Le Quotidien d’Oran, jeudi 02 mars 2017
Akram Belkaïd, Paris
Quelles leçons peut-on encore tirer des deux révolutions
russes de 1917, celle de Février et celle d’Octobre ? Dans un entretien publié
par le magazine hebdomadaire russe Expert
et dont plusieurs extraits ont été repris par l’hebdomadaire français Courrier international (numéro du 23
février 2017), l’historien Alexandre Choubine livre une analyse qui éclaire ces
événements majeurs du début du XXème siècle mais qui permet aussi de réfléchir
à des bouleversements plus récents. On pense notamment à la période immédiate qui
a suivi la chute du régime du président tunisien Zine el Abidine Ben Ali, en janvier
2011, avec les tentatives de certaines élites de confisquer le pouvoir en
évitant (en vain) l’élection d’une Assemblée constituante au prétexte que les
« masses populaires » n’étaient pas prêtes pour la démocratie.
Pour commencer, Choubine relève que, contrairement à
ce que disait Marx, les révolutions ne sont pas « les locomotives de l’Histoire » mais ses « béliers ». « Lorsque le développement d’une
société se heurte à des obstacles systémiques, la révolution n’agit pas comme
une locomotive qui tire les wagons, mais comme un bélier qui casse le mur
empêchant d’avancer. » Ces lignes expliquent aussi le déclenchement de
la Guerre de libération algérienne en 1954 dans un contexte de blocage total et
de refus systématiques des réformes par les lobbies coloniaux qui
« tenaient » le pays.
L’historien revient ensuite sur la Révolution russe de
1905 pour rappeler qu’elle fut, avant les protestations menées par Gandhi, « le premier mouvement de désobéissance
civile de l’Histoire. » A l’époque, la grève qui paralyse la Russie
pousse le pouvoir tsariste à faire des concessions qui, paradoxalement, lui
sauvent la mise. « C’est justement
parce que le pouvoir [personnalisé par le Serge Witte, ministre puis chef
du gouvernement sous Nicolas II] a cédé
en octobre que, en décembre 1905, les révolutionnaires n’ont pas pu rassembler
une masse critique. Parce qu’une grande partie de la population s’est
dit : ça suffit, nous avons déjà obtenu beaucoup. » Cette
question des concessions est fondamentale. Décidées trop tard, elles ne servent
à rien. Formulées alors que la société est encore sous le choc de la
révolution, elles peuvent offrir une échappatoire à l’ancien régime ou bien
alors permettre son maintien sous d’autres formes. Exemple : en octobre
1988, la société algérienne a refusé d’aller à l’affrontement avec le pouvoir
parce qu’elle estimait que les réformes proposées (fin du parti unique,
pluralisme de la presse) étaient suffisantes et que le sang ne devait plus couler.
Mais souvent, ces concessions ne ciblent pas l’essentiel
et passent à côté des attentes des classes populaires. Ainsi, dans la Russie de
1905, relève Alexandre Choubine, la question sociale a été négligée et c’est ce
qui, entre autres, a mené à la révolution de février 1917. « La révolution de Février a été orchestrée par une partie de
l’élite qui a organisé un coup d’Etat et renversé le tsar (…) Et une fois de
plus la question sociale a été ignorée. Erreur fatale, car la révolution de
1917 n’a pas éclaté comme une suite de celle de 1905, elle en a été
l’approfondissement. » On retrouve-là une donnée souvent ignorée dans
ce genre de bouleversements majeurs. Le rôle-clé des élites qui, pour une
raison ou une autre, lâchent le pouvoir en place (tsar, Ben Ali, etc.) parce
que l’immobilisme de ce dernier a fini par les pénaliser (et à mettre en danger
leurs privilèges).
C’est cet approfondissement de la révolution de 1905
que les élites libérales russes vont tenter de monopoliser quitte à renier
leurs convictions et à s’aliéner le reste de la population. C’est ce
qu’explique Alexandre Choubine : « Le
libéralisme, victorieux en février 1917, a été immédiatement fortement affaibli
parce qu’il avait entrepris d’agir contre ses principes (…) Quelle était sa
revendication durant la période précédant la révolution ? Un Etat
responsable. C’est-à-dire un Etat dépendant du Parlement. Or, toute en
promettant de faire élire à échéance indéterminée une assemblée constituante,
ils ont pratiqué liquidé l’ancienne Douma [créée en 1905] et concentré tous les
pouvoirs entre les mains du gouvernement provisoire, y compris le pouvoir
législatif. En d’autres termes, ils ont installé une autocratie, l’autocratie
du gouvernement provisoire. »
Un blocage qui va mener à la révolution d’Octobre 1917
et à la victoire des bolchéviques menés par Lénine. « Une fois que la révolution a commencé, il devient impossible de
l’arrêter, il faut donc mener les réformes sociales au profit des masses
révolutionnaires. Dans l’idéal, il vaut mieux le faire avant que la révolution
n’ait commencé (…) Au final, les bolchéviques, en s’appuyant sur les franges
les plus désespérées, les plus dynamiques et les plus militarisées de la
population, ont pris le pouvoir et ont entamé en solitaire des réformes
radicales. Contre tous les autres. »
Bien entendu, comparaison n’est jamais raison surtout
quand il s’agit d’histoire. Mais l’exemple russe mériterait d’être médité en
Tunisie. En 2011, les premiers gouvernements de transition ayant suivi la chute
de Ben Ali ont tenté, de manière plus ou moins affirmée, d’empêcher l’élection
d’une Assemblée constituante. Aujourd’hui, et alors que le pouvoir tunisien est
la convergence de diverses forces de droite, la question sociale demeure
préoccupante. Cela à l’heure où les fonctionnaires du Fonds monétaire
international (FMI) ont repris le chemin de Tunis. En Russie, 1905 a préparé
1917. Faut-il penser qu’en Tunisie, une autre révolution fera écho, tôt ou tard,
à celle de 2011 ?
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