Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 5 février 2016

La chronique du blédard : Cœurs de grenades

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 février 2016
Akram Belkaïd, Paris

Tiens, viens voir, toi qui aimes les séries. Il y en a une qui passe en ce moment sur Nessma et qui fait déjà un carton. Oui, Nessma, la télé tunisienne qui est aussi très regardée en Algérie, la preuve, elle passe même des pubs en dialecte algérien. Non, je corrige, en dialecte néo-algérois limite vulgos, si tu vois ce que je veux dire. Attends ! Je suis sûr que ça va t’intéresser. C’est un feuilleton turc. Tu vois, je savais que tu allais réagir. Bah oui, les séries turques ont tué le feuilleton égyptien et je me demande souvent si c’est une bonne chose ou non.

Bref, ça s’appelle « qloub erromen » autrement dit les « cœurs de grenades ». Joli, hein ? Bon, il y a des sites tunisiens qui traduisent ça par les « cœurs de grenadine ». Je te dis ça, je dis rien… En turc, ça s’appelle « Yaoum Kitabet Qadari » ou « Loabet al Kadar ». Ne me demande pas ce que ça veut dire, je n’en sais rien. En turc, je ne sais dire que « teşekkür ederim », merci beaucoup, et « Onlar Bizi Dinlerler ». Ça veut dire « ils nous écoutent ». Qui ? Le DRS, la NSA, va savoir... C’est une chanson du groupe Yüksek Sadakat autrement dit « haute fidélité », de la pop turque qui déménage. Si, si, ça existe et c’est cogne grave !

Donc, le feuilleton turc… Le plus important, c’est qu’il est doublé en arabe tunisien. C’est une grande première. Ils ont pris des acteurs et des actrices tunisiens pour ça. Je t’avoue que c’est un peu bizarre. J’ai pris l’habitude du doublage syrien. Tu me diras qu’il est tout aussi bizarre de doubler un feuilleton turc en syrien qu’en tunisien. Mais bon… Peut-être qu’il n’y a plus d’acteurs syriens pour le faire. J’ai pourtant lu que les maisons de production syriennes se sont installées à Dubaï. J’aime bien regarder les feuilletons turcs doublés en syrien. L’habitude. L’exotisme. L’accent lointain. Là, les gens parlent en tunisien mais ce que tu vois et entends n’a rien à voir avec la Tunisie ou même le Maghreb. Enfin, je nuance, les Turcs, ils ont plus des têtes à être doublés en algérien. Le débit est le même tout comme les intonations et ils sont tout autant renfrognés…

Enfin, le doublage c’est jamais simple. Une fois, j’ai vu Rocky en espagnol… Quelle rigolade. Ou alors, Le Bon, la Brute et le Truand en version ourdoue… Bon, peut être que les Ricains, ça les fait aussi rigoler d’entendre leurs films en français. Tu te souviens de cette prof au collège qui ne savait pas ce qu’était un doublage. Mais si ! Elle nous avait juré que J.R de Dallas était un Américain qui parlait le français… Prof au collège, mon pote… Et c’était avant l’arabisation ! T’imagines les dégâts que cette ânesse a fait pendant des années ?

Oui, oui, d’accord. Donc, le feuilleton… C’est l’histoire d’une grande famille. Des riches. Superbe maison, belles voitures. Le père, façon chef de clan, qui  ne sourit jamais. Le fils, un quadra bogosse, taciturne, avec une belle épouse qui a tout pour être heureuse sauf qu’elle n’a pas d’enfants. Et tout le monde lui met la pression à commencer par sa belle-mère qui, tu t’en doutes, est la manœuvre. Pas d’enfant, c’est le qu’en dira-t-on qui fonctionne à plein régime, c’est des histoires d’héritage, bref, c’est la tchaqlala. La solution finit par être trouvée. Le couple trouve une mère porteuse. Oui, monsieur ! Un feuilleton turc qui parle de mère porteuse et qui est diffusé en Tunisie, ça existe et ça ne pose pas de problème à la censure. Va vite le dire à ceux qui ne parlent que des fatwas d’Al-Azhar, tu sais comme celle de cet imam qui veut que les employés mâles tètent leurs collègues femmes pour avoir le droit de rester avec elles dans le même bureau…

Comme tu t’en doutes, la mère porteuse est pauvre. Belle mais pauvre… Ça ouvre des possibilités… On sent bien que le père commence à se rapprocher d’elle sans même s’en rendre compte. Au début, c’est juste parce qu’il est attentionné vis-à-vis de celle qui porte son enfant mais ensuite tu devines qu’il va peut-être y avoir moyen pour lui de moyenner… Et c’est là que l’affaire se corse… L’épouse apprend qu’elle est totalement stérile. Donc, le bébé qui est dans le ventre de la mère porteuse n’est pas le sien. Suspense total ! Drame ! Pleurs, sanglots, crise de nerfs ! – la doubleuse en rajoute d’ailleurs pas mal ce qui crée un drôle de décalage… Il y a d’autres trucs comiques qui n’ont rien à voir avec l’intrigue mais toujours avec le doublage… L’épouse, le mari, la belle-mère, parlent tous des « zoviles », parce que l’un des mystères est de savoir à qui appartient l’ovule qui a été fécondé pour que la pauvrette puisse porter « el-bibi »…

Il y a des moments où je décroche. Je regarde juste les décors. C’est tourné du côté d’Antalya. C’est vert, c’est propre, c’est magnifique. La mer, la forêt et la montagne. J’ai passé deux étés là-bas. Crois-moi, c’est plus beau que la côte de Ziama-Mansouriah et même celle de Ténès. Hein ? D’accord, je retire. C’est plus beau que Ziama-Mansouriah tout court, ça te va ? Tiens, ça me rappelle cette histoire. Un jour, je raconte mon séjour à Antalya à un couple d’amis. Lui est d’Aokas, elle d’Ajaccio. Un Kabyle et une Corse, tu imagines le duo. Moi, sans vraiment me douter de ce qui allait arriver, j’ai juste dit qu’Antalya, c’est l’un des plus beaux coins de la Méditerranée. Là, l’ami dit un truc du genre : plus beau que la Corse, peut-être mais ça n’a rien à voir avec la côte algérienne. Et là, sans hésiter, elle lui met une claque magistrale. Il a fallu que je les sépare. Tiens… Ça ferait un beau feuilleton cette histoire. On le doublerait en corse et en kabyle !

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