Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 juillet 2014
Akram Belkaïd, Paris
Commentant l’un
de mes articles
concernant le massacre commis par Israël à Gaza, un ami m’a écrit les mots
suivants : « C’est à désespérer du monde arabe ! Il devient le
trou noir de l’humanité. La Tunisie mise à part. Que retenir de ces cinquante
dernières années arabes ? De l’Atlantique jusqu’au Golfe ? Rien, le
vide abyssal. Peut être juste un prix Nobel de littérature et quelques
écrivains ». Il est vrai que dans la tornade d’indignations et de colères
à l’égard des crimes commis par l’Etat hébreu, l’incapacité du monde arabe à
peser sur cette dramatique situation est systématiquement relevée et critiquée.
« Mais que
fait le monde arabe ? » est donc la question posée et elle mérite
réflexion. De façon générale, on sait que les opinions publiques ont à cœur le
sort des Palestiniens et, quoiqu’en dise une certaine propagande distillée par
les milieux occidentaux pro-israéliens, cette solidarité est réelle et dépasse
même les clivages politiques et religieux. Pendant longtemps, les partisans d’Israël
ont essayé de faire croire qu’elle était manipulée par les pouvoirs avec cette
phrase mainte fois entendue : « les dictateurs arabes expliquent à
leurs peuples qu’il ne saurait y avoir de démocratie chez eux tant que la
Palestine ne sera pas libérée ».
Concernant
certains pays comme l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie d’Assad père et, à un
degré moindre l’Egypte de Nasser, cette affirmation se vérifiait. Par contre,
elle devait être fortement nuancée pour le reste du monde arabe et, de toutes
les façons, elle ne veut plus rien dire aujourd’hui. Désormais, les agendas
locaux passent devant le reste. Cela ne signifie pas que la Palestine et les
Palestiniens sont oubliés, loin de là. Leur sort est un sujet constant d’indignation
et d’échauffement des esprits. C’est aussi un motif réel de détestation d’un
Occident accusé, à raison quand il s’agit de ses gouvernements, de prendre
systématiquement le parti d’Israël et de pratiquer un relativisme d’essence
coloniale quant à l’effroyable bilan humain (et civil) des bombardements
israéliens.
Ces derniers
temps, j’ai lu beaucoup de bêtises ahurissantes quant à la nature de la
solidarité à l’égard de Palestiniens. Bien sûr, il est évident que ce qui se
passe à Gaza est l’occasion idéale pour que les judéophobes s’en donnent à cœur
joie ou que les islamistes essaient d’imposer leur vision conflictuo-religieuse
du monde. Mais cela n’est rien, cela est peu, face à ce que tout être humain –
quelles que soient ses convictions politiques et ses croyances - peut ressentir
quand un peuple, enfermé dans une prison délabrée à ciel ouvert, se fait
massacrer car tel est le verbe que l’on doit employer.
On l’aura
compris, la nouvelle manière de décrédibiliser la solidarité à l’égard des
Palestiniens est d’affirmer qu’elle relève finalement d’un racisme ethnico-religieux.
Pourtant, comme l’a bien rappelé l’économiste algérien El Mouhoub Mouhoud, ce
qui se passe à Gaza ou en Cisjordanie est surtout un problème colonial
comparable à ce qui s’est déroulé au Vietnam, en Afrique du sud ou même en
Algérie. Quand des Chiliens ou des Boliviens dénoncent le sort des Palestiniens
ils font écho à la même colère des Algériens ou des Marocains face à une
situation de « hoggra » qui n’a que trop duré. Hier, les humbles, les
petits de ce monde et autres damnés de la terre se reconnaissaient dans le sort
d’un juif du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, hélas, c’est dans celui d’un
habitant de Gaza.
Il reste
maintenant à se poser la question suivante : que veulent les opinions
publiques arabes ? Qu’attendent-elles concrètement de leurs pouvoirs
vis-à-vis de ce drame ? La réalité, c’est que tout le monde a compris que
ces pouvoirs sont impuissants. La Ligue arabe est une blague, un machin inutile
que personne ou presque n’écoute. On le sait, il n’y a jamais eu et il n’y aura
jamais d’unité politique arabe. Rivaux, jaloux les uns des autres, unis dans le
même mépris qu’ils affichent pour leurs peuples, les dirigeants arabes n’ont
aucune envie de s’engager dans une guerre contre Israël. D’ailleurs, et à
quelques exceptions près, notamment celle du Hezbollah libanais et de la
galaxie djihadiste, la rhétorique guerrière du type « prenons les armes
pour aller libérer Jérusalem » ne prend plus.
