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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mercredi 7 août 2013

Tunisie : Quand la contre-révolution menace le compromis historique

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 1er août 2013
Akram Belkaïd, Paris 
 
Qui veut la peau de la révolution tunisienne? Avant de répondre à cette question, une précision de taille s'impose à propos du terme de révolution (que l'on écrira sans majuscule pour ne pas renouer avec le culte que vouait l'ancien pouvoir aux lettres capitales...). La séquence historique enclenchée depuis les manifestations populaires contre le régime dictatorial et paranoïaque de Ben Ali correspond bien à une révolution en ce sens où un système politique a bel et bien été jeté à terre dans un contexte de violence et d'affrontements.
  
C'est la structure même de l'architecture politique tunisienne postcoloniale qui est en cours d'évolution avec ce que cela comporte comme remise en cause en matière d'idées, de discours politiques et même de projets de société. Quand on parle de révolution tunisienne, nombre d'Algériens rejettent cette expression quand ils ne s'en amusent pas avec ce que cela comporte de condescendance habituelle à l'égard du peuple voisin. Pour eux, ce n'est rien d'autre qu'un coup d'Etat ou un complot fomenté par les Etats-Unis et ses relais du Golfe. Ils ont tort car, s'il est au monde un pays arabe où le système politique hérité de l'indépendance est bien à même de disparaitre, c'est bien la Tunisie. Et ce n'est ni l'Algérie et encore moins l'Egypte où l'ordre kaki redonne des couleurs à de pseudos démocrates bien contents de revenir à un système néo-Moubarak.
 
Revenons donc à la question posée. Une partie de la réponse est évidente. Le premier ennemi de la révolution tunisienne est celui dont, bizarrement, on parle le moins en ces temps troublés. Révolution du 14 janvier ou pas, l'ancien système est encore vivant. Il active à l'intérieur et à l'extérieur de la Tunisie et il devrait figurer en bonne place parmi les suspects quant aux tentatives de déstabilisation du pays par le biais d'actes terroristes. Certes, cet ennemi de l'ombre ne réclame pas (encore) le retour de Ben Ali et de sa belle-famille kelptocrate mais il verrait d'un bon œil une restauration qui ne dirait pas son nom, un peu à la manière des anciens satellites de l'ex-URSS où dirigeants communistes sont devenus du jour ou lendemain de parfaits hérauts du marché et de la démocratie.
 
Aujourd'hui, tout le monde ou presque en Tunisie est révolutionnaire. Par sagesse mais aussi par manque de volonté et par peur d'engendrer des processus incontrôlables, les Tunisiens ont évité un processus d'auto-questionnement sur leur comportement durant les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali. Pas de processus de type «vérité et réconciliation», pas d'autocritique : ce déni, cet évitement, rend service à bien des personnes qui ne veulent pas d'une Tunisie nouvelle où les syndicats auraient leur mot à dire, où les salaires seraient revalorisés et où les zones de non-droit, celles où les ouvriers sont payés une misère, disparaîtraient. Ils ne veulent pas non plus d'une Tunisie où la jeunesse aurait enfin sa place sur l'échiquier politique, bousculant dans la foulée cet insupportable culte du zaïm et où les privilèges de la banlieue nord de Tunis seraient moins importants. Enfin, rien n'est moins acceptable pour eux qu'une Tunisie où le diktat du Sahel sur le reste du pays ne serait plus de mise. Pour ces gens, un nouveau dictateur, un peu plus présentable que Ben Ali, moins rapace et plus partageur, serait même le bienvenu. En attendant, ils agissent en sous-main et prétendent œuvrer pour sauver la révolution alors, qu'en réalité, ils ne se soucient guère de répondre aux attentes du peuple en matière d'égalité, de dignité et de bien-être matériel.
 
Le danger totalitaire représenté par Ennahdha et la mouvance salafiste sont les alliés objectifs de ce que l'on peut qualifier de dynamique réactionnaire. De fait, c'est au nom de la lutte contre l'islamisme arrogant et sûr de son fait, que la réaction entend miner la révolution tunisienne et restaurer l'ordre ancien fusse au prix de quelques concessions et oripeaux. Les appels à la dissolution de l'Assemblée constituante après l'assassinat du député Mohamed Brahmi s'inscrivent pour partie dans cette stratégie et il n'est pas étonnant de voir que les diatribes les plus virulentes à l'égard des islamistes viennent de personnes on pense notamment à certains « intellectuels » et journalistes qui étaient les obligées de Ben Ali et sa clique. Certes, nombreux sont les Tunisiens qui ont eu pour premier réflexe de réclamer cette dissolution. L'émotion et l'indignation légitimes, le désarroi et l'impuissance tant sur le plan politique que sécuritaire, expliquent cela. Mais ce serait faire une grave erreur que de ne pas voir que les réactionnaires n'attendaient que cette occasion pour faire déraper une transition démocratique qui, jusque-là, avançait tant bien que mal.
 
