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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 septembre 2020
Akram Belkaïd, Paris
Il fallait s’y attendre, le documentaire diffusé par la chaîne de télévision M6 et intitulé « L'Algérie, le pays de toutes les révoltes » a provoqué les habituelles tempêtes et criailleries. Ici, des gens qui ont été interviewés par Enquête exclusive jurent avoir été trompés et promettent de porter l’affaire en justice. Là, des internautes qui ne retiennent que l’extrait, ou le commentaire, qui leur a déplu et qui s’avèrent incapables de réfléchir au-delà de la sempiternelle complainte du « les médias français font n’importe quoi » (quand il s’agit de l’Algérie). Et, bien entendu, roulements de bendir et grincements de ghayta, il ne faut pas oublier le frémissement indigné et la réaction martiale de nos autorités toujours promptes à réagir pour dénoncer le complot-bla-bla-bla. (addenda post-publication : et en se couvrant de ridicule en attaquant M6 en justice…).
Commençons d’abord par relever le fait suivant. Les équipes travaillant pour M6 ont, semble-t-il, bénéficié d’autorisations de tournage au cours de ces dernières années. Il est fort probable que le motif invoqué était bidon et c’est sur cela que les autorités insistent. Or, nous savons tous que c’est la règle du jeu. N’importe quel journaliste étranger en reportage en Algérie est obligé de raconter des bobards s’il travaille sur un sujet susceptible d’inquiéter ou de déranger le pouvoir. Cela fait plusieurs décennies que cela dure. Quelqu’un qui aura envie d’enquêter, par exemple, sur le quotidien des familles victimes du terrorisme n’a aucune chance d’obtenir la moindre autorisation de tournage. Idem s’il venait à s’intéresser à la vie des proches de disparus.
L’Algérie fait partie de ces pays où l’envoyé spécial est obligé de ruser parce que le régime tient à garder la main sur l’information surtout si elle est destinée à être diffusée à l’étranger. D’autres pays font ou ont fait la même chose. Dans l’Irak de Saddam Hussein, le moindre tournage obligeait à des contorsions et à des inventions susceptibles de convenir à la censure. Certes, il y a tromperie. On promet qu’on va s’intéresser au dynamisme culturel d’Oran (on est prié de ne pas rire) et on interroge les futurs harragas sur leurs motivations et leur haine du pouvoir. Sur le plan éthique, on peut adopter la posture de l’indigné, estimant que cela n’est pas professionnel. En réalité, c’est la censure pesante qui oblige à faire le filou. Si l’information était vraiment libre en Algérie, de tels procédés seraient inutiles.
A cela s’ajoute le fait que les Algériens attendent depuis des décennies que des Algériens travaillant en Algérie pour des médias algériens (répétition voulue), leur parlent du pays et de ce qui s’y passe. Si dix, quinze, cent « vrais » documentaires étaient réalisés pour deux, trois, cinq, télévisions vraiment indépendantes, ce que M6, France5 ou TV5 viendraient à diffuser relèverait de l’anecdote voire d’une curiosité à l’égard de productions sans grande importance.
Or, pour l’instant, les images manquent. Pourtant, il y a, dans le documentaire de M6, des choses qui méritent qu’on s’y arrête même si elles ont été traitées de manière caricaturale (sans oublier ce ton insupportable que l’on oblige les futurs reporters à adopter dès la première année d’école de journalisme…). Exemple : le harcèlement de rue. Qui peut jurer que ce n’est pas un problème majeur de la société algérienne ? Qui peut affirmer qu’une femme qui sort de chez elle, qu’elle soit voilée ou pas, ne subira pas de réflexions ou qu’elle n’entendra pas des propos graveleux ? J’ai lu ici et là, des gens s’indigner arguant que les femmes algériennes sont présentes dans la vie professionnelle, qu’elles sont loin devant les hommes en termes de diplômes de l’enseignement supérieur. Tout cela est vrai, mais le harcèlement, la misogynie et la loi patriarcale sont une réalité. Dans le livret de famille, il y a toujours quatre pages pour les quatre épouses autorisées par le tristement célèbre « code de l’infamie ». Cela oblige à se taire.
Mais le passage le plus terrible, à mon sens, est le visage défait de ce diplômé chômeur, attendant en vain aux portes d’une direction de la Sonatrach et espérant toujours se faire recruter. Le fait social est souvent une abstraction en Algérie. On sait que cela existe, on est entouré par les difficultés des uns et des autres à trouver un vrai emploi, mais tout cela est finalement peu abordé. La presse n’aime guère la couverture de l’actualité sociale. Il faut dire aussi que suivre une grève, relayer les déclarations des travailleurs et des syndicalistes, tout cela ne plaît guère aux tenants du touvabienisme ou du çasaméliorisme.
Il n’y a pas qu’une seule manière de « raconter un pays ». C’est impossible à faire avec les images ou même à l’écrit. En France, on peut filmer un mariage dans un petit village et montrer la joie des gens. On peut aussi fixer ses caméras sur une distribution gratuite de nourriture où désormais même les familles des classes moyennes vont s’approvisionner. Des plus et des moins pour reprendre une vision arithmétique des choses. Le problème avec l’Algérie sortie de deux décennies de Bouteflika et entrée dans une restauration musclée qui ne masque pas ses intentions, c’est que l’on est bien en peine de trouver les plus. Alors, on invente un autre réel, on se gargarise de formules marketing à deux douros et on fustige tout discours contraire.
P.S. qui a beaucoup à voir avec ce qui précède : Nous sommes le 24 septembre et mon confrère Khaled Drareni est toujours en prison pour avoir fait son travail.
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