Lignes quotidiennes

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jeudi 11 septembre 2014

Le Golfe par ses mots

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Le Monde Diplomatique
par Akram Belkaïd, août 2013
              
En avril 2013, lors d’une conférence sur l’énergie organisée à Doha, au Qatar, l’un des intervenants, un officiel qatari, commence et conclut son intervention en anglais — la lingua franca dans le Golfe — en rendant hommage à la « vision éclairée » de son émir. Dans la salle, journalistes et universitaires échangent clins d’œil et sourires entendus. Habitués de ce genre de manifestations, certains ont même parié sur le nombre de fois où serait prononcée l’expression « the vision ». Il faut dire qu’elle est devenue omniprésente dans toutes les monarchies pétrolières ou gazières du golfe Arabo-Persique. Que ce soit lors d’un colloque, dans un document officiel ou dans une simple plaquette touristique, il faut célébrer la « vijieune » — exigez l’accent — de Son Altesse royale, ou plutôt, en forçant un peu le trait, de « Son Altessissime des cieux très élevés ».

Au-delà de l’obséquiosité dont il témoigne, pareil propos résume l’image que les monarques et leur cour tentent de projeter à l’extérieur. Ainsi, il faut donc savoir que le roi, l’émir ou le sultan a eu un jour une vision, personnelle cela va sans dire, quant à la manière de développer son pays. « A strategic vision », une vision stratégique, bien sûr, et non un caprice de nouveau riche.
Les gratte-ciel de Dubaï, les villes nouvelles d’Arabie saoudite, les ports du sultanat d’Oman, la diversification de l’économie d’Abou Dhabi pour sortir du tout-pétrole, l’activisme du Qatar sur tous les fronts de la planète, les hôtels fantasmagoriques que la presse anglo-saxonne qualifie d’« al-bling-bling », les compagnies aériennes (Emirates, Etihad Airways, Qatar Airways, Oman Air…) qui dament le pion à leurs concurrentes européennes (1), les fantaisies touristiques : tout cela relèverait de la « vision » cohérente de monarques qui seraient à la fois stratèges et planificateurs, gestionnaires avisés et entrepreneurs.

Opportunistes, et souvent à l’origine des grands projets économiques dans la région, les cabinets de conseil anglo-saxons ont compris tout l’intérêt d’investir dans ce terme de « vision ». Depuis plusieurs années, c’est à qui élaborera le plus beau et le plus dense des rapports de prospective. « Vision 2020 », « Vision 2030 » — en attendant ceux de 2040 : les pays du Golfe ne cessent de se projeter dans l’avenir et d’imaginer tous les scénarios susceptibles de faire d’eux de véritables puissances économiques et énergétiques.

Souvent, les consultants mobilisés au service de « the vision » n’ont guère de scrupules, vendant successivement la même idée à des monarques rivaux et obsédés par l’idée de faire mieux que le voisin. L’émirat de Charjah est connu dans le monde pour la beauté de ses musées, notamment celui de la Civilisation islamique ? Le Qatar en aura un plus grand, tandis qu’Abou Dhabi entend réussir l’exploit de réunir le Louvre et le Guggenheim dans le même « district culturel ». Dubaï possède la plus grande tour du monde ? L’Arabie saoudite envisage d’en ériger une encore plus haute, en signe manifeste de sa domination régionale…

Alors que le projet européen se réduit comme peau de chagrin et que les Etats-Unis ne savent pas comment sortir d’une croissance qui ne crée plus d’emplois, les pays du Golfe revendiquent leur confiance en l’avenir, même si, dans les coulisses, le nucléaire iranien provoque cauchemars et sueurs froides. Il ne se passe donc pas un jour, ou presque, sans que l’on parle de « projects » à plusieurs dizaines de « billions » — milliards — de dollars. Les sommes citées par l’hebdomadaire MEED (Dubaï) ou par le quotidien émirati The National — tous deux en anglais, langue des affaires, mais aussi de l’éducation supérieure et de tout ce qui touche aux loisirs et à la culture — donnent le tournis. A lire et à entendre les déclarations officielles, tous ces projets sont « world-class », d’envergure internationale, car le temps des cheikhs fortunés achetant d’obsolètes éléphants blancs (2) serait révolu.

Le projet doit être lourd, impressionnant, mais aussi rentable, de façon à permettre au pays concerné de tenir son rang d’« emerging market » — marché émergent —, au même titre que la Chine ou le Brésil, mais aussi et surtout de « hub ». C’est-à-dire de carrefour stratégique et de nœud de communications et de transports où il est opportun, pour ne pas dire obligatoire, de se rendre pour faire de bonnes affaires. Il y a d’ailleurs un aspect quasi obsessionnel dans la volonté des pays du Golfe d’être aujourd’hui à la convergence des mondes. « To be on the map » : être sur la carte du globe et, surtout, être enfin connu et reconnu. C’est, entre autres, ce qui motive les monarchies de la région, comme le montre l’exemple très médiatisé du Qatar.

