Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 24 juillet 2014

La chronique du blédard : Gaza : mais que font les Arabes ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 juillet 2014
Akram Belkaïd, Paris

Commentant l’un de mes articles concernant le massacre commis par Israël à Gaza, un ami m’a écrit les mots suivants : « C’est à désespérer du monde arabe ! Il devient le trou noir de l’humanité. La Tunisie mise à part. Que retenir de ces cinquante dernières années arabes ? De l’Atlantique jusqu’au Golfe ? Rien, le vide abyssal. Peut être juste un prix Nobel de littérature et quelques écrivains ». Il est vrai que dans la tornade d’indignations et de colères à l’égard des crimes commis par l’Etat hébreu, l’incapacité du monde arabe à peser sur cette dramatique situation est systématiquement relevée et critiquée.

« Mais que fait le monde arabe ? » est donc la question posée et elle mérite réflexion. De façon générale, on sait que les opinions publiques ont à cœur le sort des Palestiniens et, quoiqu’en dise une certaine propagande distillée par les milieux occidentaux pro-israéliens, cette solidarité est réelle et dépasse même les clivages politiques et religieux. Pendant longtemps, les partisans d’Israël ont essayé de faire croire qu’elle était manipulée par les pouvoirs avec cette phrase mainte fois entendue : « les dictateurs arabes expliquent à leurs peuples qu’il ne saurait y avoir de démocratie chez eux tant que la Palestine ne sera pas libérée ».

Concernant certains pays comme l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie d’Assad père et, à un degré moindre l’Egypte de Nasser, cette affirmation se vérifiait. Par contre, elle devait être fortement nuancée pour le reste du monde arabe et, de toutes les façons, elle ne veut plus rien dire aujourd’hui. Désormais, les agendas locaux passent devant le reste. Cela ne signifie pas que la Palestine et les Palestiniens sont oubliés, loin de là. Leur sort est un sujet constant d’indignation et d’échauffement des esprits. C’est aussi un motif réel de détestation d’un Occident accusé, à raison quand il s’agit de ses gouvernements, de prendre systématiquement le parti d’Israël et de pratiquer un relativisme d’essence coloniale quant à l’effroyable bilan humain (et civil) des bombardements israéliens.

Ces derniers temps, j’ai lu beaucoup de bêtises ahurissantes quant à la nature de la solidarité à l’égard de Palestiniens. Bien sûr, il est évident que ce qui se passe à Gaza est l’occasion idéale pour que les judéophobes s’en donnent à cœur joie ou que les islamistes essaient d’imposer leur vision conflictuo-religieuse du monde. Mais cela n’est rien, cela est peu, face à ce que tout être humain – quelles que soient ses convictions politiques et ses croyances - peut ressentir quand un peuple, enfermé dans une prison délabrée à ciel ouvert, se fait massacrer car tel est le verbe que l’on doit employer.

On l’aura compris, la nouvelle manière de décrédibiliser la solidarité à l’égard des Palestiniens est d’affirmer qu’elle relève finalement d’un racisme ethnico-religieux. Pourtant, comme l’a bien rappelé l’économiste algérien El Mouhoub Mouhoud, ce qui se passe à Gaza ou en Cisjordanie est surtout un problème colonial comparable à ce qui s’est déroulé au Vietnam, en Afrique du sud ou même en Algérie. Quand des Chiliens ou des Boliviens dénoncent le sort des Palestiniens ils font écho à la même colère des Algériens ou des Marocains face à une situation de « hoggra » qui n’a que trop duré. Hier, les humbles, les petits de ce monde et autres damnés de la terre se reconnaissaient dans le sort d’un juif du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, hélas, c’est dans celui d’un habitant de Gaza.

Il reste maintenant à se poser la question suivante : que veulent les opinions publiques arabes ? Qu’attendent-elles concrètement de leurs pouvoirs vis-à-vis de ce drame ? La réalité, c’est que tout le monde a compris que ces pouvoirs sont impuissants. La Ligue arabe est une blague, un machin inutile que personne ou presque n’écoute. On le sait, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais d’unité politique arabe. Rivaux, jaloux les uns des autres, unis dans le même mépris qu’ils affichent pour leurs peuples, les dirigeants arabes n’ont aucune envie de s’engager dans une guerre contre Israël. D’ailleurs, et à quelques exceptions près, notamment celle du Hezbollah libanais et de la galaxie djihadiste, la rhétorique guerrière du type « prenons les armes pour aller libérer Jérusalem » ne prend plus.