Bien sûr, beaucoup de temps a été gaspillé. Bien sûr aussi, les débats au sein de l'Assemblée constituante ont souvent été consternants au grand désespoir des Tunisiens. De même, il faut clairement établir un constat d'échec pour ce qui est de la politique économique suivie par le gouvernement Larayedh. Les islamistes tunisiens, comme d'ailleurs leurs homologues égyptiens, ont fait la preuve de leur incompétence dans ce domaine et, tôt ou tard, cela aurait eu des conséquences sur le plan électoral. Pour autant, les discussions touchaient à leur but et, de l'avis même de membres de l'opposition tunisienne, la Constitution était sur le point d'être bouclée. Or, voici soudain que tout est remis en cause après l'assassinat du député Brahmi et la multiplication d'actes de violences. Pire, voici la Tunisie à l'orée d'un scénario à l'algérienne ou à l'égyptienne.
 
Dans l'Italie des années 1960 et 1970, une expression revenait souvent dans les discours politiques. Il s'agissait du «compromis historique», c'est-à-dire la possibilité pour le Parti communiste italien (PCI) de trouver un accord de gouvernement avec son grand rival qu'était alors la Démocratie chrétienne italienne (DCI). Deux hommes ont illustré cette stratégie de recherche d'une solution politique pour mettre fin à la ligne de fracture qui divisait le pays (il faut se souvenir qu'à cette époque le PCI pesait plus de 35% des suffrages). Il s'agit d'Aldo Moro pour la DCI et Enrico Berlinguer pour le PCI. Le premier a vraisemblablement payé de sa vie ce projet (il a été enlevé et assassiné par les Brigades rouges) tandis que le second a fini par être marginalisé. On sait aujourd'hui, qu'hormis les Italiens, personne ne voulait de ce «compromis historique». Ni le pape Paul VI, ni les Etats-Unis et encore moins l'URSS et la RDA (et sa stasi) qu'épouvantaient une telle coexistence. Cela explique l'échec d'une stratégie qui aurait pu changer le destin de l'Italie.
 
Pour la Tunisie, la question du «compromis historique» reste encore posée puisque c'est désormais le seul pays arabe où, à la différence de ce qui se passe au Maroc ou en Jordanie, les islamistes demeurent de réels détenteurs du pouvoir politique. Dans le meilleur des mondes, islamistes et laïcs devraient accepter l'idée de cohabiter ensemble sur la base d'un texte fondamental. Or, la stratégie des forces réactionnaires est justement de saborder ce compromis historique pour ouvrir la voie à une restauration de l'ancien régime. Et cela, au risque de mener la Tunisie à la guerre civile. Une option qui ne fait pas peur aux nostalgiques du système RCD, l'ancien parti de Ben Ali. Bien au contraire, ils savent que du désordre et de la violence ne peut naître qu'un pouvoir fort dont ils seraient, au final, les bénéficiaires.
 
Enfin, une autre erreur consisterait à disculper les islamistes. Au sein d'Ennahdha comme au sein de la mouvance salafiste, les pousse-au-crime sont nombreux. Les uns agissent par conviction, avec comme carburant la haine des démocrates et, il faut le dire, des femmes qui défendent leurs droits. Les autres, sont les combattants de la vingt-cinquième heure qui ont rejoint Ennahdha parce qu'ils font le pari que ce sera le parti dominant de demain et qu'ils ne croient guère car ils n'en veulent pas à la démocratie. Dans les deux cas, ces agissements sont du pain béni pour les ennemis de la révolution tunisienne. Ainsi, et même après la chute de la dictature, les islamistes continuent d'en être les meilleurs alliés.
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Merci pour ce texte pesé et lucide. Moi-même tunisienne, opposée à la politique amateure sauce néo-conservatrice nadhaouie, je ne me trouve pourtant pas sympathisante du tout des appels à la dissolution de l'assemblée, à quelques semaines des bouclements de la rédaction de la constitution.

Je suis moi-même opposée à plusieurs points de cette constitution (notamment parce qu'elle ne reconnaît que la dimension "arabo-musulmane" de la Tunisie et exclut définitivement la dimension amazigho-africaine), mais je préfère de loin la promulgation d'une constitution imparfaite qui garantit le fonctionnement de l'Etat de droit que la dissolution des institutions de pouvoir sans cadre constitutionnel préalable; sinon c'est la porte ouverte au chaos et au retour autoritariste. La seule voie vers la stabilité ET la continuation du processus démocratique via l'aboutissement de la constitution qui déclencheraient automatiquement de nouvelles élections parlementaires et donc un nouveau gouvernement (vu que la Tunisie est actuellement un régime parlementaire mixte).

Si ces pressions pour la dissolution de l'Assemblée aboutissent, quel beau gâchis cela serait...