Le Quotidien d’Oran, jeudi 5 juin 2014
Akram Belkaïd, Paris
Quelques heures après l’annonce de l’arrestation d’un suspect dans l’affaire de la tuerie du musée juif de Bruxelles, voici ce que Michel Onfray a twitté à l’adresse des musulmans, vraisemblablement ceux qui habitent en Europe et plus particulièrement en France et en Belgique. « Mehdi Nemmouche le tueur antisémite de Bruxelles : à quand la grande manifestation de musulmans pour se désolidariser de cet islam-là ? ». On s’en doute, ce message a beaucoup été commenté sur les réseaux sociaux, le plus souvent de manière critique pour ne pas dire virulente. Venant d’un « philosophe » ouvertement islamophobe, ce gazouillis ne pouvait qu’être mal perçu et ajouté à la longue liste des déclarations plus ou moins tendancieuses visant à établir une culpabilité collective en ce qui concerne ces assassinats.
Commençons par insister sur ce point qui pose vraiment problème. Quelle est donc cette habitude qui consiste à désigner des millions de gens venus d’horizons divers, et appartenant à de multiples milieux sociaux, sous le terme générique de musulmans, comme s’ils constituaient une unité à la fois religieuse mais aussi culturelle et politique ? C’est d’ailleurs un étrange paradoxe. De manière régulière quand, ici et là, naissent des revendications pour la construction d’une mosquée ou pour la dénonciation de discriminations, notamment à l’embauche, le message des faiseurs d’opinion – dont Michel Onfray est l’un des parfaits représentants même si sa charge contre Freud et ses disciples lui a donné l’aura d’un rebelle -, le message donc est toujours le même : non au communautarisme. Et pourtant, quand un drame intervient et que des criminels tuent au nom de l’islam, c’est toute une communauté qui est inventée et - c’est le plus important - qui est sommée de prendre position. Ce faisant, les imprécateurs feignent d’ignorer que la communauté musulmane en France – ou ailleurs en Europe – ça n’existe pas.
Il y a bien sûr des représentants du culte, dont nombre d’entre-eux ont été soit désignés soit cooptés par les autorités selon un vieux schéma colonial qui veut que « ces gens-là » ont toujours besoin de quelques personnalités pour parler en leur nom ou, dans le sens inverse, pour leur faire passer les messages et ordres officiels. On peut effectivement attendre de ces personnes qu’elles fassent connaître leur indignation - ce qu’elles font mais c’est rarement relayé. Mais de là à exiger que tous les musulmans réagissent… Comment le feraient-ils, eux qui ne reconnaissent (n’acceptent) aucun clergé, aucune instance suprême ? En réalité, les « musulmans » européens sont aussi multiples et divers que le reste des sociétés dans lesquels ils vivent. Certes, il y a souvent une perception commune quant à une stigmatisation récurrente - on pense notamment aux dossiers spéciaux publiés par plusieurs hebdomadaires – mais cela ne signifie pas qu’il y ait unicité de mouvement, d’organisation ou de pensée.
Plus important encore, ces musulmans ne veulent pas être ainsi définis. Pour la plupart, ils sont citoyens ou résidents étrangers légaux. Leur manière de dire non à la violence et de se désolidariser de l’extrémisme est la même que pour n’importe quel autre être humain. C’est dans leur vie au quotidien, par leur respect des lois, par la manière avec laquelle ils éduquent leurs enfants, par celle avec laquelle ils se projettent dans l’avenir, qu’ils disent justement non à l’intégrisme et au communautarisme. Appeler à une « grande manifestation de musulmans » comme le fait Onfray, c’est insister sur leur prétendue altérité, c’est continuer à en faire des êtres à part en laissant entendre que leurs valeurs, leur manière de voir le monde, de différencier le bien du mal seraient différentes du reste de l’humanité (pour ne pas écrire différente de l’Occiden)t. Faut-il le rappeler, la violence, les peuples musulmans ne la connaissent que trop. En Irak, en Syrie, dans le Sahel ou en Libye, hier en Algérie, elle s’exerce tous les jours et ses principales victimes sont essentiellement musulmanes. C’est un lourd fardeau qui accable n’importe quelle personne douée d’un minimum de raison. C’est une peine à vivre qui déchire les poitrines et fait vivre dans l’angoisse. Qui parle de cela ?
Il se trouve aussi que de nombreux musulmans sont dans la contestation et que cette dernière ne plait pas toujours. En Europe, ils dénoncent les discriminations sociales et politiques dont ils font l’objet. Sans même être pratiquants, nombre d’entre eux regardent avec méfiance les contorsions législatives pour interdire ici ou là le voile (ou la viande hallal) et ils ont fini par être convaincus que les grands discours au nom de la laïcité n’étaient en réalité qu’une manière de pointer un index accusateur contre eux. De même, sont-ils majoritairement convaincus de la nécessité, pour le peuple palestinien, d’obtenir ses droits et d’être rétabli dans sa dignité. Cela ne plaît pas à Onfray et à d’autres. Cela agace. Cela inquiète. Et la meilleure manière de discréditer ces revendications et de pratiquer l’amalgame, c’est de recourir à l’injonction de désolidarisation comme si cette dernière ne se réalisait pas en permanence au quotidien. Ainsi, les « musulmans » d’Europe seraient tous des Merrah ou des Nemmouche en puissance ou, du moins, leurs complices. La preuve, ils ne manifesteraient pas contre leurs agissements. La ficelle est grosse mais elle est efficace.
Du coup, et de manière fort opportune, naissent des vocations de « gentils musulmans » ou de « gentils arabes ». Des béni-oui-oui qui diront tout ce qu’Onfray veut entendre et qui se garderont bien de ruer dans les brancards. Au lieu de ramener le débat sur les questions sociales, politiques et géopolitiques, ils préfèreront expliquer que l’islam est aussi sexe et plaisir. Au lieu de parler de la Palestine, ils préféreront insister sur l’antisémitisme de leurs coreligionnaires. Et, peut-être même, finiront-ils un jour par organiser une manifestation de « gentils musulmans »…
1 commentaire:
Excellent texte, clair et précis. Merci de l'avoir écrit et publié!
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