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vendredi 13 décembre 2013

La chronique du blédard : Mandela et la violence légitime

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 12 décembre 2013
Akram Belkaïd, Paris

Le décès de Nelson Rolihlahla Mandela a provoqué une émotion mondiale et généré un nombre impressionnant de réactions et de commentaires. En Occident, c’est surtout l’homme qui a pardonné à ses bourreaux blancs qui a été célébré. Il est vrai que ce personnage exceptionnel a su libérer son peuple sans céder à la facilité de la haine et de la vengeance. En cela, son destin et son parcours politique resteront inégalables. Pour autant, il convient de rappeler certaines vérités à son propos dont l’occultation – ou la relativisation – relèvent de l’arrière-pensée politique ou, de manière plus prosaïque, de l’ignorance.

De Mandela, l’écrivain sud-africain André Brink dit qu’il « laisse à tout jamais une moralité, une éthique politique qui perdureront » (*). Mais cet Afrikaner qui s’est très tôt opposé à l’apartheid a la lucidité de faire le rappel suivant : « Il [Mandela] n’est pas pour autant un pacifiste. Il justifie le recours à la violence quand elle est nécessaire, dans les situations les plus extrêmes, les plus urgentes. Il n’est pas le Mahatma Gandhi ». Voilà qui est clair et nombre de commentateurs qui se sont empressés de présenter Mandela comme un chantre de la non-violence auraient été inspirés de lire ce propos. En effet, on ne peut pas parler du père de la nation sud-africaine sans en revenir aux raisons qui l’ont conduit en prison, c’est-à-dire sa décision de déclencher la lutte armée contre le régime raciste de Pretoria.

Pour s’en convaincre, il faut écouter la voix de Mandela telle qu’elle retentit à la lecture d’un ouvrage exceptionnel intitulé « Conversations avec moi-même. Lettres de prison, notes et carnets intimes » (**). Ce n’est pas une biographie au sens classique du terme mais une riche compilation composée, entre autres, de fragments de ses écrits durant diverses périodes de sa vie ainsi que des retranscriptions fidèles de certaines de ses conversations avec des proches et d’anciens camarades de lutte. Les premières pages de ce livre reproduisent ainsi un échange entre Mandela et son biographe Richard Stengel à propos des raisons de la création du MK (Umkhonto we Sizwe), la branche militaire de l’ANC. Cela se passait durant le deuxième semestre de 1960, et, raconte Mandela, ses compagnons et lui réalisent alors que le pouvoir afrikaner ne leur laisse pas le choix, que le recours à la violence est inévitable et qu'il leur faut convaincre les chefs de l’ANC que le temps de la résistance passive est terminé. Extrait :

« Nous nous sommes rendus à Durban pour une réunion du Bureau exécutif national de l’ANC. Le chef [Albert Luthuli], Yengwa et quelques autres s’y sont très fermement opposés. Mais bien sûr nous nous y attendions de sa part : il croyait à la non-violence en tant que principe, tandis que cela restait pour nous une tactique, même si nous ne pouvions pas l’avouer au tribunal. Au tribunal, [pendant] le Treason Trial (***), nous avions dit que nous croyions à la non-violence en tant que principe ; si nous avions déclaré que c’était pour nous seulement une tactique, ç’aurait été une faille (…) Nous avons toujours cru à la non-violence comme une tactique. Quand les conditions nous dictaient d’utiliser la non-violence, c’est ce que nous faisions ; et quand elles nous dictaient de renoncer à la non-violence, nous nous y pliions. Donc, nous savions que le chef s’y opposerait… et il s’y est opposé en effet, avec force, mais nous avons fini par le convaincre… »

Un peu plus loin, et toujours durant une conversation avec Richard Stengel, Mandela fait référence au Christ et à la violence qu’il emploie contre les marchands du Temple. Extrait : « Que vous utilisiez des méthodes pacifiques ou violentes, le choix est entièrement déterminé par les conditions… Le Christ a utilisé la force parce que dans cette situation, c’est le seul langage qu’il pouvait utiliser. Par conséquent, aucun principe ne dit que la force soit inutilisable (…) Quand le seul moyen d’avancer, de résoudre les problèmes, est d’utiliser la force ; quand les méthodes pacifiques deviennent inadaptées. C’est une leçon de l’histoire à travers les siècles… et dans toutes les parties du monde. »

Contrairement à une idée reçue, Mandela ne dérogera jamais à cette position. Durant les négociations qui devaient mener à sa libération (1982-1990), il a défendu ses choix et toujours laissé planer la menace d’un recours à la violence en cas de blocage. Extrait : « Au départ, ils [ses interlocuteurs afrikaners] avaient adopté la posture habituelle consistant à dire que la violence et les actes criminels sont intolérables. Mais ce que je cherchais à mettre en avant, c’est que les moyens employés par les opprimés pour faire progresser leur cause sont déterminés par l’oppresseur lui-même. Quand l’oppresseur emploie des méthodes pacifiques, les opprimés l’imitent ; mais quand il a recours à la force, les opprimés eux aussi recourent à la force. »

Mandela n’a jamais glorifié la violence mais l’a toujours vue comme un moyen d’établir un rapport de force. Plus important encore, il n’était pas dupe de sa capacité à dénaturer un combat politique. Extrait de l’une de ses conversations avec son ami de toujours et ancien compagnon de captivité Ahmed Kathrada (82 ans aujourd’hui et figure de proue d’un mouvement international pour la libération de Marouane Barghouti, dirigeant du Fatah condamné à la prison à vie par Israël) : «  L’un des sujets controversés lorsque nous avons monté le MK était la manière de le contrôler. Nous voulions éviter le militarisme, le but était de créer une force militaire à partir de l’organisation politique, et c’est sur ce principe qu’il a été fondé. Nous plaidions pour que l’entraînement aille de pair avec une formation politique. Ils doivent savoir pourquoi ils vont prendre les armes et combattre. On doit leur enseigner que la révolution ne se limite pas à appuyer sur une détente et à faire feu – c’est une organisation qui avait pour objectif de prendre le pouvoir. C’est ce que nous mettions en avant. »

Oui, l’exemplarité de Mandela nous enseigne que le pardon est nécessaire et qu’il n’y a nulle gloire à prôner la vengeance. Mais cela ne doit pas nous faire oublier, et c’est l’un des drames de l’humanité, qu’il est des situations d’extrême injustice où seule la violence peut faire fléchir l’oppresseur, à condition, bien entendu, qu’elle soit toujours l’émanation d’une action politique.

(*) « Une noblesse exceptionnelle », Le Monde, 7 décembre 2013.
(**) Editions de La Martinière, 2010, 23 euros.
(***) Procès pour trahison qui a duré de 1956 à 1960 et à l’issue duquel Mandela fut acquitté.
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