup de pouce
pour un poste d’attaché culturel à l’étranger. En Europe ou en Amérique mais
pas ailleurs. En Australie, à la rigueur. Deux ou trois ans, pas plus. Juste le
temps de changer d’air et d’oublier mon divorce.
Albert attend que le serveur dépose sa commande et s’éloigne
avant de répondre.
- Ça doit être possible mais ça dépend aussi de ce que tu
vas m’annoncer.
- Crois-moi, dans une heure, ton boss te verra d’un autre
œil.
- Vas-y, crache le morceau ! s’impatiente Albert.
Loïc se penche vers lui.
- Elle a écrit
un livre, murmure-t-il les yeux brillants.
Albert sent une sueur glacée lui couler dans le dos. Il a
déjà tout saisi mais feint l’incompréhension.
- Qui ça ? interroge-t-il d’une voix mal assurée.
- Bah Mémère ! De qui veux-tu qu’il s’agisse ?
- Elle ? crie presque Albert.
- Oui, elle ! Putain, tu es tout blanc. Avale un
sucre.
- Un livre ? gronde encore Albert. Tu en es sûr ?
- Absolument. Ecrit pendant l’été, imprimé en Allemagne
et déjà en route pour la France.
- Elle parle de quoi ?
Loïc éclate de rire. Il est soulagé de voir que son
interlocuteur n’est au courant de rien.
- A ton avis ? De Pépère, bien sûr… Elle le démolit.
Elle vous démolit tous. Avec ça, il va tomber à moins de dix pour cent.
Albert essaie de se reprendre.
- Tu as les épreuves ?
- Non. J’ai juste pu lire quelques pages sans pouvoir les
photocopier. Ne me demande pas comment. Tout ce que je peux te dire, c’est que
ça va barder pour vous. Il va falloir que vous sortiez le grand jeu. ‘Damage
control’ comme disent les ricains.
- Donne-moi du concret.
- Bien sûr : il paraît que ton boss n’aime pas les
pauvres. Qu’il se moque d’eux en privé.
- Elle a écrit ça ? s’indigne Albert qui se sent
perdre pied de nouveau.
- Et plein d’autres vacheries, jubile Loïc qui a l’air de
beaucoup s’amuser. Ce n’est pas juste l’ex-compagnon qu’elle lapide mais
l’homme politique aussi.
- Ça sort chez qui et quand ?
- Aux éditions Rue Jacob. Dans une semaine au maximum.
Albert se tait. Ne pas céder à la panique lui ordonne une
petite voix. En quelques secondes, son esprit fait le point. Annoncer la
nouvelle au boss ne suffira pas à sauver sa propre tête. C’est à lui, Albert,
l’homme des réseaux germanopratins, que l’on a confié la tâche de vérifier la
rumeur d’un livre en préparation. C’était au début de l’été. Il avait enquêté,
fait le tour des grandes maisons d’édition mais pas celle de la Rue Jacob jugée
trop modeste et pas assez introduite. La belle erreur... Son rapport au chef,
verbal, avait été court : rien de dangereux n’était en cours et le livre
en question, à supposer qu’il soit écrit un jour par elle ou par un nègre,
devait traiter de questions humanitaires.
- La salope, finit-il par murmurer. Elle nous a bien eus.
En plus, elle va casser l’effet du bouquin sur l’autre zozo.
- Le truc sur le Qatar ?
Albert ne cherche pas à masquer sa surprise. Loïc vient
vraiment de l’épater. Peut-être aurait-il dû ne pas le négliger.
- Tu as un conseil ? demande-t-il enfin, un brin
accablé.
- Oui. Ne faites rien fuiter. Quand l’info sortira, jouez
les atterrés. Attaquez-la via les éditorialistes pour son manque de respect
pour la fonction présidentielle. Le message sera simple : c’est une femme
trahie qui se venge en mentant. Une femme qui manque de pudeur et de sérieux
parce qu’une compagne d’un tel homme, même répudiée, ça ne parle pas et ça
respecte l’obligation de réserve. Ça atténuera l’impact. Mais ne te fais aucune
illusion. Tout le monde va lire ce bouquin et en parler. Ah oui, j’oubliais, il
y a un autre truc que tu dois savoir.
Albert croque nerveusement plusieurs sucres bruns à la
suite.
- Quoi donc ?
- Le livre va aussi sortir en anglais.
Albert a du mal à respirer. Il voit déjà le sourire amusé
des sherpas aux prochains sommets internationaux. Il n’a guère de mal à
imaginer la condescendance méprisante des journalistes de CNN, du Financial
Times et, plus encore, du Wall Street Journal.
- J’ai un ami algérien, un ancien banquier, finit-il par
dire. Au début du mandat, quand il y a eu l’affaire du tweet, il m’a appris une
expression toute simple. Ched martek :
ça veut dire « tiens ton épouse ». C’est ce qu’on dit chez lui aux types
dont les femmes font trop d’histoires. J’ai pas osé raconter ça au patron.
- Ça n’aurait rien changé, le console Loïc. C’est mal
parti dès le début. Gérer un pays c’est difficile mais transformer ça en course
à handicap, c’est pire encore.
Albert opine. Il sent la colère l’envahir. Il aimerait
allumer une cigarette ou hurler toutes les insanités qui lui passent par la
tête.
- La salope, répète-t-il. Je savais que ça arriverait un
jour. Avec quelqu’un comme elle qui vient d’où elle vient…
Le visage de Loïc se ferme et il agite l’index en signe
de négation.
- Pas de ça, dit-il. N’oublie pas que je viens d’un
milieu bien plus modeste qu’elle. Si tu veux un bon conseil, évite de parler de
codes sociaux. Ça ne ferait qu’empirer les choses.
- Pardon, s’excuse Albert en rougissant un peu. Tu sais
bien ce que je voulais dire. Enfin… Elle a gagné mais je te jure qu’elle le
paiera cher. Elle et tous ceux qui ont manigancé ça. Crois-moi, il va y avoir
du contrôle fiscal dans l’air…
Il est onze heures trente. La salle s’est vidée. Les
garçons ont terminé la mise en place pour le déjeuner et prennent déjà leur
repas. Albert quitte la table en faisant promettre le silence à Loïc. Sur le
trottoir en pente, la ville lui paraît poisseuse et hostile. En face, la
devanture de la librairie Fontaine lui arrache un rire fatigué. Le dos voûté,
il marche à pas lents en pensant à la discussion désagréable qu’il va avoir
avec son patron. Ched martek, se
répète-t-il en descendant l’escalier de la station Duroc.
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