Alors, à défaut de faire la guerre, qu’attendent les Arabes de leurs dirigeants ? La réponse est simple. Ils aimeraient qu’ils soient à la hauteur de la situation. Qu’ils fassent en sorte que les Etats qu’ils dirigent pèsent de tout leur poids dans cette crise ne serait-ce que pour amener l’Occident à adopter une position plus équilibrée. En théorie, la chose est possible notamment grâce à l’usage de l’arme économique. Nous ne sommes plus en 1973 où le nord industrialisé était le seul fournisseur du sud et où l’embargo et le boycottage ont échoué. Le monde aujourd’hui est multipolaire. Des alliances peuvent se nouer avec les pays émergents. L’échiquier est vaste et le mouvement est possible. Par exemple, comment, en 2014, peut-on (et c’est le cas de l’Algérie) faire du business avec une multinationale présente dans les colonies en Cisjordanie alors que des alternatives existent ? De même, les institutions internationales sont un champ de bataille où le rapport de force est permanent. Tu veux ma voix ? Ok, mais à condition que tu fasses pression sur Israël… C’est une question d’ingénierie et de mobilisation diplomatiques.

Mais encore faudrait-il en avoir les moyens et, surtout la volonté. Car, avec Gaza, les Arabes redécouvrent de nouveau, comme dans un cauchemar sans fin, que leurs dirigeants sont tenus. Au-delà des discours à deux sous sur les souverainetés nationales, chacun comprend, de l’Atlantique jusqu’au Golfe, qu’aucune capitale arabe n’a les moyens de bouger sans se faire taper sur les doigts. La raison en est simple : l’illégitimité des pouvoirs politiques et, tout aussi important, leur corruption. Les dirigeants arabes ne peuvent rien faire de concret pour Gaza parce qu’ils ont trop besoin de ceux sur lesquels ils devraient faire pression. Si les Palestiniens tombent par centaines, c’est parce que le monde arabe est le vassal politique de ceux qu’il devrait influencer. On entend souvent dire qu’Israël est la seule démocratie (pour les seuls Israéliens) de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du nord). Mais on oublie de préciser que l’état hébreu tire un grand profit stratégique et diplomatique de l’absence de démocratie chez ses voisins…
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3 commentaires:

Anonyme a dit…

Comme d'habitude, tjrs aussi percutant en politique internationale. Un plaisir que de vous lire avec un raisonnement et des idées qui s'enchainent en douceur et qui reconstitue le tt, la "big picture" souvent difficile d'accès pour nombre de chroniqueurs combien même on sent qu'ils essaient de faire passer un message.

Je préfère la clarté, la pédagogie du raisonnement aux chroniques indigeste et trop floues, souvent de mauvais goût.

Passé ce moment de jubilation sur le style, je dirais que le monde arabe est disloqué, en déliquescence grave et que l'on risque même de ne plus rêver de se rendre dans certaines contrées autre fois partie intégrante d'une même nation. Et ce, pour un bon moment. Il est plus qu'urgent que le réveil se fasse parmi l'ensemble de ces peuples afin de stopper la tribalisation qui se poursuit à grande échelle.. Et pour cela, j'ai envie de rétorquer au titre interrogateur de votre papier: "Mais où sont passés donc les intellectuels "arabes"? Où sont passées les boites à idées de ces peuples? Car des rives de l'Atlantique jusqu'au détroit d'Ormuz, on ne fait face qu'à des populations à l'abandon, non seulement par leurs Etats respectifs (ce qui est clairement expliqué dans votre papier), mais aussi par leurs élites intellectuelles censées éclairer la marche de ce monde et faire éclore leur potentiel culturel, économique et social. C'est aux intellectuels, en porteurs d'idées qu'ils sont, que revient le rôle de dire comment s'en sortir, comment (re)construire nos pays, et pour faire court, comment "inverser" la tendance actuelle.

Akram Belkaïd a dit…

Merci pour ce commentaire. Il me vient à l'esprit la réflexion d'un ami algérien qui souhaite créer un "think tank". Voici, résumé, son propos : En Algérie, on peut penser seul. On peut échanger à deux. Mais si on se met à vouloir réfléchir et échanger à trois, ou plus, les problèmes commencent...

wah fkir a dit…
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