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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mardi 5 janvier 2016

La chronique du blédard : Radiographie d’un pays qui doute

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 décembre 2015
Akram Belkaïd, Paris

Le score élevé du Front national (FN) au soir du premier tour des élections régionales françaises est tout sauf une surprise. Cela fait des semaines, pour ne pas dire des mois, qu’il est annoncé.  Les attentats du 13 novembre à Paris n’ont fait qu’amplifier la tendance, celle d’une montée en force irrésistible de la formation de Marine Le Pen. Comment pouvait-il en aller autrement dans une France minée par de nombreux malaises et de multiples peurs ? Désarrois et craintes auxquels ont répondu désinvolture, comportements irresponsables et incompétences des dirigeants politiques, de droite comme de « gauche » …

Sans nier l’existence d’autres raisons, il faut commencer par insister sur ce point fondamental. C’est l’échec social de l’actuel gouvernement qui explique l’essor actuel du Front national. Contrairement aux incantations et aux promesses récurrentes, la courbe du chômage ne s’est jamais, mais jamais, inversée. Promis aux électeurs du printemps 2012, « le changement » n’a pas eu lieu. Du moins, pas dans le sens espéré. A celles et ceux qui attendaient une politique de gauche il a été offert un mélange indéfinissable de mesurettes libérales saupoudrées de quelques réformes sociétales.

La prise en compte combinée du chômage, du travail précaire et des faibles rémunérations, montre l’étendue des dégâts. Au moins trois Français sur cinq sont en état de grande insatisfaction quand il ne s’agit pas de colère. Sondage après sondage, c’est la radiographie d’un pays en grande souffrance qui se confirme. A cela, le duo Hollande-Valls n’a pas apporté de réponse sérieuse contrairement à ce qui avait été le cas à l’époque du gouvernement Jospin (1997-2002). Dimanche soir, un électeur habituel du Parti socialiste a eu ces mots : « quand la gauche gouverne mal et qu’elle tient des propos de droite, il ne faut pas s’étonner qu’elle perde les élections. »

Peur du chômage et peur du déclassement ont caractérisé la dégradation sociale et politique que connaît la France depuis au moins dix ans. Une majorité d’électeurs vote-t-elle contre le projet de Traité constitutionnel (printemps 2005) ? Qu’importe, la classe politique trouve le moyen de contourner ce refus et d’imposer, sans débat populaire, sa volonté de passer outre. Et l’on ose ensuite s’étonner (et s’indigner) de la persistance d’une abstention importante ! (on notera à ce sujet que les médias principaux, qui étaient tous en faveur de ce Traité, évitent d’évoquer cet épisode pourtant fondateur de la défiance durable des électeurs).

De même, et cela a été abordé à plusieurs reprises dans cette rubrique, les émeutes urbaines de l’automne 2005 n’ont donné lieu à aucune réforme majeure et cela alors qu’elles avaient mis en évidence plusieurs fractures dans la société française dont une menace directe contre le « vivre-ensemble ». Dans la vie d’une société, comme celle d’un individu, rien ne s’obtient sans contrepartie. Faute d’action, de travail et de volonté de (bien) faire, le résultat est toujours une catastrophe à rebours. Aujourd’hui, cette dernière s’illustre dans la possibilité offerte au Front national à diriger plusieurs régions – et donc à disposer d’une structure logistique (et financière) d’importance à même de l’aider à préparer d’autres conquêtes électorales à commencer par les scrutins présidentiel et législatif du printemps 2017.

Bien entendu, la question sociale n’est pas la seule à prendre en compte. Nier le fait que la France connaît un malaise identitaire ne serait pas sérieux. Il y a d’abord l’Europe à qui ce pays a concédé une partie de sa souveraineté (notamment la monnaie…) ce qui est loin d’être indolore d’autant que le « projet européen » est de moins en moins lisible et qu’il est même absent des débats et des démarches pédagogiques. Le credo est simple : L’Europe, parce que l’Europe, pas de discussion et passons à un autre sujet… 

Ensuite, il y a tout ce qui entoure, de manière négative, la présence, pourtant en grande majorité tranquille et intégrée, d’une importante minorité d’origine étrangère et de confession – ou de culture – musulmane. Les points de friction ou déstabilisateurs sont nombreux : Voile, viande halal, immigration, fonctionnement et financement des mosquées, incivilités attribuées à tort ou à raison aux « minorités visibles », réfugiés du Proche-Orient, menace terroriste et existence de filières djihadistes au sein d’une partie de la jeunesse française. Autant d’éléments qui aggravent un racisme, déjà existant, mais de plus en plus assumé sans oublier qu’ils donnent une caution aux discours islamophobes, aux discriminations à l’embauche et pour le logement. Cela, et c’est trop rarement dit, dans un contexte de persistance d’un inconscient colonial qui fait que des milliers de jeunes français ont trop souvent du mal à se sentir acceptés dans leur propre pays.

Menée en deux temps, avant et après les attentats, une enquête du CSA a pourtant montré qu’une forte majorité de Français (72%) a envie de préserver le « vivre-ensemble » mais que, dans le même temps, une proportion comparable (70%) estime que l’identité de leur pays est menacée. Dans ce face-à-face contradictoire, la parade pour l’apaisement paraît des plus difficiles car il ne faut pas se faire d’illusions. Le Front national va continuer à souffler sur les braises de l’extrémisme, de l’exclusion et du discours xénophobe. Une partie de la droite dite républicaine, mais aussi de la gauche (celle qui, par exemple, envisage les déchéances de nationalité pour les djihadistes) vont courir derrière le FN et ses idées nauséabondes. Et les tensions identitaires sont telles que même une amélioration du climat social risque d’avoir peu d’effets.

Et c’est là que l’on réalise, comme cela avait été le cas après les attentats de janvier dernier, qu’il existe peu d’espaces de médiation et de dialogue destiné à apaiser ces tensions au sein de la société. C’est même à se demander s’il n’existe pas de volonté politique pour empêcher un dialogue nécessaire à la « dynamique civique » qu’exigent les circonstances. 
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