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mardi 25 septembre 2012

La chronique du blédard : Le Raffinement de l'Or : un cheikh égyptien à Paris

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 20 septembre 2012
Akram Belkaïd, Paris

Au printemps 1826, débarque à Marseille la première mission d’acquisition du savoir (aujourd’hui, on parlerait de mise à niveau) envoyée en France par Muhammad Ali, pacha d’Egypte et bâtisseur du premier Etat moderne égyptien. Parmi ses quarante-quatre membres, figure un jeune érudit, le cheikh Rifầ̀̀‘a at-Tahtâwî (1801-1873) qui deviendra l’une des figures du mouvement de Renaissance arabe, la Nahda, du dix-neuvième siècle. Formé à l’université d’al-Azhar, Tahtâwî va suivre à la lettre l’une des recommandations de son maître Hasan al-‘Attar (théologien et recteur d’al-Azhar qui fut lui aussi un grand voyageur et un pionnier de la Nahda) en mettant par écrit ses observations et enseignements engrangés durant cinq années à Paris.

Cela donnera un ouvrage précieux et devancier dans le dialogue et la perception mutuelle entre monde arabo-islamique et Occident. Il s’agit de « Takhlîs al-ibrîz fi talkhîs Bâriz » soit « Le raffinement de l’or : abrégé de Paris », que les éditions Actes Sud viennent de rééditer (1). L’or, car Tahtâwî, tel un orpailleur obstiné, y passe au tamis tout ce qu’il a appris, lu, entendu et traduit durant un séjour parisien où il a rencontré de grands savants et érudits français dont certains avaient participé à l’expédition de Bonaparte en Egypte.

Sachant d’où il vient et qui il est, ayant en tête le célèbre hadith qui incite à chercher la science « fut-ce en Chine », Tahtâwî n’a aucun complexe à se confronter à un monde différent du sien. Un monde ayant pris une grande avance scientifique, technologique, financière et même artistique, ce que constate et regrette le cheikh. Il note que « les pays islamiques ont excellé dans les sciences juridico-religieuses, dans leur application, et dans les sciences rationnelles, mais ont négligé la totalité des sciences profanes ; ils ont ainsi recours aux pays étrangers afin d’apprendre ce qu’ils ignorent et d’acquérir ce qu’ils ne savent pas fabriquer ». Et, évoquant sa relation de voyage, Tahtâwî explique qu’il la « chargée d’exhorter les foyers de l’Islam à rechercher les sciences étrangères, les arts et les métiers, car il est établi et notoire que tout cela existe à l’état de perfection chez les Francs. Or c’est la vérité seule qui doit être suivie. » Et de conclure : « Par Dieu, durant mon séjour dans ce pays-là, à le voir jouir de toutes ces choses tandis que les royaumes de l’Islam en sont dépourvus, j’éprouvais un regret perpétuel. » Un propos d’une étonnante actualité…

Le livre n’est pas à proprement parler un guide de voyage. Divisé en six essais, il esquisse le parcours de Tahtâwî : enseignement intensif, apprentissage de la langue française qu’il possèdera au point de traduire une douzaine de livres pendant son séjour sans compter les articles de presse et les brochures diverses. Astronomie, géographie, rhétorique, logique et grammaire, cet étudiant brillant va forcer l’admiration de ses interlocuteurs parisiens et pleinement satisfaire les attentes du « Maître des Faveurs » (Muhammad Ali) – qui lui confiera à son retour plusieurs projets de réforme ainsi que la direction d’écoles d’administration et de langue.

Avec rectitude, parfois avec ironie, mais toujours avec respect, Tahtâwî observe et « dissèque » les Parisiens qu’il assimile parfois trop vite aux Français mais qu’il trouve accueillants et aimables à l’égard de l’étranger ( !). Outre « la curiosité, la passion pour les nouveautés et l’amour du changement » et leur attrait pour la mode, il note leur « habilité et leur agilité » mais aussi leur tempérament marqué par « la frivolité et l’humeur versatile ». Il salue aussi leur « penchant naturel pour l’acquisition du savoir » quelle que soit leur condition et leur amour pour le « spectacle » (théâtre, danse) dont il saisit le caractère esthétique et artistique cela sans oublier l’importance que revêt pour eux l’hygiène et le bon entretien de leur ville, y compris en hiver. Concernant les femmes, l’auteur – qui ne cache pas avoir lu quelques auteurs libertins - est d’abord lapidaire et relève que « les Français ne conçoivent aucun soupçon à l’endroit de leurs femmes, bien qu’elles fautent souvent et les bernent ». Mais, quelques pages plus loin, il rend hommage à l’égalité qui prévaut entre les deux sexes en matière de savoir et de sciences. S’adressant au lecteur, il écrit « ainsi, tu vois que la maxime qui prétend que la ‘beauté de l’homme c’est sa raison ; la beauté de la femme c’est sa langue’ ne convient pas à ce pays, où l’on s’enquiert de la raison de la femme, de son esprit, de son intelligence et de son savoir. »

Même s’il évite soigneusement de passer pour un hérétique aux yeux de lecteurs qui seraient intransigeants en matière de dogme islamique (notamment en ce qui concerne certaines questions philosophiques et scientifiques qu’il évoque), Tahtâwî ne craint pas d’aborder les questions politiques en résumant les multiples crises vécues par la monarchie des Bourbons. Il note : « Tu vois donc clairement que le roi de France n’est pas un maître absolu, et que la politique française est une loi restrictive, de telle sorte que le gouverneur est le roi, à condition qu’il agisse selon la teneur des lois qu’agréent les membres des divans (ministres et députés, ndc) ».

C’est à propos de ces lois que Tahtâwî émet un avis que nombre de musulmans d’aujourd’hui devraient méditer (on pense notamment aux actuels rédacteurs de la nouvelle Constitution tunisienne). Il note ainsi que la plupart d’entre elles « ne se trouvent pas dans le Livre de Dieu le Très-Haut, ni dans la Tradition de son Prophète – sur lui soient la bénédiction et le salut ». Mais, estime-t-il, le fait de les présenter au lecteur a pour but qu’il sache comment les Français « ont jugé que la justice et l’équité constituent des facteurs de la civilisation des royaumes, du repos des hommes, et comment gouverneurs et sujets s’y sont conformés, à tel point que leur pays a prospéré, leurs connaissances se sont multipliées, leurs richesses accumulées et leurs cœurs apaisés ». Et de préciser : « Tu ne les entends jamais se plaindre d’injustice. La justice est le fondement de la prospérité. »

On s’amusera donc à comparer les observations de Tahtâwî avec ce qu’il en est aujourd’hui de la France, de Paris, de ses habitants et de son système politique. Mais la lecture de l’Or de Paris est aussi une plongée stimulante en érudition. Celle de Tahtâwi bien sûr qui multiplie les analogies savantes et les références à des auteurs, qu’ils soient théologiens ou poètes. Mais aussi celle du traducteur Anouar Louca (1927-2003), dont la présentation et les notes ouvrent des centaines de nouvelles portes et incitent à encore plus de lecture tout en restituant l’extraordinaire foisonnement intellectuel et créatif de cette époque. Loin du fracas marchand des rentrées littéraires, voici un ouvrage susceptible d’accompagner le lecteur dans une quête destinée non seulement à mieux connaître le legs de la Nahda mais aussi à regarder d’une autre manière les enjeux contemporains, notamment ceux liés à la maîtrise de la modernité par les Arabes.

(1) L’Or de Paris, relation de voyage (1826-1831), traduit de l’arabe et présenté par Anouar Louca, 342 pages, 29 euros.

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