Alors, à défaut
de faire la guerre, qu’attendent les Arabes de leurs dirigeants ? La
réponse est simple. Ils aimeraient qu’ils soient à la hauteur de la situation.
Qu’ils fassent en sorte que les Etats qu’ils dirigent pèsent de tout leur poids
dans cette crise ne serait-ce que pour amener l’Occident à adopter une position
plus équilibrée. En théorie, la chose est possible notamment grâce à l’usage de
l’arme économique. Nous ne sommes plus en 1973 où le nord industrialisé était
le seul fournisseur du sud et où l’embargo et le boycottage ont échoué. Le
monde aujourd’hui est multipolaire. Des alliances peuvent se nouer avec les
pays émergents. L’échiquier est vaste et le mouvement est possible. Par exemple,
comment, en 2014, peut-on (et c’est le cas de l’Algérie) faire du business avec
une multinationale présente dans les colonies en Cisjordanie alors que des
alternatives existent ? De même, les institutions internationales sont un
champ de bataille où le rapport de force est permanent. Tu veux ma voix ?
Ok, mais à condition que tu fasses pression sur Israël… C’est une question d’ingénierie
et de mobilisation diplomatiques.
Mais encore
faudrait-il en avoir les moyens et, surtout la volonté. Car, avec Gaza, les
Arabes redécouvrent de nouveau, comme dans un cauchemar sans fin, que leurs
dirigeants sont tenus. Au-delà des discours à deux sous sur les souverainetés
nationales, chacun comprend, de l’Atlantique jusqu’au Golfe, qu’aucune capitale
arabe n’a les moyens de bouger sans se faire taper sur les doigts. La raison en
est simple : l’illégitimité des pouvoirs politiques et, tout aussi
important, leur corruption. Les dirigeants arabes ne peuvent rien faire de
concret pour Gaza parce qu’ils ont trop besoin de ceux sur lesquels ils
devraient faire pression. Si les Palestiniens tombent par centaines, c’est
parce que le monde arabe est le vassal politique de ceux qu’il devrait
influencer. On entend souvent dire qu’Israël est la seule démocratie (pour les
seuls Israéliens) de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du nord). Mais on
oublie de préciser que l’état hébreu tire un grand profit stratégique et
diplomatique de l’absence de démocratie chez ses voisins…
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3 commentaires:
Comme d'habitude, tjrs aussi percutant en politique internationale. Un plaisir que de vous lire avec un raisonnement et des idées qui s'enchainent en douceur et qui reconstitue le tt, la "big picture" souvent difficile d'accès pour nombre de chroniqueurs combien même on sent qu'ils essaient de faire passer un message.
Je préfère la clarté, la pédagogie du raisonnement aux chroniques indigeste et trop floues, souvent de mauvais goût.
Passé ce moment de jubilation sur le style, je dirais que le monde arabe est disloqué, en déliquescence grave et que l'on risque même de ne plus rêver de se rendre dans certaines contrées autre fois partie intégrante d'une même nation. Et ce, pour un bon moment. Il est plus qu'urgent que le réveil se fasse parmi l'ensemble de ces peuples afin de stopper la tribalisation qui se poursuit à grande échelle.. Et pour cela, j'ai envie de rétorquer au titre interrogateur de votre papier: "Mais où sont passés donc les intellectuels "arabes"? Où sont passées les boites à idées de ces peuples? Car des rives de l'Atlantique jusqu'au détroit d'Ormuz, on ne fait face qu'à des populations à l'abandon, non seulement par leurs Etats respectifs (ce qui est clairement expliqué dans votre papier), mais aussi par leurs élites intellectuelles censées éclairer la marche de ce monde et faire éclore leur potentiel culturel, économique et social. C'est aux intellectuels, en porteurs d'idées qu'ils sont, que revient le rôle de dire comment s'en sortir, comment (re)construire nos pays, et pour faire court, comment "inverser" la tendance actuelle.
Merci pour ce commentaire. Il me vient à l'esprit la réflexion d'un ami algérien qui souhaite créer un "think tank". Voici, résumé, son propos : En Algérie, on peut penser seul. On peut échanger à deux. Mais si on se met à vouloir réfléchir et échanger à trois, ou plus, les problèmes commencent...
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