Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 18 novembre 2017

La chronique du blédard : L’heure des sifflets

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 9 novembre 2017
Akram Belkaïd, Paris


Il est dix-sept heures trente. Le parc, ses arbres et ses allées s’enténèbrent. L’humidité se pose sur les bancs écaillés et quelques gouttes de pluie piquent la terre. Il faut choisir ce moment pour s’asseoir et observer, téléphone bien rangé, ou mieux, éteint. Fixer le jet d’eau, avoir la sensation qu’il lave des yeux bien malmenés par les écrans. Passer ensuite à l’arbre, toujours le même, celui qu’on ne cesse de regarder, quelle que soit la saison. Avec l’automne et ses feuilles envolées, les méandres des branches ne sont plus masqués. Pourquoi les troncs sont-ils si droits ? Pourquoi, soudain, se divisent-ils en charpentes, tiges et rameaux tortueux ?

Non loin de la cime, campe un corbeau. Lui et ses pairs colonisent l’endroit depuis quelques années. Réprimer cette pulsion venue du fond de l’enfance qui suggère de prendre un caillou (pas le temps, hélas, de se confectionner une « tire-boulette djlouda (cuirs) carrés », une pomme de pin, une canette abandonnée, que-sais-je, et de viser juste. Le faire, c’est prendre des risques. Les gamins qui viennent de sortir du centre aéré et qui continuent de cavaler ici et là pourraient être tentés de faire de même. Les parents crieraient en fusillant du regard le donneur de mauvais exemple. Mais il n’y a pas que cela.

Contrairement à ce que raconte la fable, le corbac est une bête intelligente et particulièrement rancunière surtout si celui qui lui cherche noise vient du pays des Fennecs. Lancez-lui un objet, il se mettra à croasser, rameutant une nuée de corbins qui vous suivront pendant longtemps. Ces bestioles qui savent faire sauter les couvercles métalliques des poubelles du parc, garderont en tête votre visage. Et si d’aventure l’orage menace et que vous pressez le pas, ils sauront convaincre les éléments de vous rincer jusqu’à l’os avant que vous ne regagniez votre logis. En un mot, ne jamais rien lancer contre un corbeau sauf à l’empêcher définitivement de se plaindre (je plaisante cher monsieur Allain Bougrain-Dubourg. Enfin, presque…).

Regardons ailleurs. Un manège, haut-lieu des plaisirs de la petite enfance. Voitures argentées, camion de pompiers, gros avion aux yeux rieurs. Coup d’œil rapide. Inutile de convoquer les souvenirs. N’offrir aucune chance à la nostalgie mélancolique. Suivons plutôt cette partie de football qui se déroule dans le petit bosquet. Des gamins d’une dizaine d’années, les joues rouges, la technique parfois imprécise, quelques gestes répétés que l’on devine empruntés à telle ou telle star du ballon rond. Là aussi les souvenirs forcent le passage. Parties interminables jusqu’à ce que l’obscurité totale impose le retour à la maison. On commençait par un 6-12 puis le vainqueur acceptait de continuer jusqu’à 18 voire 24 buts. Péripéties… Le gardien qui en a assez de ne pas jouer et qui est le premier à rentrer chez lui. La mère qui descend chercher son fils parce qu’il a des devoirs à faire. Le grand frère qui appelle son cadet pour qu’il rentre mettre la table (rires et moqueries des présents).

Le dernier tour de poneys s’achève. Trois braves bêtes à la robe sombre. Un marmot de quelques mois, fermement tenu par son hipster de père qui ne cesse de répéter ses « très bien », « voilà ! », « il est gentil, le cheval, hein ? ». Faut-il être bien bête pour croire que le gamin comprend quelque chose à ce qui lui arrive. On a envie d’engueuler le barbu précieux, de lui dire qu’il faut attendre, qu’il faut donner le temps au temps. Que c’est bien de se dire qu’un jour on dira à son môme - futur cavalier émérite, car tel semble être le dessein - qu’il faisait déjà du poney à six mois mais que ça n’a aucun intérêt si ce n’est d’énerver celui qui voit passer pareil attelage. Bête comme un hipster nouveau père…

Il fait pratiquement nuit. Un, deux, puis plusieurs : des sifflets fusent ici et là. Horaire d’hiver oblige, les gardiens signifient que l’heure de fermeture approche et qu’il est temps de quitter les lieux. Un vieux couple assis sur un banc fait mine de ne pas entendre. Ils parlent d’une fête de famille qui doit se dérouler l’été prochain. La liste des invités est déjà trop longue. Qui faut-il enlever ? Qui doit-on éviter de prévenir quitte à provoquer colère et rancune ? Un gardien d’approche. La cinquantaine, d’origine antillaise. Rieur, il demande au couple s’il a l’intention de se laisser enfermer dans le parc pour y passer la nuit. La dame lui demande si cela arrive parfois ? Surtout à la belle saison, répond l’autre en sifflant de nouveau. Sur un arbre voisin, un corbeau voisin proteste. Et revoilà cette satanée envie de caillasser le choucas. Dans l’obscurité, on ne sait jamais, il ne verrait pas le coup venir et encore moins son auteur.


C’est donc l’heure des sifflets. Un signe marquant l’identité de la ville, comme la sirène que l’on entend à midi chaque premier mercredi du mois. C’est surtout l’un de ces moments à part du quotidien. Quand vient la saison des jours déclinants, cela crée une ambiance fugitive où chacun se sent appelé à rentrer chez soi. A quitter l’obscurité et le froid pour la lumière et la douceur des pièces chauffées. Pour celles et ceux qui n’ont nulle part où aller, c’est un instant de grande solitude et de désarroi. C’est le moment où l’absence de lumière révèle et distingue.
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