HuffPostMaghreb,13 septembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
Dans
l’obscurité, assise sur le bout de lit, le dos courbé, une tablette posée sur ses
cuisses, elle ne quitte pas l’écran des yeux. Dix fois, cent fois, demain mille
fois, elle se repasse la même séquence. Une seule pression du doigt pour voir
et revoir l’horreur. Un homme en noir, masqué, poignard à la main. Un décor
d’ocre, presque lunaire, sur fond d’azur et cet insupportable discours en
anglais avec quelques sous-titres hasardeux en français. A ses pieds, un autre
homme. A genoux, vêtu d’orange, les mains liées. Comme ceux qui l’ont précédé.
Il attend. Il sait. Il est la solitude tragique de ce monde. Regard hagard de
l’impuissance. Peut-être qu’il espère. Des simulacres, il a dû en vivre. Une
forme de torture comme une autre… Mais l’horreur vient. L’abime. La boucherie
et ses cris. La fin.
Elle
ne se détourne pas. Ce n’est pas qu’elle aime ça. Ce n’est pas qu’elle veut absolument voir ça. Bien au contraire. Plus elle regarde cette boucle de sang et
d’infamie et plus la douleur lui déchire le ventre. Ses mains tremblent et ses
lèvres saignent à force d’être mordues. Dans sa tête, la même question qui la
ronge et qui, insidieuse, contourne tous
les obstacles pour s’imposer, pour chasser tout le reste, le moindre soupçon
d’espérance, la moindre miette de raison. Serait-il possible qu’il soit, lui
aussi, capable de ça ? Serait-il
possible qu’un jour, par la presse, par les gens du ministère ou par un homme
en uniforme, lui parvienne la nouvelle d’une telle abomination commise par sa
propre chair ?
Réveillé
en sursaut par les hurlements, le mari décide finir sa nuit dans la chambre
vide. Celle de l’absent, parti là-bas.
Pour se battre, pour rejoindre ses nouveaux frères. Au nom d’un Dieu qui lui a
longtemps été étranger. Le mari dit ne pas supporter ces images. Ne pas
comprendre de la voir ainsi. Il a des mots durs, parle de voyeurisme morbide,
d’insanité. Elle ne répond pas, satisfaite de lui offrir un prétexte pour se
réfugier dans la pièce où flotte encore l’odeur du manquant. Pour aller,
peut-être, sangloter dans ses draps, seul, sans gêner personne. Elle, ne pleure
pas. Elle n’a jamais pleuré. Voilà deux ans qu’il est là-bas. Parti sans crier gare, sans que personne, à commencer par
elle, n’ait pu se douter de ses projets. Sans que personne ne prenne la mesure
de sa transformation. A quoi bon pleurer ? Cela fait six mois qu’il n’a
plus donné de nouvelles mais elle sait, elle sent qu’il est vivant. La mine
sévère, le ton inquisiteur, affichant un mépris ostensible, deux hommes du
ministère viennent à la maison de temps à autre. Ils ont dit qu’il faisait
partie d’une unité combattante. Des soldats féroces, toujours en première ligne
et craints par les autres, amis, ennemis, alliés d’hier, adversaires du jour.
Non, elle ne pleure pas. Elle ne craint rien pour son fils. Elle le craint,
lui. A quoi ressemblera-t-il à son retour ? Car, c’est certain, il finira
par revenir, lassé de tant de sangs et de sauvagerie. Comment se
comportera-t-il avec elle ? Sortira-t-il les poings, comme lors de ce
lointain repas familial quand, le vin du dimanche aidant, son père avait moqué
la barbe du prophète et imité, en les exagérant, les prosternations des
croyants. Je te tuerai, je vous tuerai tous avait hurlé celui qui, soudain,
n’était plus ce gamin tranquille, silencieux – taciturne et ennuyeux affirmaient
ses cousines et cousins – que l’on avait du mal à remarquer ou à prendre au
sérieux.
Elle
aimerait comprendre. Trouver l’explication. Désigner et maudire des coupables.
Le mari l’accuse de l’avoir trop gâté. D’avoir été trop indulgente quand il a
commencé ses simagrées – c’est le terme qu’il ne cesse d’utiliser. D’abord la
barbe et le refus de manger sa cuisine. Les vieux copains qui ne viennent plus
à la maison, la petite amie éconduite qui s’accroche pendant des semaines,
appelant en pleurs tous les jours et finissant, elle aussi, par disparaître.
Les CD, son entière collection, tous jetés dans le vide-ordure. Et ce langage
nouveau. Des normes, de l’interdit, de la grandiloquence et une douceur que son
regard fiévreux rendait inquiétante. Et, surtout, plus que tout, ce mépris
constant jamais exprimé par les mots mais par les yeux, le plissement de ses
lèvres ou le mouvement de ses épaules. Il ne faut pas chercher à comprendre,
lui a conseillé la psychologue, pas plus qu’il ne faut vous sentir coupable.
C’est sa vie, pas la vôtre. Elle soupire. Ces mots n’ont rien soigné,
amplifiant sa solitude. Comment ignorer les chuchotements au travail ? Les
amis qui se font rares, qui n’invitent plus, qui, effrayés, n’ont pas envie de
savoir ? Les courriels anonymes, les insultes, les menaces ? Quant à
la famille…
Le
mari est de retour dans la chambre, l’œil humide et la tête basse. C’est de
notre faute, dit-il d’un ton las en lui prenant la tablette des mains. Souviens-toi,
il avait huit ou neuf ans, ajoute-t-il. Un jour, en rentrant de l’école, il nous
a dit vouloir aller au catéchisme pour préparer sa première communion. Au
début, on en riait. Des plaisanteries et de grosses rigolades. Puis ensuite de
l’agacement et de la colère. Comment, quoi ? Un communiant dans une
famille de bouffeurs de curés ? Ah ça non. Tu vas filer droit mon
gars ! Tu feras ce que tu veux à dix-huit ans mais en attendant occupe-toi
plutôt d’apprendre tes tables de multiplication.
Le
mari renifle. Il dit qu’il est certain que des choses se sont jouées à ce
moment-là. Il dit qu’il s’en veut. Elle se tait. La période du curé - car c’est
ainsi que le petit avait été surnommé – était sortie de ses souvenirs. Oui, il
y avait eu beaucoup de rires et de moqueries. Notre petit curé dort ? Notre
petit curé a bien travaillé à l’école ? Le petit curé s’est-il brossé les
dents avant d’aller au lit ? Petit curé est devenu grand, pense-t-elle.
Petit curé est devenu imam, se dit-elle aussi en souriant malgré elle. Cela
n’échappe pas au mari qui veut savoir pourquoi. Elle lui raconte. Ils rient
ensemble, de bon cœur, en se tenant la main.
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1 commentaire:
Constat terrible, mais quel texte ! Merci Akram
Pierre Ch.
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