Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 septembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
Il m’est très
difficile de saisir ce qui se passe actuellement en France. Je ne parle pas de
la vie politique ou de celle des entreprises, du climat social ou encore du
débat des idées. Tout ou presque est exposé dans la presse et plusieurs heures
de lecture quotidienne (être journaliste, c’est être payé à lire les journaux…)
peuvent permettre de se faire une idée honnête de la situation (à condition
d’éviter de s’embrouiller l’esprit en abandonnant une partie de son temps de
cerveau disponible aux chaînes d’information continue). Le panorama est
connu : la droite se déchire sous fond de retour de l’ancien président
Nicolas Sarkozy, la gauche, en pleine débâcle, est divisée pour ne pas dire
atomisée, le centre désespère d’exister par lui-même, l’économie a mauvaise
mine puisque le chômage reste élevé et que c’est la déflation qui s’invite à la
place de la croissance, les relations avec le partenaire (parrain ?)
allemand sont très tendues et, dans tout ça, le gouvernement ne semble avoir
aucune idée de la manière dont il peut redresser la barre. C’est d’ailleurs un
peu à cause de cela (il y a, bien sûr, d’autres raisons) qu’il vient d’engager
son armée dans une énième guerre lointaine.
En fait, ce
dont je parle concerne cette ambiance générale, ce halo morose qui enveloppe
l’Hexagone et qui, sans être oppressant, du moins pas encore, n’en est pas
moins dérangeant. Les choses vont mal et c’est tout, pourrait-on rétorquer.
Certes, mais ce n’est guère nouveau car elles vont assez mal depuis un bon
moment, au moins depuis la réélection de Jacques Chirac en 2002 (un confrère
m’affirme à ce sujet que c’est plutôt à la réélection de François Mitterrand en
2008 qu’il faut remonter…). Bref, en apparence, sur le plan structurel, cette
rentrée ne semble pas différente des autres. Et pourtant. Il y a dans
l’atmosphère générale un petit je-ne-sais-quoi d’inquiétant qui flotte. Bien
sûr, il y a la guerre et la menace terroriste qui l’accompagne. Impossible de
ne pas se sentir nerveux quand, au réveil, on entend un responsable de la sécurité
affirmer à la radio que la question qui se pose n’est pas de savoir s’il y aura
un attentat mais quand il y en aura un. Impossible aussi de ne pas sentir son
moral vaciller à l’écoute des flashs récurrents à propos des conséquences du
retour des djihadistes sur le sol français.
Si l’on met de
côté les habituels imposteurs du paf, c'est-à-dire ceux qui sont capables de
parler aussi bien des montagnes de l’Afghanistan que celles de Kabylie, de
nombreux universitaires et journalistes qui prétendent connaître un peu le
monde arabe avouent aisément être largués. La scène géopolitique est
difficilement déchiffrable à commencer par l’évolution continue du jeu
d’alliances complexes qui se nouent au Proche-Orient sous fond de conflits à
multiples détentes (les Etats-Unis alliés avec l’Irak mais opposés à l’Iran qui
est l’allié de… l’Irak, l’Iran et son bras de fer permanent avec les pays du
Golfe, un Daech surgi de je ne sais-où qui enflamme la Syrie et l’Irak, les
pays du Golfe qui seraient à la fois les sponsors de Daech mais aussi ses
ennemis puisqu’ils financent désormais l’intervention américaine…). Dès lors,
on imagine aisément le désarroi d’un habitant lamda de l’Hexagone, face à une
situation qu’il ne comprend absolument pas mais qu’on lui présente comme
porteuse de tous les dangers y compris, et surtout, pour lui. Comme me le dit
un ami, le gouvernement français cherche vraisemblablement à tirer un profit
politique de cette peur diffuse qui s’installe mais, dans le même temps, cette
peur est à la fois rationnelle et fondée.
Mais, pour en
revenir à l’air du temps, cette peur diffuse n’explique pas entièrement cette
ambiance poisseuse, dérangeante. De façon générale, et à y regarder de près, on
dirait que la France a opté pour le renoncement et à l’abandon de tout
optimisme. Effrayée par ce qui se passe à l’extérieur, elle se calfeutre, minée
par l’« à quoi bon ? » et le « de toutes les façons, ça va aller
de mal en pis ». La multiplication des affaires et des scandales
impliquant l’élite politique, l’absence notable de « voix »
rassembleuses et respectées, l’incapacité des dirigeants à tenir un discours
ambitieux pour l’avenir : tout cela contribue à un
« digoûttage » bien palpable. C’est peut-être d’une résignation
générale qu’il s’agit. Le sentiment qu’il n’y a plus rien de porteur, qu’il n’y
a plus de projet national auquel se raccrocher, pas d’objectif si ce n’est
celui de continuer d’assurer son propre train-train en s’interdisant tout
enthousiasme.
Dans cette
affaire, les médias ont aussi leur responsabilité. Ainsi, le retour en France
d’une malade atteinte du virus Ebola a fait la une de tous les journaux. Il
s’agit bien sûr d’une information mais le fait que plusieurs malades sont
quotidiennement sauvés en est une autre qui mérite tout autant d’être diffusée
et commentée. Dans ses textes récents, le philosophe Edgar Morin estime que
notre monde vit actuellement une métamorphose dont les signes annonciateurs
demeurent encore peu connus. C’est peut-être en ayant une idée de ce vers quoi
ils vont, ou de vers quoi ils pourraient aller, que les Français pourront
soigner cette acédie, c’est-à-dire ce renoncement volontaire à l’espérance (à
l’origine, il s’agit, pour l’église catholique, d’une maladie spirituelle),
qu’évoque l’essayiste Jean-Claude Guillebaud (*). Et c’est, entre autre, aux
médias, d’y contribuer en décrivant ce monde qui vient.
(*) Une autre
vie est possible, L’Iconoclaste, 2012.
PS : Cette chronique a été écrite et bouclée avant l'annonce de l'assassinat du guide français Hervé Gourdel par un groupe terroriste en Algérie. L'émotion provoquée par cet acte barbare, inexcusable et imprescriptible a été immense. Des milliers de musulmans vivant en France ont été choqués et l'ont fait savoir à leur manière et selon leurs moyens. Cela n'a pas empêché de nombreux commentateurs et personnalités médiatiques de les sommer de se démarquer de Daesh (acronyme signifiant en arabe Etat islamique en Irak et au Levant) et de ses complices criminels.
J'ai publié à ce sujet ce tweet qui a généré une discussion animée sur Facebook.
" L'injonction faite aux #musulmans de dénoncer/s'indigner/s'excuser témoigne d'un non-dit fondamental: le musulman est suspect par définition "_
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