Voilà pourquoi le qualificatif « global » s’accole inévitablement au terme « hub ». Aucun projet, aucune activité, aucun colloque n’a droit de cité s’il n’est pas « global », c’est-à-dire inscrit dans la mondialisation. De passage à Doha ou à Manama, on ne sera donc pas surpris si la carte de visite de l’attachée de presse d’une petite affaire familiale proclame sa fonction de « global press officer ». Même le « mall », ce gigantesque centre commercial climatisé où expatriés et nationaux traînent leur ennui dans de tristes galeries de marbre, se doit d’être « global ». Les pays du Golfe ? « A global hub with a strategic vision. »

Ce matériel linguistique suffit à charpenter des livres et des colloques célébrant l’avènement d’une nouvelle économie. Une économie robuste  strong economy »), mais aussi, vous préviendra-t-on, très attentive au développement durable  sustainable development »). Car, bien sûr, dans cette région qui est la première du monde en termes d’émissions de gaz à effet de serre par habitant, se soucier de l’environnement, c’est aussi très « world-class ».

Dans la terminologie abondante à laquelle recourent les documents relatifs à la « vision », le « capital humain »  human capital ») s’accommode à toutes les sauces. Officiellement, il faut le développer et le protéger. Bien entendu, cela ne concerne guère les légions de travailleurs immigrés, notamment ceux originaires du sous-continent indien, pour lesquels on parle plutôt de « deportation », c’est-à-dire d’expulsion. Une punition automatique quand il leur prend la mauvaise idée de faire grève pour réclamer leurs (maigres) droits ou leurs salaires, trop souvent versés en retard et amputés du coût de leur nourriture et de leur logement, qu’ils n’ont d’ailleurs pas la possibilité de négocier.

Ces derniers temps, intérêt de l’Occident protecteur oblige, on lie le « human capital » au sort des femmes. A Dubaï comme à Doha ou à Koweït, il n’est question que de leur donner un meilleur accès à la vie professionnelle. Dès lors surgit un autre terme qui mérite attention, tant il cristallise les sous-entendus politiques et idéologiques chers à l’idéologie néolibérale : celui d’« empowerment », qui, dans les textes, signifie « donner progressivement plus de pouvoir aux personnes concernées pour qu’elles puissent mieux agir d’elles-mêmes ». « Empowerer » une femme émiratie ou qatarie, c’est donc lui faire prendre conscience qu’elle pourrait avoir plus, mais sans pour autant remettre en question le système patriarcal dominant. En clair, l’émanciper, mais pas trop.

A l’inverse, pratiquer l’« empowerment » des jeunes « locals », les locaux, terme qu’emploient les expatriés pour désigner les nationaux, consiste à les convaincre d’en faire plus et d’accepter des emplois jusque-là réservés aux étrangers, notamment dans le secteur privé. Campagne après campagne, la « labor nationalization », le remplacement des travailleurs étrangers, demeure toutefois un échec, et la dépendance aux « foreign workers » reste importante. Ce qui, chose nouvelle, alimente de longs débats dans la presse et les Parlements, pour la plupart consultatifs (3).

Mais comment ne pas comprendre cette jeunesse masculine blasée et désœuvrée, qui inquiète les puissants chouyoukh — terme par lequel on désigne les monarques, mais aussi les grandes figures tribales ? Pas facile pour elle d’exister, de mener une vie normale ou, plus important encore, d’acquérir le goût de l’effort et du travail bien fait, quand tout ce qui l’entoure ne parle que de « luxury » — mot signifiant luxe, mais que l’on peut aussi traduire par luxure quand on connaît certains aspects de la vie nocturne de quelques villes du Golfe. Comment mettre au travail cette jeunesse autrement qu’en la recrutant dans une fonction publique pléthorique, dans des pays où un autre maître mot est « leisure » — loisir, à comprendre surtout dans le sens de farniente —, et le maître verbe, « enjoy » — prendre du plaisir ?

Il n’y a cependant pas que la jeunesse qui inquiète les chouyoukh. Quatre décennies d’énormes bouleversements sociaux ont engendré une forme de mal-être et de quête identitaire. C’est pourquoi, au nom de la cohésion nationale, il est souvent question de « heritage » (prononcer « heuritadje », en roulant bien le « r ») et de « culture » (prononcer « keultch’re »). Ah, ce « cultural heritage », expression bien utile pour compenser le malaise généré par la « modernity » tant revendiquée — du moins pour ce qui est de l’aspect technologique, car, pour les mentalités…

Mais, persifle le visiteur en provenance du Proche-Orient ou du Maghreb, de quel héritage culturel parle-t-on en ces terres jadis connues pour leur vacuité ? La tente ? Les chameaux ? La poésie antéislamique ? La frugalité imposée par le désert ? Les joutes marines ? La gastronomie sommaire, dont le visiteur prendra garde à ne pas demander si elle est « spicy » (épicée), le terme « spice » faisant désormais référence à des substances synthétiques de plus en plus prisées par la jeunesse locale en quête de paradis artificiels ?

La terminologie en vogue n’a pas d’expression favorite pour cela. Elle se contente tout au plus de reconnaître que les pays de la région sont engagés dans un « nation building », la construction d’une nation. Un « challenge » qui demeure incertain, malgré l’existence d’une « vision » stratégique et prospective qui, il faut tout de même le reconnaître, fait défaut à nombre de pays.
 
Akram Belkaïd
Journaliste.
 
(1) Lire Jean-Pierre Séréni, « Emirates veut faire redécoller Dubaï », Le Monde diplomatique, novembre 2010.
(2) Un « éléphant blanc » est un ouvrage ambitieux qui soit n’aboutit jamais, soit se révèle un gouffre financier.
(3) Lire « Les Emirats arabes unis saisis par la fièvre nationale », Le Monde diplomatique, mai 2010.
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